Chapitre 2-1

3027 Words
Chapitre 2 Les rayons du soleil le réveillèrent. Ébloui, Hang frotta ses yeux, laissant sa conscience revenir doucement. Où était-il déjà ? Ses vêtements humides réactivèrent partiellement quelques connexions dans les souvenirs qui lui échappaient, mais, lorsqu'il chercha à se relever, son corps entier regimba et l'amena à se remémorer les efforts physiques de la nuit. Un insecte vint bourdonner autour de lui et il le chassa d'un geste maladroit. Quelle pensée lui avait traversé l'esprit avant de sombrer dans un sommeil sans rêves ? Que ne devait-il absolument pas oublier ? Réfléchir ! Aila ! Oui ! Il devait lui parler de toute urgence. Le hurlement qu'elle avait poussé le faisait toujours frémir, d'autant plus qu'il en avait ressenti la souffrance infinie. S'appuyant sur ses bras et ses genoux, il se redressa, lentement, tentant d'ignorer les protestations véhémentes de son organisme. Une fois debout, comme si cette position pouvait l'aider à se rapprocher d'elle, il se mit à l'appeler de toutes ses forces, encore et encore. Haletant, désespérément seul au milieu de la plage, quand sa voix s'éteignit, il comprit l'inutilité de son action, elle ne l'entendait pas… Las, les muscles raides et endoloris, il se laissa tomber sur le sable, totalement anéanti. Longtemps, il resta prostré, indifférent au vent qui balayait ses cheveux, aux bruits du ressac et aux cris des oiseaux marins. Enfin, il finit par se relever, puis rejoignit son cheval qui n'avait pas quitté la crique. À présent, il savait ce qu'il devait faire et, pour débuter, il retournait au campement… Parvenu à destination, Hang confia sa monture et se dirigea vers la tente d'Eustache. Le soldat avotourin qui en gardait l'entrée lui barra le chemin, prétextant que son occupant dormait et qu'en aucun cas il ne devait le déranger. Le visage du Hagan se figea immédiatement. Son regard noir le dardant de mille éclairs, il se redressa et écrasa le pauvre garçon par sa taille et sa carrure imposantes. — Je ne te le répéterai qu'une dernière fois, gronda-t-il sourdement, je dois le voir tout de suite. Courageusement, le jeune homme ne fléchit pas et affirma d'une voix légèrement tremblante et passablement aiguë : — Et, moi, je vous répète que j'ai des ordres et que je ne réveillerai pas sire Eustache. Hang réfléchit aussitôt aux possibilités qui s'offraient à lui pour franchir rapidement cet obstacle. En ces heures matinales, après une nuit harassante, il n'éprouvait ni patience ni envie de discuter. Son choix fut vite fait, un geste lui suffirait pour se débarrasser de cet a*****n borné. — C'est bien, petit, tu auras fait ton boulot jusqu'au bout, mais je n'ai pas de temps à perdre. Le soldat se plaçait en position de défense quand une voix résonna dans la tente. Le rideau s'écarta et Eustache parut. — Bienvenue, Hang. Cependant, je vous invite à laisser ce jeune homme tranquille, parce que, sinon, vous aurez affaire à moi, sachez-le. Aussi étrange que cette affirmation pût sembler, Hang la crut sur parole. L'intendant d'Avotour se révélait bien plus que le simple bras droit de Sérain. — Vous voilà réveillé, à la bonne heure ! Je dois m'entretenir de faits graves avec vous. Hang saisit Eustache par les épaules, souriant en douce du frémissement de désaccord que ce geste occasionna chez ce dernier. Le rideau de la tente retomba derrière eux. — Sire, continua Hang, je dois retrouver Aila au plus vite. Savez-vous où elle est ? — Non. Depuis quelque temps, elle va et elle vient. De fait, j'ai un peu de mal à la suivre… Hang réfléchit un instant avant de reprendre. — Elle était avec Hatta. Avez-vous des nouvelles de la souveraine d'Épicral ? Peut-être sont-elles toujours ensemble. — La reine Hatta a effectivement franchi nos frontières et se dirige vers la Wallanie avec son armée, mais je peux vous assurer qu'Aila ne l'accompagnait pas. — Vous l'ignorez probablement, elle est différente maintenant, tout habillée de blanc avec les cheveux défaits. Eustache le fixa d'un œil noir avant de lui répondre d'un ton sec : — Je