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2205 Words
2 — C’est prometteur. — Oh ! Ce n’est qu’un simple essai. Essai dont je ne suis pas satisfait. Je débute dans la peinture, vous savez. Philippine était une femme délicate. Le tableau de Julius était promis à finir broyé. Il tenta d’excuser ses maladresses, ses fautes de goût, son inexpérience. Elle sourit. Il fit de même. Elle sortit sur le balcon et apprécia la vue qu’elle préféra à celle depuis son propre balcon par le fait que nul arbre ne venait sur la droite contrarier l’embrassade de toute la partie ouest de la ville. Julius apprécia davantage le cou mince et le ravissant chignon piqué d’un crayon à gomme qui pivotait devant ses yeux. — Et vous n’avez pas encore pensé à faire du nu ? — Euh… peut-être, je ne sais pas ! Elle le regardait fixement, un large sourire éclairant son visage dont le côté gauche était surexposé par la lumière du soleil déclinant. Julius n’avait nul besoin d’éclairage d’appoint tant sa figure rougit immédiatement. — Vous devriez essayer. Peut-être serez-vous plus à l’aise dans ce domaine. Si vous avez besoin d’un modèle, j’ai déjà posé pour des amis peintres et je serais ravie de pouvoir vous aider. Il regarda ses yeux, les nuages derrière elle, un martinet qui passa si près du toit qu’il eut un bref recul de la tête. — Mmm... ma foi, pourquoi pas ? — Pourrais-je avoir une autre flûte ? — Une flûte ? — De champagne, dit-elle en levant son verre. — Oui, bien sûr ! Je nous ressers. Philippine ne cessait de jouer avec les branches de ses lunettes. Elle faisait crisser ses ongles sur les petites crénelures qui en garnissaient la moitié de la longueur. Elle semblait ainsi rythmer ses phrases en un va-et-vient incessant de l’ongle sur la branche comme un joueur de washboard sur son instrument. Tout en versant le champagne, il se rendit compte que son trouble venait de la proposition extraordinaire de Philippine, mais aussi du fait que d’autres hommes, de « vrais » peintres, avaient déjà porté les yeux sur le corps de sa voisine, qu’il imaginait digne d’une odalisque. Il s’étonnait d’être envieux ou alors était-ce jaloux ? Était-il amoureux ? Il se posa la question. Ne sut y répondre. Depuis quelques mois, il aurait pu éprouver de doux sentiments pour elle s’il n’avait fallu qu’un regard échangé, une parole prononcée ! Il restait un adolescent romantique. Sa psychanalyste lui avait déjà conseillé à maintes reprises de sortir de cette bulle pour s’ouvrir un peu plus sur le monde. Les rares fois qu’il avait pris le risque, sa propension à exacerber de futiles ressentis avait au contraire confirmé son statut indécrottable de — plus tout jeune — Werther. D’autres hommes face à un tel discours de la part d’une quasi-inconnue auraient poussé leur pion sans remords aucun ni fausse honte, substituant à la franchise élégante et honnête de Philippine une invitation à la luxure, au seul plaisir des sens. Julius, tout d’abord désarçonné, y vit le témoignage de l’amicale générosité d’une jeune femme soucieuse d’apparaître comme un être sans artifices ni fausseté. Il en fut très heureux. Philippine était effectivement ainsi qu’il le pensait. Mais elle trouvait également son voisin fort à son goût et appréciait grandement ces instants partagés dans ce petit appartement. Elle avait acquis une grande expérience dans l’art de déchiffrer les paroles et les gestes, les tics de comportement, les non-dits et tout ce qui peut révéler la nature profonde de l’individu. Elle était formatrice en développement personnel, avait fait de l’analyse transactionnelle, de la programmation neurolinguistique, de la morphopsychologie. C’était une femme très forte pour sonder les âmes, dévider les bobines des fils entremêlés des problèmes que chacun avait et entretenait la plupart du temps au plus profond de son être. Elle appelait ça « sortir les poubelles », ce qui illustrait parfaitement l’apaisement consécutif au fait de se séparer de détritus qui vous empoisonnent la vie. Cela provoquait également une très forte gêne à mettre au jour des choses qui puaient plus ou moins. Les personnes, amies ou clients qui bénéficiaient de ses services, étaient toutes très satisfaites de s’entendre dire parfois de très douloureuses vérités avec une voix très douce et un sourire charmeur. Mais, comme le voulait l’adage énonçant que les cordonniers étaient les plus mal chaussés, Philippine avait beaucoup de mal à « sortir ses propres poubelles » et travaillait à cela depuis de longues années. Elle nourrissait de plus un complexe vis-à-vis de son apparence physique et si elle se mettait parfois à nu, c’était métaphoriquement. Aujourd’hui, à cet instant, sur ce balcon, elle avait offert une opportunité à Julius dont il n’avait peut-être jamais rêvé, mais elle s’était surtout lancé un incroyable défi. Poser dans le plus simple appareil devant un inconnu afin d’accepter enfin ses formes qui ne lui plaisaient pas. Nul besoin de réfléchir longuement, de peser le pour ou le