II

1634 Words
IIDeux jours plus tard, Mme de la Ridière, au retour d’une visite à Mme Sorbin, rapportait les renseignements désirés. Ralph Hawton, qui appartenait à une excellente famille – sa mère était la dernière descendante d’une vieille maison noble d’Auvergne – n’avait aucune fortune, en dehors de son traitement d’ingénieur. Orphelin, sans parents proches, il vivait seul avec un domestique dans le pavillon affecté à l’ingénieur, près de la fabrique. Mme Sorbin vantait ses qualités sérieuses, mais reconnaissait qu’il existait chez lui une réserve hautaine qui tenait à distance, comme s’il eût souhaité qu’aucune intimité ne s’introduisît dans son existence. – Donc, comme mari, c’est réglé, conclut Mme de la Ridière. Tu peux faire un mariage autrement bien que ça, au point de vue argent ! – Oui... mais c’est dommage... Enfin, on s’en consolera ! – Tu tâcheras de prendre Morel dans tes filets, quand il reviendra. – Eh ! Il est capable de faire le difficile, maintenant qu’il a hérité ! M. Beckford, qui écoutait en silence, car cette conversation avait lieu encore pendant le dîner, hocha la tête. – C’est fort probable. Tes cinquante mille francs de dot lui paraîtront pauvre fretin. Mme de la Ridière dit aigrement : – Pourquoi découragez-vous à l’avance cette pauvre petite ? Avec de l’habileté, elle peut fort bien arriver à ses fins. – Je ne dis pas non... Mais je dois avouer que ce jeune Morel n’est pas le gendre rêvé. Sa belle-mère l’écrasa d’un regard de dédain. – Vraiment ?... Vos raisons ? – C’est un poseur, un paresseux, et on le dit joueur, de mauvaise conduite... Mme de la Ridière leva les épaules. – On dit !... on dit ! S’il fallait croire tous les racontars !... Enfin, si celui-là ne vous plaît pas, cherchez pour Simonne un autre bon parti, dans le pays. Où le trouverez-vous ? – Je ne sais... Mais rien ne presse... – Ah ! Vous trouvez cela ?... Mais Simonne est d’un tout autre avis, n’est-ce pas, ma petite ? À vingt-quatre ans, on souhaite se trouver casée... – Certainement, grand-mère, et si Morel me demandait en mariage, je ne ferais pas la fine bouche ! M. Beckford n’objecta plus rien. Au bout d’un instant, il demanda : – Alors, vous ne tenez plus à la visite de l’ingénieur, maintenant ? – Mais si, papa ! Avec son grand genre, il fera très bien, comme relation. Et puis, s’il est fort au tennis, ce sera une recrue superbe... – Je dois le voir demain. J’essayerai donc de lui laisser entendre que vous seriez satisfaites de... Mme de la Ridière lui coupa la parole, selon sa coutume. – Tâchez de le faire adroitement, sans avoir l’air de trop y tenir. Je crains que vous ne sachiez pas du tout vous y prendre, mon pauvre ami ! Il est probable, cependant, que M. Beckford se montra bon diplomate, car, la semaine suivante, Ralph Hawton se présentait, vers la fin de l’après-midi, pour rendre visite à Mme de la Ridière. Précisément, la vieille dame et Simonne, à peine rentrées d’une cérémonie de mariage à Échanville, se trouvaient encore en grande toilette. Cette heureuse coïncidence ravit Mme de la Ridière et lui fit passer sur la froideur passablement altière du jeune Anglais. Quant à Simonne, elle se montra fort aimable et invita avec insistance l’ingénieur à venir se joindre, aux joueurs de tennis, dans le court installé à dix minutes de l’usine. Ralph fit une réponse dubitative. Sa visite fut courte, bien que Simonne, décidément conquise, cherchât à le retenir. Mme de la Ridière lui dit en minaudant : – J’espère que nous aurons la satisfaction de vous revoir quelquefois, monsieur ? Tous les jeudis, j’offre le thé à nos amis, et je compte que vous voudrez bien parfois