connais son apparence actuelle, jeune homme, et, je vous le redis, elle ne remontait pas avec les troupes. — Hatta doit être au courant, pensa le Hagan à haute voix… Quand est-elle rentrée en Avotour ? — Laissez-moi réfléchir… Une dizaine de jours se sont écoulés et, aux dernières nouvelles, elle approchait d'Antan. Hang fronça les sourcils. Jusqu'à présent, la géographie d'Avotour avait représenté le cadet de ses soucis. — Auriez-vous un plan pour m'aider à me repérer ? Eustache se leva, puis étala la carte demandée devant Hang, procédant à un rapide rappel des caractéristiques de son pays. — En Avotour, un comté et sa ville principale portent le même nom. Là, c'est le comté d'Avotour et sa ville se situe ici. Voilà celle d'Antan dans son comté. La rallier nécessitera dix jours, mais, d'ici là, la reine Hatta et son armée l'auront dépassée. Il semblerait plus judicieux de viser leur passage en Wallanie. Ils suivront la frontière du Faraday et traverseront à cet endroit pour rejoindre Sérain dans les montagnes qui sont là, au sud. Concentré, Hang étudiait le plan dans tous ses détails, mémorisant chaque lieu, chaque route, au point qu'il n'entendit pas Eustache reprendre la parole : — Je crois qu'il vous serait plus facile de l'emporter… — Hum… Pardon ? — Je disais que vous pouviez conserver la carte. Aila serait-elle en danger ? Hang observa attentivement Eustache. Il n'était pas dupe de son esprit affûté, associant efficacité et précision, à peine révélé par deux yeux vifs et scrutateurs. Malgré son apparence anodine et probablement à cause d'elle, l'intendant l'impressionnait. Seulement, pour rien au monde, il ne l'aurait avoué, et surtout pas à lui. — Honnêtement, je l'ignore, je suis juste convaincu que je dois lui parler au plus vite. — Alsone ne va pas apprécier. Sur le visage de Hang s'afficha un rictus ironique. — C'est certain… — Bonne chance. Les deux hommes se regardèrent un instant, puis se serrèrent la main. Se voulant rassurant, Hang ajouta : — Ne vous inquiétez pas pour Aila, je la retrouverai… Eustache opina tandis que Hang pliait la carte et la glissait dans ses vêtements. — Merci pour tout, conclut-il avant de sortir. Quittant la tente, il se dirigea vers celle dans laquelle dormait peut-être encore Alsone. Si tel était le cas, il aurait la possibilité d'échapper à une confrontation désagréable en s'éclipsant discrètement. Silencieux comme un chat, il se faufila sous la toile et récupéra rapidement quelques affaires qui traînaient. Alors qu'il s'apprêtait à les ranger, la voix de la reine d'Estanque claqua à ses oreilles : — Que fais-tu ? — Je pars, lui répondit-il, sans même lui jeter un coup d'œil. Alsone se leva telle une furie. — Comment ça ? Tu pars ! Tu ne pars nulle part ! Ta place est ici ! s'exclama-t-elle en montrant le lit. Hang la fixa du regard. — Non, j'ai réalisé cette nuit qu'elle était de lutter contre Césarus aux côtés de mon peuple. — Et près d'elle, n'est-ce pas ? Tu ne crois quand même pas que je vais te laisser me quitter ! Tu resteras là où tu dois être, c'est-à-dire avec moi ! Je t'ai acheté ! — Je n'ai jamais été à vendre et je n'appartiens qu'à moi-même. De toute façon, tu n'as pas le choix. Hang se détourna tandis qu'une espèce d'irritation montait par vagues en lui, une réponse personnelle à la furie d'Alsone et à la fatigue qu'il ressentait de devoir se battre une nouvelle fois. Un bruit l'arrêta, celui d'une arbalète qu'on armait. Sans la voir, il devina la flèche pointée dans son dos. Il s'immobilisa et, sans même se tourner, commenta : — Combien d'hommes as-tu supprimés de cette façon, très chère reine d'Estanque ? La colère t'aveugle. Une souveraine ne peut inspirer le respect que si elle reste, même dans ses erreurs, fidèle à elle-même. Les mâles meurent d'amour pour toi, jamais avec un carreau planté dans leur corps. Imagine combien cet acte ignoble empoisonnera ta vie quand tu rentreras t'installer douillettement dans ton château comme la poltronne que tu seras devenue… Sans geste brusque, son visage de marbre, Hang pivota. — Allez, je