contre, voire de tenter d’analyser le « sujet » Julius afin de savoir si un danger potentiel pourrait se présenter. Elle avait décidé de profiter de cet instant. Cet homme qu’elle rencontrait pour la première fois dégageait une bonté sourde qui ne demandait qu’à être, non pas exploitée, mais mise en valeur ou guidée et elle ne ressentait aucune appréhension, mais au contraire une grande confiance à la perspective de partager avec lui d’autres instants de vie. Maintenant, elle avait lancé la bouée, un défi, une invitation. C’était tout ça en même temps. Qu’allait-il faire ? Comment réagirait-il ? Elle espérait qu’il dise oui. Elle regretta tout à coup sa brusquerie. Pourtant, Julius n’avait pas l’air d’être comme les autres hommes. Elle avait dit cela justement en pensant qu’il n’y verrait pas uniquement une invitation au plaisir. Depuis la première fois qu’elle l’avait aperçu sur son balcon, elle se trouva chanceuse d’avoir un homme à son goût comme voisin et non pas un petit vieux ventripotent à casquette ou une famille avec plein de gamins qui hurlent à leurs copains habitant en face. Mais elle n’avait jamais projeté de faire plus ample connaissance. Aujourd’hui, elle avait franchi le pas et en était satisfaite. Ils parlèrent ensuite d’art, de peinture, de cinéma puis de leur famille respective. Elle ne s’appesantit pas sur le sujet. Il fit de même. Chacun garda une part de mystère, ce qui ne leur déplut pas, bien au contraire. Comme si la certitude que cette première rencontre était le signal d’une aventure à partager ultérieurement. Une amitié peut-être, ou bien une amitié amoureuse, une histoire d’amour, intense, platonique, enfin quelque chose qui les précipiterait hors de leur vie pour quelque temps, quelques semaines ou quelques années. Ils le ressentaient à présent fortement au plus profond d’eux-mêmes. Alors que la nuit s’approchant commençait à assombrir l’horizon jusqu’à masquer les églises les plus proches, elle estima qu’il était temps de rentrer chez elle. Julius n’eut pas la présence d’esprit de lui proposer de rester pour le dîner. Il leur parut tout naturel de se faire la bise alors que pas même une poignée de main n’avait été échangée lors de l’arrivée de Philippine. — Eh bien, vous me direz lorsque vous serez prêt pour cette séance de pose, si vous en êtes d’accord, bien évidemment. Julius sentit à nouveau ses joues s’enflammer. — Oui… euh… bien sûr ! Écoutez… euh… mettons vendredi soir prochain si vous n’êtes pas occupée ? — Vendredi ? Parfait. Disons vers dix-neuf heures, alors ? Si vous le voulez bien, je vous emmène au restaurant et nous reviendrons ensuite faire la séance de pose chez vous. Qu’en dites-vous ? — Oui, oui ! Très bien. En refermant la porte, il resta quelques instants la main sur la poignée, les yeux fixés sur une affiche publicitaire vantant les mérites d’un laxatif qui couvrait l’intégralité d’un mur de son entrée. Comment avait-il fait pour ne pas voir cette pub ? Il la déchira puis entreprit de débarrasser assiettes et verres de son salon. Tôt le lendemain, il installa une toile vierge sur son lutrin et commença le crayonné d’une nature morte. Une grande partie de sa courte nuit avait été consacrée à l’élaboration du meilleur plan possible pour réussir le nu qu’il se proposait de réaliser avec sa voisine. Après plusieurs heures de cogitation, il en était arrivé à la conclusion que la couleur, et en particulier la carnation, lui poserait un problème. Il confondait certaines nuances chromatiques et les rares essais entrepris à ce propos ne le satisfaisaient guère. Devait-il suivre les indications des grands maîtres ou laisser agir librement son instinct d’amateur pour trouver la réponse ? Afin de tenter l’expérience, une nature morte serait un bon moyen pensait-il pour avoir quelques indications. Il décida de faire le dessin d’un mug bleu cobalt dont quelques éclats sur le bord et l’anse apportaient une rupture salutaire dans la monotonie lisse de l’objet. Tout à côté, un verre en cristal empli à moitié de vin rouge serait disposé, ceci afin d’étudier l’effet de transparence puis enfin au premier plan une main coupée, sa propre main, serait posée paume retournée et doigts légèrement incurvés vers le ciel. Évidemment, la composition de sa toile ne répondait pas expressément aux critères classiques, mais il aima cette idée d’associer une main coupée à des objets usuels et puis, n’était-ce pas une nature morte ? Il sourit et se mit au travail. Le dessin lui demanda peu de temps. Le plus difficile fut de bien représenter sa main droite et il prit finalement la résolution de la photographier sous le bon éclairage afin d’en avoir la perspective la plus fidèle possible. Vers midi, il déjeuna d’un repas frugal et vida le verre en cristal par distraction en l’emmenant sur le balcon. Vers la fin de l’après-midi, alors que la lumière avait déjà beaucoup baissé, il alluma au-dessus de son lutrin un éclairage naturel afin de terminer les derniers détails de sa main coupée. Il sentit