venir en augmenter le nombre. – Je suis fort occupé, madame, ce qui me privera malheureusement de ce plaisir... Il y avait, dans l’accent du jeune homme, dans le sourire qui entrouvrait ses lèvres, une forte dose d’ironie. Mais ni l’aïeule ni la petite-fille ne s’en aperçurent. Mme de la Ridière protesta : – Oh ! il faut prendre quelques distractions... À votre âge ! L’existence n’est pas déjà si gaie, dans ce petit pays ! Après le départ de l’ingénieur, Mme de la Ridière résuma par ces mots son impression sur lui : – On ne peut pas dire qu’il soit très aimable... mais il est si bien qu’il fera bon effet, au milieu de nos amis. Qu’en dis-tu, Simonne ? – C’est aussi mon avis, grand-mère. Il a un chic !... Morel va faire un nez, en le voyant ! Il est affreusement jaloux de tous ceux qui sont mieux que lui. Mme de la Ridière songea un moment, en tapotant du bout de ses gros doigts les cheveux jaunes qui tombaient en bandeaux sur ses oreilles. – En faisant des avances à cet étranger, tu le piquerais peut-être au jeu, Morel, de façon qu’il se déclare ? – Oui, ce serait à essayer... Et puis, je veux le rendre plus aimable, ce bel ingénieur ! Il a des yeux superbes, avez-vous remarqué, grand-mère ?... Par exemple, je le soupçonne de n’avoir pas une nature très facile ! Et peut-être que, en tant que mari, il n’aurait pas été fort agréable. Après un instant de songerie, Simonne conclut : – Dommage, vraiment !... tout à fait dommage ! Sur la route conduisant de l’usine à la fabrique Sorbin, Ralph marchait sans hâte, la mine pensive. Autour de lui, la lumière déclinante quittait les prés déserts, les vergers où paraissaient les premières feuilles. L’horizon prenait des tons de lilas pâle, et la fraîcheur se faisait plus humide à l’approche du crépuscule. Une lueur d’intérêt apparut tout à coup dans le regard songeur de Ralph. Sur le chemin qu’il suivait se montrait une fine silhouette de femme, à la démarche singulièrement harmonieuse. À mesure qu’elle approchait, l’ingénieur distinguait mieux la robe très simple, bien coupée, mais dont l’étoffe était fanée, le chapeau garni d’un nœud posé avec goût, le visage ambré, d’une si délicate pureté de traits, et ces yeux noirs aux douceurs de velours, qui eussent suffi, à eux seuls, pour attirer les regards sur Serena Rochrane. Elle portait un panier qui semblait assez lourd. Au passage, elle rougit légèrement, en répondant au salut de l’ingénieur. Celui-ci, du même pas tranquille, continua sa route. Près de la fabrique, il croisa Mme Sorbin, une femme d’une cinquantaine d’années, dont les cheveux, prématurément blanchis, encadraient un visage doux et bon. Elle dit aimablement, en tendant la main à Ralph : – Vous revenez de promenade, monsieur ? – Non, d’une visite, madame. J’ai été voir la belle-mère de M. Beckford. – Ah ! bon !... Eh bien ! vous plaît-elle ? Ralph eut un léger rire de raillerie dédaigneuse. – J’ai vu des vieux tableaux mieux réparés que celui-là... Mme Sorbin rit à son tour. – Je devine que vous êtes comme mon mari, qui ne peut la souffrir... Moi non plus, d’ailleurs, je n’ai pour elle aucune sympathie. Rien n’est plus odieusement ridicule que ces coquettes surannées. En outre, elle a élevé déplorablement ses petits-enfants, et, ainsi que je vous le disais l’autre jour, quand vous m’avez interrogée au sujet de cette famille, elle se montre fort mauvaise à l’égard de la charmante pupille de son gendre, qu’elle traite en subalterne et oblige à un travail continuel, sans la moindre distraction. – Sur ce point, le tuteur a sa large part de responsabilité. – Oui, évidemment. Je le lui ai donné à entendre, un jour. Il a fait celui