n'accepterai pas que tu te comportes comme une lâche, j'ai bien trop d'estime pour toi. Si tu dois me tuer, tu le feras, tes yeux dans les miens. Il s'avança vers elle, un pas pour commencer, puis un autre. — Il faut que tu te dépêches de tirer, Alsone, car, si je m'empare de ton arme, tu devras me laisser partir. Encore un pas, Alsone, je me rapproche. Il te reste peu de temps, dans trois pas, je serai mort ou libre… Leurs regards s'affrontèrent, loin de toute aménité. Hang progressa vers elle. — Deux pas, Alsone. Tu sais les dégâts provoqués par un carreau d'arbalète dans les chairs à cette distance, il les transperce et emporte avec lui tout ce qu'il rencontre. C'est déjà impressionnant sur un individu quelconque, mais, lorsque l'on a passé autant de nuits auprès d'un homme, cette vision vire au cauchemar. Je vais partir, Alsone. Si tu ne veux pas que je le fasse, tu dois me tuer, maintenant. D'ailleurs, pourquoi me retiendrais-tu ? Je ne suis qu'un beau mâle parmi tant d'autres et tu n'as que l'embarras du choix, ils te tombent tous dans les bras. De plus, tu ne tiens pas à moi, pas plus que je tiens à toi. Tu devrais placer ta fierté ailleurs que dans le fait de m'arrêter à tout prix… La reine ne bougeait pas, ses yeux rivés sur lui et ses muscles tendus comme des cordes prêtes à se rompre. Hang avança encore. — Plus qu'un pas entre nous… Quelle souveraine es-tu ? T'es-tu jamais posé la question de découvrir la grandeur abritée par ton magnifique visage que le temps fissurera obligatoirement ? Préfères-tu rester toujours insatisfaite par la vie et les hommes ? Quelle femme sommeille vraiment en toi ? Et que désire-t-elle plus que tout ? Dis-moi, vers quoi te poussent tes rêves inavoués ? Te terrer est-il le plus élevé de tes objectifs ? Je connais la véritable reine que tu dissimules aux yeux de tous et qui brûle d'envie de me suivre. Une telle femme ne laisserait pas passer l'occasion d'entrer dans la légende. Tu imagines, les noms de ceux qui auront vaincu Césarus s'écriront dans l'histoire ! Sérain, Wartan, Hatta… Et le tien en serait absent ! Réfléchis, Alsone, c'est ton ultime chance de survivre à la vieillesse, à ton inéluctable disparition. Tu tiens enfin une façon de devenir éternelle, d'acquérir l'aura mythique de la Dame Blanche d'Épicral… Hang franchit le dernier pas et, avec beaucoup de douceur, saisit l'arme des mains de la reine d'Estanque, toujours immobile. — Tu vaux mieux que finir comme celle qui n'aura pas su trouver son chemin… — Vous ne battrez pas Césarus ! s'exclama-t-elle. — Peut-être pas…, mais je ne ferai pas partie de ceux qui seront exterminés sans s'être défendus ! Viens avec moi… — Non ! Je ne suis pas comme toi ! Quitte à attendre la mort, je préfère la voir venir le ventre plein et des coussins sous la tête ! — Dommage, tu es une redoutable combattante… Hang enleva le carreau de l'arbalète, plaçant, par sécurité, l'arme sur son épaule. Attrapant son sac, il y enfourna ses quelques affaires. Sans se retourner vers Alsone, il ajouta : — Si jamais tu changes d'avis, je me rends dans les montagnes situées au sud de la Wallanie. — Tu es un homme fini, Hang ! Je te tuerai de mes propres mains ! — Tu n'en as pas été capable, aujourd'hui, Alsone, tu n'en seras pas capable demain non plus. Pense seulement à ce qui va te manquer à partir de maintenant… Le rideau de la tente se rabattit derrière lui, Hang était parti. Il se débarrassa de l'arbalète un peu plus loin, avant de récupérer son cheval, dont un soldat s'était occupé. Sans un regard en arrière, il quitta le camp, la certitude ancrée au fond du cœur de devoir sauver Aila. Elle était maman, Aila n'en revenait pas… Elle observait sa fille qui dormait dans ses bras, consciente qu'elle seule désormais comptait à ses yeux, tout le reste s'étant effacé. Au bout de ses doigts, elle percevait bien les picotements de la magie ancienne qui cherchait à reprendre sa place dans son corps, mais elle la repoussait de tout son être, réconfortée par la chaleur de son bébé. Elle osait à peine respirer de peur