soudainement une douleur lancinante dans le poignet et secoua celui-ci à plusieurs reprises comme pour en détacher quelque insecte urticant. La main sur la toile lui posait un problème surtout au niveau de son sectionnement. Il l’avait représentée sectionnée un peu au-dessus du poignet et de façon telle qu’on aurait pu penser que cela avait été fait avec une scie circulaire. Comme la perspective offrait la vue des doigts au premier plan, on ne voyait rien de l’intérieur de la blessure, seulement la périphérie légèrement ensanglantée. Il n’était pas du tout satisfait de cet effet de « coupe ». Il chercha dans sa documentation des exemples dont il pourrait s’inspirer. Après avoir visionné plusieurs photos, notamment prises par des médecins militaires et qui commencèrent à lui donner la nausée, il décida simplement de suggérer l’arrachage de la main et non le sectionnement par l’ajout de fragments d’épiderme pendouillant. Il recula pour apprécier l’intégralité de sa toile en se massant le poignet qui décidément le faisait de plus en plus souffrir. Il se rendit compte qu’une main coupée ne pourrait en aucun cas avoir une carnation aussi rosée et naturelle, à moins qu’elle ait été sectionnée très peu de temps auparavant. Il secoua la tête et maudit son manque de concentration. Il venait de gâcher plusieurs heures pour un résultat loin, très loin d’être satisfaisant. La douleur qu’il ressentait crescendo au poignet ajoutait à son énervement. L’abattement le fit s’asseoir. Il sentit le découragement le gagner, mais l’image de Philippine, son sourire et la promesse de son corps révélé le firent se lever en un instant. Il prit un chiffon et effaça promptement la main. Il regarda à nouveau son œuvre. Il se sentit plus léger. Miraculeusement, la douleur intense ressentie encore quelques secondes auparavant s’était évanouie. Il inspecta les doigts de sa main droite, retourna celle-ci et fit jouer les articulations des phalanges et du poignet. Tout allait bien. Sans doute un problème de circulation sanguine pensa-t-il. Il redouta tout à coup les prémices d’un accident cardio-vasculaire et se promit d’en parler à son médecin rapidement. Pour l’heure, il lui fallait faire quelque chose avec cette nature morte. Devait-il la jeter ? Après réflexion, Julius décida de remplacer la main coupée par un bougeoir noir de jais sur lequel était plantée une grosse bougie jaune orangé dont la flamme activait la translucidité. Bien sûr, la nature morte offrait à présent une facture des plus classiques, mais le résultat était prometteur. Il avait finalement pu insuffler une émotion dans sa toile en mariant harmonieusement les formes et en accentuant les ombres portées, ce qui donnait à l’ensemble une dynamique qui contredisait la nature même de l’œuvre. Quant aux couleurs, si celles-ci lui plaisaient, il se doutait bien qu’il était le seul à les appréhender ainsi et après tout, ne peignait-il pas principalement pour lui ? Au bout de cette première journée véritablement consacrée à l’achèvement d’une œuvre, il eut la confirmation d’avoir fait le bon choix. Ce n’était qu’un pinceau à la main, dans une atmosphère embaumant la térébenthine et l’huile d’œillette qu’il était heureux. C’était aujourd’hui une certitude. Il appréciait particulièrement l’acte de création lorsque mystérieusement, par une touche de terre de Sienne ou de vert, il donnait du relief à une forme en jouant avec la lumière. Il était loin, très loin de maîtriser la technique picturale et ne pensait d’ailleurs pas pouvoir y parvenir un jour, principalement du fait qu’il hésitait toujours entre plusieurs façons de procéder. Il admirait des peintres aux techniques radicalement opposées et n’arrivait pas à comprendre pourquoi les émotions qu’il ressentait en admirant leurs œuvres ne s’ordonnaient pas chez lui selon une certaine échelle de valeurs. Mais pouvait-on calibrer ses émotions ? Il ressentait la même « claque » lorsqu’il voyait un tableau de Hopper ou de Rembrandt, de Rockwell ou de Dali, mais ô combien ces génies travaillaient différemment. Pourtant, s’il appréciait la technique, seule primait pour lui l’émotion, le résultat. Pourrait-il dire qu’il n’aimait pas Renoir sans passer pour un imbécile ? Tout le monde aimait Renoir. Lui non. Il trouvait ça kitsch, ruisselant de mièvrerie, sans relief et coloré comme une boîte de gâteaux bretons. Renoir ne le transportait pas. Pourquoi ? Il admirait sa technique, mais pas ses toiles, voilà tout. Alors, comment faire ? Comment trouver « son » style ? Il se dit qu’il n’avait pas à en trouver un. Il allait peindre. Seulement peindre, avec son daltonisme, son manque d’expérience, ses erreurs de perspectives, de teintes, de dessin. Renoir avait dû faire pareil. S’il avait appris les bases aux Beaux-Arts, il avait su développer une façon de peindre très caractéristique. Seul comptait son plaisir, sa joie de peindre. Après tout, peindre est un acte essentiellement égoïste.
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