I-2

1584 Words
Il s’arrêta un moment, en jetant un coup d’œil au-dessous de lui. Serena et la servante s’occupaient activement à étendre le linge. Mais précisément à cet instant, un jeune chien de Terre-Neuve s’élançait dans le pré et, en gambadant, venait poser sur le linge bien blanc ses grosses pattes maladroites. Léonie glapit. : – Oh ! malheur ! Cette sale bête !... Veux-tu bien t’en aller ! La voix pure et harmonieuse de Serena s’éleva : – Truc, va-t’en vite !... Oh ! le vilain chien !... Non, Léonie, ne lui faites pas de mal ! – Plus souvent que je vais lui laisser salir mon linge !... Ah ! voilà M. Eustache !... Dites donc, monsieur, appelez-le, votre chien ! À l’entrée du pré apparaissait un garçonnet à la mine arrogante. Il rit avec mépris, en répliquant : – Je le rappellerai si ça me plaît ! – Ah bien ! en voilà du joli !... regardez-moi ça !... Il va falloir que je relave tout mon linge ! Attends un peu, mauvaise bête ! Et, le poing levé, Léonie s’élança vers le chien. Eustache bondit sur elle, s’agrippa à son bras en criant : – Je vous défends d’y toucher !... C’est moi qui suis le maître, et je vous défends... Un mot grossier sortit des lèvres de la servante. Mais déjà Serena avait réussi à saisir par son collier le chien, qui passait à sa portée, et l’emmenait hors de la zone d’étendage. Eustache, lâchant Léonie, cria d’un ton rageur : – Laisse-le !... Ça ne te regarde pas ! Elle dit fermement : – Il ne faut pas compliquer la besogne de Léonie. Sois raisonnable, Eustache. – Tu me barbes ! Mêle-toi de ce qui te regarde, sotte que tu es ! Il s’élança vers la jeune fille et, brutalement, détacha les fins petits doigts du collier de cuir. Truc, libéré, s’empressa de retourner vers ce linge qui l’attirait, aux cris de fureur de Léonie. À ce moment, l’étranger, qui considérait avec un intérêt nonchalant cette petite scène, descendit le sentier en quelques bonds souples et vint jusqu’aux deux cousins. En levant son chapeau pour saluer Serena quelque peu interdite, il dit d’une voix brève, s’adressant à Eustache qui le considérait avec surprise : – Rappelez donc ce chien. Il est inutile qu’il continue ses dégâts. À l’exemple de leur aïeule, les petits-enfants de Mme de la Ridière pratiquaient la tyrannie à l’égard de tout ce qui était faible ou dépendant, mais se montraient fort souples et obséquieux dès qu’ils avaient affaire à une force ou à une supériorité quelconque. Or l’étranger avait en ce moment un regard dur et autoritaire, qui fit juger prudent à Eustache de baisser pavillon. D’une voix maussade, il appela : – Truc, viens ici. Mais Truc piétinait avec délices le linge de Léonie et n’obéit pas à cette injonction. Le jeune homme dit avec une froideur impérative : – Allez donc le chercher, cela vaudra mieux. Eustache obéit, de mauvaise grâce, et, au passage, se donna le plaisir de poser à son tour, sur le linge, ses souliers pleins de poussière. L’étranger leva les épaules, en murmurant avec une dédaigneuse impatience : – Une bonne correction ne serait pas de trop pour ce garçon-là. Puis il tourna son regard vers Serena, en ajoutant. : – Je crois que toute votre lessive sera à refaire, mademoiselle. – Je le crains aussi, monsieur : Elle rougissait en baissant un peu ses cils soyeux. Le regard de l’étranger n’était ni hardi ni insolent, comme certains qui s’étaient parfois arrêtés sur elle au passage. Néanmoins, elle éprouvait quelque gêne de l’attention très vive qui éclairait ces yeux, fort beaux, tandis qu’ils la considéraient discrètement. Truc, en gambadant pour échapper à la molle poursuite de son maître, s’en