de la réveiller, de peur que le moindre souffle fît disparaître cet incroyable bonheur. De tout son être, sans retenue, elle aimait. Elle ne savait pas, jusqu'à la venue de Naaly, qu'aimer à ce point fût possible… Il devait exister un avant et un après dans la vie d'une femme. Avant possédait un goût de liberté, l'absence d'attaches suffisantes pour l'assujettir. Après naissait la certitude d'être pieds et poings liés jusqu'à la mort. Un enfant représentait une partie de soi-même, abritée dans son corps pendant neuf mois. Arrivait ensuite le plus insensé des sacrifices, car qu'y avait-t-il de plus altruiste que d'offrir son libre arbitre à un être qui vous avait si intimement appartenu ? La jeune mère voulait s'imprégner de tout, de son image, de son odeur, de ses bruits, comme si, tout d'un coup, le bébé qu'elle tenait serré dans ses bras allait s'effacer et la laisser seule pour l'éternité. Non, jamais personne ne la toucherait. En un instant, sa fille était devenue sa raison d'exister. Étroitement unies, elles s'étaient scindées en deux, mais Aila devinait intuitivement qu'elle porterait son enfant à jamais dans son corps, telle une empreinte indélébile. Aila avait donné la vie, rejoignant ainsi l'infinie cohorte de celles qui l'avaient précédée. Cependant, chaque histoire était unique et celle d'Aila ne faisait que commencer… Ne perdant pas de vue l'urgence de certaines priorités, Aila était discrètement retournée dans l'Oracle pour rendre invisible le souvenir de cette naissance. Prudente, elle s'était également appliquée à modifier quelques détails au cas où, en dépit de tous ses efforts pour le dissimuler, il tomberait entre de mauvaises mains. Naaly s'était métamorphosée en un garçon prénommé Tristan… Voilà qui aurait fait plaisir à Nestor ! À propos de petit bonhomme, un autre mériterait qu'on s'occupât un peu plus de lui, celui de la vallée merveilleuse… Qu'allait-il advenir de cet orphelin ? Wartan, malgré sa colère contre elle, prendrait-il la peine de rechercher sa famille comme elle le lui avait demandé ? Un coup léger frappé à la porte la rappela à la réalité. — Entrez, Nestor ! — Bonjour, dame Aila, comment vous sentez-vous ? — Un peu dans les nuages, mais bien. — Je me suis douté que vous seriez déjà réveillée. Regardez qui je vous amène ! — Nestor, vous le portez ! — Cette nuit fut une révélation pour mon vieux cœur, je me suis découvert capable de saisir un bébé sans le briser… Alors, maintenant, j'ose. Un sourire aux lèvres, il lui tendit « Sans nom ». — Il a mangé et il est tout propre. Sa nourrice vient de me le déposer et j'ai songé que vous apprécieriez sa compagnie. — Quelle bonne idée ! Aila récupéra au creux de son autre bras le petit garçon qui cherchait calmement, mais obstinément à attraper un pouce qui se dérobait. Il émettait de légers grognements volontaires, passant et repassant son poing fermé devant sa bouche. Il recommençait à chaque échec, suçotant ce qu'il pouvait au passage. — Je crois que je n'aurais pas aimé avoir des jumeaux. Je dois avoir l'air plutôt maladroite avec un bébé de chaque côté. — Personnellement, je trouve qu'ils vous rendent encore plus belle… Ils se regardèrent, complices. Aila se sentait si bien ici qu'elle aurait voulu ne jamais en repartir… Elle en oubliait Césarus, la guerre et la mort. Elle était même parvenue à repousser Pardon loin dans ses pensées comme elle tenait la magie à l'écart. De son petit tour dans l'Oracle avait germé une idée dans sa tête. Si elle n'était pas certaine de son bien-fondé, elle devait y réfléchir plus longuement. Jamais elle n'avait été aussi tentée de se comporter comme une voleuse. Subtiliser du temps à l'histoire pour elle, pour son enfant, pour développer des réponses, ou pour simplement se remettre à croire qu'un avenir existait pour elle quelque part… — Vous êtes une des personnes les plus adorables que je connaisse, Nestor. Comment vous êtes-vous débrouillé pour qu'aucune fille ne vous remarque ? — J'ai fait en sorte qu'il en soit ainsi ! Je trouvais beaucoup plus drôle de papillonner sans