Le contrat des joueurs stipulait que, lors de leurs déplacements en province, ils revêtaient blazer et cravate dessinés aux couleurs du club de football par son nouveau président, un roitelet du Sentier, Benoit Palmer. Ce dernier n’en était pas encore revenu d’avoir pu s’offrir une équipe reléguée en deuxième division, certes, mais au passé prestigieux. Il avait exprimé le désir que Philippe Scham arborât, lui aussi, la cravate du club, mais le vice-président lui avait laissé entendre qu’il ne portait cravate qu’aux baptêmes et aux enterrements. Conscient d’avoir gaffé, Palmer avait bredouillé un « Je comprends, commissaire » embarrassé. Spécialiste du prêt-à-porter, styliste à ses heures, il ne connaissait pas grand-chose à l’univers du football professionnel, mais ne demandait qu’à s’instruire…
Son prédécesseur, de la même génération mais d’une tout autre trempe, avait été reconnu coupable à cent pour cent de la descente aux enfers de son club bien-aimé. Scham était persuadé que le président Morel, où qu’il se trouvât, suivait à la loupe les médiocres prestations d’une équipe qui ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait été au temps où il essayait, à coups de millions, de réunir sous sa bannière quelques-uns des meilleurs internationaux du monde. Officiellement, Morel avait été victime d’un accident de la route quelque part en Amérique centrale, mais Scham avait la conviction qu’il était bien vivant et attendait son heure pour ressusciter. Scham avait pas mal réfléchi au problème, comparé certaines informations en apparence contradictoires.
En attendant, le président Palmer, avec un réel courage, avait épongé les dettes du club, remis de l’ordre dans les comptes et prôné la transparence là où Morel avait cultivé l’opacité, ce qui n’avait pas toujours facilité la tâche de Scham dans ses fonctions honorifiques de vice-président auxquelles il consacrait une grande partie de ses loisirs. Selon les accords tacites qui le liaient au président Morel, il était chargé, à l’intérieur du club, de ce qu’on appelle dans les entreprises les RH, les relations humaines… Palmer n’avait voulu reprendre le club et son passif que si Scham consentait à en conserver la vice-présidence. Lui aussi attachait la plus grande importance aux relations humaines. Pris au piège, le commissaire avait accepté. Ce qui expliquait sa présence ce soir dans cette hostellerie de province choisie par Palmer pour le repas de fin de match.
En d’autres temps, l’établissement aurait été assiégé par les caméras de télévision et les chasseurs d’autographes. Mais, deux ans après sa dégringolade, le club appartenait déjà au passé et n’avait droit qu’au seul photographe du canard local, ainsi qu’à quelques nostalgiques en quête de têtes connues. De l’ancienne équipe, il ne restait que Miller qui, à trente-cinq ans, faisait figure de vétéran. Les internationaux avaient tous quitté le navire en perdition. Tisserand, dribbleur inspiré, jouait maintenant dans un club anglais. Malek, gardien de but légendaire, était devenu entraîneur et on se l’arrachait à prix d’or.
Le vice-président représentait Palmer au dîner. Il ne prêtait qu’une attention discrète au flot de paroles que déversait sur lui son vis-à-vis de table, un individu qui transpirait beaucoup et lui vantait les mérites d’un joueur encore adolescent avec un bagout qui n’avait rien à envier à la dialectique d’un vendeur de voitures d’occasion.
— Des coups de pied arrêtés de toute beauté, le coup d’œil d’un futur joueur-clef, un sens tactique du tonnerre de Dieu, et tout ça à quinze ans !
Dubosc était un impresario qui vendait de l’athlète au poids. Sa spécialité : le footballeur en herbe, tout juste sorti de l’enfance, qu’il dénichait dans les clubs de banlieue ou directement dans certains pays d’Afrique. Il faisait signer des contrats d’exclusivité à des parents éblouis devant les perspectives qui s’ouvraient à leur rejeton, lequel se voyait déjà accordant des interviews aux journaux télévisés. Dubosc était bien placé pour savoir qu’un futur champion était aussi rare qu’un esprit dans une lampe à huile. L’expérience lui avait cependant appris qu’avec un seul joueur qui réussissait il retrouvait au centuple les sommes investies dans la carrière des autres, condamnés à l’anonymat. C’était lui qui avait établi le premier contact entre le défunt président Morel et Zacharias, l’attaquant colombien. Dubosc ne s’en vantait pas…
— Je verrai avec plaisir votre petit prodige, lui dit Scham qui ne refusait jamais de rencontrer un débutant, ne serait-ce que pour le mettre en garde contre tout ce qui, dans le foot professionnel, dégageait comme un parfum de pourriture.