allait vers l’extrémité du pré. Eustache l’y suivit... Le jeune homme dit avec un sourire qui adoucit légèrement sa physionomie froide : – J’espère que vous voilà débarrassée de ce garnement, mademoiselle. Il s’inclina courtoisement et s’éloigna d’un pas ferme et souple. Serena le suivit un instant des yeux, puis se rapprocha de Léonie, qui se lamentait devant son linge maculé. – Voyez ça, mademoiselle ! La moitié de mon ouvrage à refaire, au moins !... Mais, si ça recommence, je lâche tout ! C’est pas possible de travailler dans ces conditions-là ! – Je vous aiderai, Léonie. Ce ne sera pas très long. La servante grommela : – C’est pas une place agréable, pour sûr ! On me l’avait bien dit... Ce garçon aurait besoin d’être mené ferme... Si le jeune monsieur-là était le maître, qu’il le ferait marcher droit, allez ! Son doigt s’étendait dans la direction où s’éloignait la silhouette élégante de l’étranger. Serena demanda : – Qui est-il ? Le savez-vous ? – C’est le nouvel ingénieur à M. Sorbin, une moitié d’Anglais... – Comment, une moitié d’Anglais ? – Oui, parce que sa mère était Française, à ce que m’a dit la cuisinière de Mme Sorbin. C’est un jeune homme très bien, mais plutôt fier, et pas causant. Pourtant les ouvriers ne se plaignent pas de lui, parce que, s’il les tient ferme, il est juste pour tout le monde, et puis ils reconnaissent qu’il s’y connaît joliment dans son affaire. Serena se souvenait, en effet, d’avoir entendu son tuteur, quelques jours auparavant, parler de ce nouvel ingénieur, Ralph Hawton, dont M. Sorbin, le manufacturier, se montrait fort satisfait. Évidemment, il avait la physionomie d’un homme sachant se faire obéir, et il paraissait fort certain qu’Eustache, mis sous son autorité, aurait dû plier coûte que coûte. Malheureusement il n’en était rien !... Et son intervention d’homme impatienté par la grossière méchanceté de cet enfant mal élevé n’avait obtenu qu’un demi-résultat. Un quart d’heure plus tard, Serena, précédant la servante, rentrait au logis par la petite porte du jardin. Comme elle passait devant la fenêtre du salon, la voix de son tuteur l’appela. Elle vint jusqu’au seuil de la porte vitrée où apparaissait M. Beckford. – Te voilà enfin !... Cette maison est déserte ; je sonnais en vain... Veux-tu nous apporter le thé, ma petite ? – Oui, mon cousin, tout de suite. Qui recevait M. Beckford ? Serena, peu curieuse, ne s’attarda pas à le chercher. Elle prépara soigneusement un plateau et se dirigea vers le salon. Quand elle y entra, un homme assis en face de son tuteur se leva pour la saluer, et elle reconnut le jeune étranger de tout à l’heure. M. Beckford présenta : – M. Hawton, l’ingénieur de la maison Sorbin... Ma jeune cousine et pupille, miss Dochrane. Ralph dit d’un ton de surprise : – Mademoiselle est Anglaise ? – Par son père et Espagnole par sa mère. – Ah ! Espagnole !... Oui, surtout Espagnole. Son regard, discrètement, s’attachait de nouveau au charmant visage auquel montait une teinte rose. M. Beckford approuva : – Oui, elle en a le type... Sers-nous le thé, Serena... Vous verrez, elle le fait excellent, monsieur Hawton. Du regard, Serena cherchait où déposer son plateau, La table à thé avait disparu, employée par Mme de la Ridière ou Simonne à quelque usage hétéroclite. Sur la grande table de palissandre, Mlle Beckford avait étalé des cahiers de musique, pêle-mêle avec les bibelots qui l’encombraient d’ordinaire... Ralph se leva, en disant : – Permettez-moi, mademoiselle... En un instant, ses mains fines et nerveuses avaient adroitement écarté des cahiers, refoulé de menus