retenue, un cœur à conquérir dans chaque ville, pas d'engagement, le plaisir sans les inconvénients. Je voyageais beaucoup, je plaisais aisément, j'avais de multiples raisons de conserver ma condition de célibataire endurci. Sauf que je ne me suis pas aperçu que je prenais de l'âge. Et, un jour, en me regardant dans la glace, je me suis rendu compte qu'il devenait trop tard pour changer de cap. Je suis un vieux garçon, comme on dit, aux petites habitudes trop ancrées pour être bouleversées. Rencontrer LA femme n'est plus qu'un songe que j'ai cessé de caresser et je suis bien ainsi. — Vous préférez vraiment poursuivre votre route, seul ? Nestor haussa les épaules. — Oui, ça ira. Et vous, dame Aila, vous qui semblez renoncer à tout alors que vous avez la vie devant vous, n'est-ce pas un peu surprenant, quand je sais tout ce que vous êtes capable d'accomplir, de vous voir courber l'échine et accepter l'inacceptable ? — Mon destin ne m'appartient pas…, soupira-t-elle. — Alors, faites en sorte que ça change ! Je ne comprends pas que vous vous laissiez faire ! — Mais je ne me laisse pas faire ! J'ignore comment modifier ce qui m'arrive, c'est tout ! — C'est que vous ne cherchez pas assez ou que vous vous débrouillez mal ! Les larmes perlèrent au bord des yeux d'Aila. Jamais Nestor ne lui avait parlé d'une façon aussi agressive, lui jetant chacun de ses mots comme si une colère intérieure le poussait à exprimer ce qu'il n'aurait jamais osé dire sans elle. Pourquoi se comportait-il ainsi ? Son hôte prit conscience des effets de ses propos plutôt directs et ses traits, plus contractés qu'à l'habitude, se relâchèrent. Il posa sa main sur celle d'Aila. — Je ne veux pas que vous passiez à côté de la vie que vous auriez pu avoir comme je l'ai fait, moi. Vous aimez et vous êtes aimée. Pourtant, vous renoncez à lui et vous l'obligez à vous oublier en détruisant ses souvenirs. Vous venez de donner naissance à une merveilleuse petite fille et, déjà, je perçois la direction dans laquelle vous souhaitez vous engouffrer et elle m'effraie… Je refuse que vous finissiez comme moi, solitaire, avec, pour seuls plaisirs, la dégustation de fromage frais et de pain. D'autres routes existent, dame Aila, dont une que vous avez peur d'emprunter. Vous avez passé trop de temps à vous sacrifier et vous persistez, parce que vous avez pris l'habitude de ne plus penser à vous, de toujours vous effacer derrière ce que vous devez faire, vous ne savez plus raisonner différemment. Je me demande si vous n'avez pas perdu cette irremplaçable aptitude à vous rebeller contre l'injustice… Aila le fixait, les sourcils froncés. Ces mots lui rappelaient vaguement certains propos de Hang, énoncés en d'autres termes, mais au contenu similaire. Était-elle vraiment devenue ce que Nestor décrivait ? Une femme résignée… Elle avait pourtant l'impression d'avoir lutté. Toutefois, en y réfléchissant, elle devait admettre qu'elle s'opposait de moins en moins à son destin. Ses colères, ses ressentiments n'étaient tournés que vers ses proches, comme Niamie ou Hang, lorsqu'ils ne partageaient pas sa vision des choses. Enfin, il en avait de bonnes, Nestor. C'était bien gentil de lui dire qu'elle devait réagir, mais maîtriser le comment lui serait plus utile… — Que devrais-je faire à votre avis ? demanda-t-elle, vaguement incisive. — Regardez-la. Suivant la direction de la main de Nestor, Aila abaissa ses yeux vers Naaly, qui dormait toujours, son petit visage aux traits délicats calé sur son épaule. De sa fille se dégageait une telle sérénité que l'émotion la gagna une nouvelle fois. — Que représente-t-elle pour vous ? continua Nestor. Scrutant chaque respiration de son bébé, la courbe de son profil, la finesse du grain de sa peau satinée, si belle, si fraîche, elle murmura : — Tout… — Plus que la magie ? Un instant, alors que les battements de son cœur résonnaient de façon douloureuse dans sa poitrine, Aila ferma les paupières, prise dans un tourbillon de pensées profondément déstabilisantes.
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