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Il se regarde dans le miroir au-dessus du lavabo, constate qu'il a les traits fatigués. Il essaye de se sourire. C'est encore pire. Les rides de chaque côté de ses lèvres se creusent davantage. Et le sourire ne monte pas jusqu'aux yeux, pleins d'angoisse, de haine envers ce qu'il est, ce qu'il est devenu. A-t-il été jeune un jour ? On ne le dirait guère. Il a bien eu un corps d'enfant autrefois, mais son âme était celle d'un vieux. C'était comme une souillure qui lui collait à la peau. Une prédestination à la grisaille, aux ratages... Il soupira. Toute une vie de galère pour se retrouver sur le tard dans un meublé. Et quel meublé! Quinze mètres carrés à peine. Un lit au matelas défoncé, une literie sordide. Un fauteuil qui ne valait pas mieux, et le reste à l'avenant. Une armoire branlante. Une étagère où se côtoyaient, au lieu de livres, un sac en papier contenant du pain de la veille, un restant de camembert dans sa boite, un pot de café soluble et d'autres provisions misérables. Tout cela puait la pauvreté. Voilà où l'avaient conduit sa boulimie d'argent, son orgueil, son dégoût du travail régulier, à heures fixes, payé chichement! Mais il ne voulait pas s'avouer vaincu. I savait bien pourtant que le pire restait à venir. Il aurait bientôt la police à ses trousses. Et puis ce serait de nouveau l'horreurla prison.
Pourquoi, mais pourquoi fallait-il toujours qu'il se lance dans des entreprises dont il savait d'avance, au fond de lui, qu'elles allaient mal tourner ? Quelle fatalité l'entraînait toujours plus bas vers le gouffre ? Il soupira de nouveau.
Georgette est amoureuse d'un ministre homosexuel qu'elle connaît depuis ses vingt ans. Elle a pris sa retraite il y a peu, mais l'âge n'a pas atténué la passion qui la brûle. Il existe entre elle et le ministre une relation de non- dits. Elle fait tellement peu de mystère de ses sentiments qu'il ne peut les ignorer, mais jamais elle n'avouerait leur véritable nature. Elle les déguise sous un faux nom : l'amitié. I tolère ses témoignages d'admiration avec une extrême gentillesse, la même sorte de gentillesse que celle dont il fait preuve à l'égard de tout son entourage. L'amour cherche des doubles sens partout. Elle voyait une ambiguïté là où il n'y en avait pas. Un doute était né dans son esprit: son amour était-il secrètement payé de retour ou rêvait-t-elle ? De là aussi une once de remords chez le ministre: son amabilité naturelle pouvait-elle faire du mal ?
Il lui arrive souvent de séjourner dans la capitale.
Lors de ses apparitions en public au cours de manifestations officielles, lors de ses conférences, lorsqu'il se déplace pour une campagne électorale, I est presque sûr d'apercevoir parmi la foule le visage familier de Mademoiselle Georgette. Elle est au courant de son agenda et le suit à la trace. Elle est même parvenue à entrer en contact avec des membres de sa famille. Ce qu'il ignore, c'est que, lorsqu'elle le sait chez lui, dans la maison qu'il possède dans la ville où ils habitent tous les deux, il lui arrive d'aller rôder très tard, à la nuit tombée, devant chez lui, dans l'espoir un peu foufou d'apercevoir sa silhouette derrière le rideau d'une des fenêtres éclairées.
C'est lors d'une de ces séances de guet amoureux qu'un événement imprévu est venu perturber la vie douce-amère de Georgette Cela s'est passé vers la fin de juillet, moment où la ville se vide d'une partie de ses habitants, remplacés par les touristes. C'est une ville dont les habitants sont la plupart descendants d'immigrés de diverses origines, et leurs vacances consistent à aller voir leur famille restée au pays.
Georgette n'avait aucune envie de quitter la ville, où elle était retenue par le désir passionné de croiser les pas de son bien-aimé au détour d'une rue, si le sort se montrait bienveillant à son égard. Elle savait qu'il n'était pas parti en vacances, du moins pas encore. Ce jour-là, elle avait dormi tout l'après-midi et ce sommeil prolongé en plein jour l'avait laissée de mauvais humeur, peut-être frustrée par cette atmosphère de départs vers les quatre coins du monde, à laquelle elle ne participait pas. Elle s'était habillée, pomponnée, résolue à se promener au centre-ville, à s'asseoir dans un café de la Grand'place, où la rencontre tant espérée était possible, de façon à tuer le temps jusqu'à 22 heures au moins. Une peur viscérale, la peur des amoureux qui n'osent pas déclarer nettement leur flamme, l'empêchait de se risquer dans tant qu'il faisait encore jour. Or, en juillet les soirées sont longues. La ville était bien éclairée même de nuit, mais elle avait l'impression que l'obscurité, plus puissante que les lumières, était a complice. Elle se sentait bien un peu ridicule, comme une gamine de quinze ans. Son cour battait plus fort dès qu'elle pénétrait dans cette rue. C'était comme si elle était amoureuse non seulement du ministre, mais aussi de sa maison, de toute la rue, et un tantinet de la ville entière, quand il s'y trouvait. Etait-il possible d'être aussi bête à son âge ? Ce soir-là, dès ses premiers pas dans , elle se rendit compte que celle-ci n'était pas déserte comme presque toujours à cette heure tardive. Elle remarqua un homme penché vers le sol dans une attitude qui lui parut bizarre, et, sans réfléchir, mue par un réflexe instinctif, se cacha dans une encoignure de porte. Elle avait une impression étrange d'irréalité. Après quelques secondes, elle se risque a vancer un peu la tête pour observer I'homme. Il y avait une forme sombre,qui ressemblait à un corps allongé, devant lui sur le trottoir. Il avait mis un genou à terre. Comme s'il s'était senti observé, il leva les yeux et jeta un coup d'oeil rapide aux alentours Georgette se colla contre la porte de toutes ses forces, mais la longue écharpe bleue flottante qu'elle portait autour du cou, voleta, agitée par la brise capricieuse, et fut visible pendant une paire de secondes.