objets, de telle sorte qu’une place suffisante était faite pour le plateau. En tout cela, M. Hawton n’avait mis que la courtoisie d’un homme bien élevé devant l’embarras d’une femme, sans qu’on pût discerner chez lui aucun empressement s’adressant à la beauté de Serena. Mais la jeune fille, si peu accoutumée aux égards dans cette demeure, et si bien tenue à l’écart, ressentit de cette simple attention une surprise mêlée d’émoi... Quand, un peu plus tard, elle se trouva installée devant sa corbeille de raccommodages, elle continua de penser à l’étranger, dont l’allure distinguée, la haute mine et surtout les yeux si beaux l’avaient vivement frappée. Au dîner, M. Beckford parla de la visite de Ralph Hawton. – M. Sorbin médite une nouvelle installation électrique, et il m’envoyait son ingénieur pour conférer avec moi à ce sujet. Ne m’ayant pas trouvé à l’usine, le jeune homme est venu jusqu’ici. Je lui ai offert le thé, naturellement... Simonne l’interrompit : – Comment le trouvez-vous, papa ? – Oh ! très, très bien !... Remarquablement intelligent, cela se voit aussitôt, d’esprit vif et pondéré à la fois. Avec cela, un fort beau garçon, qui a des allures de grand seigneur... – N’est-ce pas ? Je l’avais remarqué, le jour où je l’ai croisé, dans le village. M. Beckford eut un gros rire, qui gonfla ses joues colorées d’homme très sanguin. – Ah ! tu l’as déjà remarqué, toi ? Eh ! il est évident que nos jeunes gens du pays – en y comprenant même le beau Morel – feront petite figure près de lui... Ce serait un très chic prétendant pour toi, Simonne. – Oui, s’il avait un peu de fortune. Avec sa position, qui est susceptible de s’améliorer, cela pourrait aller... Informez-vous donc près de M. Sorbin, papa. Mme de la Ridière intervint : – Je m’en occuperai. Ton père est trop maladroit et ne saurait pas tirer des Sorbin tous les renseignements utiles. – Je crois cependant... Sans laisser à son père le temps d’achever sa phrase, Simonne déclara : – Il faudra l’inviter pour le tennis. Pensez-y, papa, dès que vous aurez occasion de le revoir. – Mais, ma chère, il faudrait auparavant qu’il vous eût fait une visite. – Eh bien ! engagez-le à la faire ! C’est tout indiqué. M. Beckford passa lentement la main sur sa barbe blonde, en murmurant : – Hum !... Je ne sais s’il y sera disposé. Il a un air de froideur, de fierté, qui n’invite pas aux avances... Mme de la Ridière redressa superbement la tête. – Comment cela ? Ce petit ingénieur aux gages de Sorbin ne nous trouverait pas dignes de sa visite ? Vous plaisantez, je pense, monsieur Beckford ? – C’est une supposition. Il est possible qu’au contraire il soit enchanté d’une occasion de se distraire. Eustache, jusque-là, avait écouté en silence, tout en avalant goulûment deux tranches de gigot. La bouche pleine, il déclara : – Moi, je ne veux pas qu’il vienne ici, cet Anglais ! Il me déplait ! Sur ce, s’ensuivit une discussion très aigre entre le frère et la sœur. M. Beckford, après avoir essayé de les faire taire, dut se renfermer dans le silence. Mme de la Ridière s’absorbait avec sérénité dans la dégustation d’un plat de légumes, supérieurement réussi par Serena. Simonne et Eustache se turent quand ils le voulurent bien, ainsi qu’ils en avaient coutume. Et Serena, involontairement, évoqua, dans ce milieu, la froide et hautaine physionomie de l’ingénieur, son élégante distinction, son regard éclairé d’une si profonde intelligence... Non, vraiment, elle ne se l’imaginait pas trouvant quelque plaisir à des rapports avec Mme de la Ridière et Simonne !
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