qui ne comprend pas, et je n’ai pas osé insister. – Vous voyez quelquefois cette jeune fille, madame ? – Oui, parfois, à l’église. Je lui adresse quelques mots, en sortant, et il arrive que nous fassions route ensemble. Elle est ravissante ! Intelligence, bonté, délicatesse du cœur, elle paraît posséder tout cela. – En ce cas, elle doit souffrir près des deux femmes que je viens de voir ! De ces qualités d’esprit et de cœur que vous énumérez, Mme de la Ridière et sa petite-fille paraissent n’avoir pas la moindre trace. – Je le crains, en effet !... Et il est bien certain que la pauvre petite – qui ne se plaint cependant pas – est très malheureuse... Je voudrais la marier pour l’enlever à ce milieu. Elle fera une compagne si parfaite, pour l’homme heureux qui la choisira ! Ralph eut un sourire d’ironie froide en ripostant : – Elle serait peut-être comme tant d’autres : coquette, inconstante, affamée de luxe et de plaisirs, se jouant sans pitié de celui qui lui donnerait son cœur. Une vive surprise apparut dans le regard de Mme Sorbin. – Oh ! monsieur !... êtes-vous donc si défiant à l’égard des femmes ? – Très défiant, madame. – Mais c’est fort triste !... Cependant, il en est de bonnes, de dévouées jusqu’à la mort... – Oh ! Je le reconnais !... Mais il en est d’autres aussi, et, malheureusement, quand on a rencontré de celles-là, on ne peut plus retrouver ses illusions ni sa confiance... Sur ce, il s’inclina pour prendre congé de Mme Sorbin et s’éloigna, suivi des yeux par la femme du manufacturier, qui songeait : « Il a eu quelque déception sentimentale, évidemment. Il faudrait qu’il pût aimer de nouveau... une jolie créature comme cette petite Serena, par exemple. Mais elle est trop pauvre, malheureusement, pour lui qui n’a pas de fortune !... Et puis, la rendrait-il heureuse ? Après tout, je ne connais de lui que ce qu’il veut bien en laisser voir. Je crains qu’il soit de caractère froid, autoritaire... peut-être un peu dur... Et, de son existence antérieure, nous ne savons que bien peu de chose, car il garde, sur tout ce qui le touche personnellement, une réserve infranchissable. » * La semaine suivante, Ralph Hawton parut au tennis. Morel était revenu de recueillir l’héritage de sa tante. Il arborait un costume nouveau, à rayures blanches et noires, la dernière nouveauté, et toisa avec quelque dédain l’ingénieur, vêtu d’un complet de flanelle qui n’en était pas à son premier nettoyage. Néanmoins, la partie féminine de l’assemblée accorda aussitôt toute son attention au bel Anglais, qui portait ce costume fané avec la plus aristocratique aisance... Et ce fut de l’emballement quand on vit de quelle façon magistrale jouait le nouveau venu. Morel qui, jusque-là, récoltait tous les succès blêmissait de rage. Simonne, s’en apercevant, affecta encore davantage de n’avoir d’yeux que pour l’ingénieur, près duquel ses amies rivalisaient d’empressement. Ralph recevait toutes ces amabilités avec une réserve courtoise, mêlée de quelque ironie. La partie terminée, il accepta d’aller prendre le thé à la maison Beckford, où Mme de la Ridière, en robe de foulard groseille, l’accueillit avec la plus flatteuse amabilité. Serena ne parut pas. Mais la table dressée dans la salle à manger avait été préparée par ses soins, et le bouquet qui en ornait le centre était l’œuvre de ses mains adroites... Ce qui n’empêcha pas Simonne, comme une de ses amies l’admirait, de déclarer qu’elle en était l’auteur. Aussitôt Morel, désireux de reprendre avantage sur cet Anglais hautain, déclara d’un ton de componction : – Vous êtes une fée, mademoiselle !
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