À l’âge de quinze ans, Philippe Scham avait, lui aussi, la foi, l’enthousiasme, les qualités athlétiques indispensables et, déjà, beaucoup de talent. De poussin à junior, il avait accompli un parcours sans faute. L’entraîneur d’un club de première division, posté en bord de touche lors d’un match amical entre équipes juniors, avait remarqué cet arrière central d’une foudroyante rapidité dans sa course en ligne ; il avait décidé de le prendre sous son aile. Devenu joueur professionnel recruté par un grand club, Scham pouvait dès lors envisager son avenir avec sérénité. Mais il était écrit quelque part que Philippe Scham n’accomplirait jamais son destin d’international… Lors d’un match d’entraînement, il avait été touché au genou. Il n’avait jamais été blessé auparavant. Il s’était penché, comme foudroyé par la douleur, et avait vu sa rotule sortir.
Il avait quitté le terrain sans se douter qu’il venait de disputer son dernier match. Il avait dû subir deux opérations après qu’on eut constaté la rupture des ligaments croisés et la présence d’un kyste baladeur. Durant la période de repos et de rééducation, pour vaincre l’ennui et ne pas se poser certaines questions au sujet de son genou (tiendra-t-il ou ne tiendra-t-il pas ?), il avait repris ses études là où il les avait laissées le jour où il avait signé son premier contrat de footballeur professionnel. En même temps, il se tenait prêt à reprendre sa place occupée dans le groupe par son suppléant. Et puis tomba la nouvelle, au terme d’un de ces examens de routine qu’il devait subir à la Pitié où il avait été opéré : « Vous ne rejouerez jamais ! »
Philippe Scham encaissa. Il venait de rencontrer Jeanne et, peu après, il avait réussi avec brio le concours de commissaire. Pour son sport de prédilection, il conservait une passion intacte. Pas d’amertume. Il lui arrivait même d’esquisser une petite course en ligne sur le terrain, ballon au pied. Le style d’un défenseur de grande classe. Dans la vie, le commissaire boitillait légèrement. Surtout quand il était fatigué ou quand il avait connu des contrariétés.
Le banquet de fin de match suivait son cours. On en était au fromage. Scham était impatient de rentrer à Paris. Comme souvent ces derniers temps, il se demandait si le moment n’était pas venu de tourner la page. Changer de vie. Le vieux maître d’hôtel se pencha sur son épaule :
— On vous demande au téléphone, monsieur le commissaire…
Pendant tout le dîner, les joueurs s’étaient fait appeler sur leur portable, ce qui les transformait en autant de solitaires au regard vague, en conversation avec des ombres. Le murmure de leurs voix remplissait le salon particulier d’un bourdonnement étouffé sans rapport avec les discussions habituelles autour d’une table. Scham réalisait brutalement que cet ensemble d’individualités en blazer griffé Palmer ne formerait jamais une équipe fraternelle comme celle que Morel avait finalement réussi à constituer avant d’être saisi par la folie des grandeurs… Il était sans doute prématuré d’en débattre avec le président qui l’appelait de Suisse pour s’informer du déroulement d’un match auquel il n’avait pu se rendre, mais dont il venait d’apprendre les résultats.
— Un match nul, affirmait-il, pour une équipe encore en rodage, ça n’a rien de déshonorant. Ce n’est pas votre avis, commissaire ?
Le barman, spencer blanc et galons dorés, s’activait à l’autre extrémité du comptoir. Scham, juché sur un tabouret cuir et métal, relatait à Palmer les péripéties d’une première mi-temps sans grand éclat, les attaques brouillonnes, les contres laborieux, les coups francs mal exploités. En seconde mi-temps, l’équipe s’était montrée incapable de marquer un but, malgré quelques combinaisons valables, mais exécutées sans conviction véritable.
— Et le public ?
— Clairsemé. Il a eu droit à un échantillonnage complet de nos défauts !
— Que pensez-vous de Castan ?
C’était le nouvel entraîneur. Le troisième en deux ans.
— Trop facile de lui faire porter le chapeau, président…
Castan n’avait pas l’envergure d’un Paul Piel qui avait failli leur faire gagner la Coupe il y a quelques années et qui entraînait maintenant le Bayern de Munich, mais c’était un bon meneur d’hommes. Palmer et lui avaient tout mis en œuvre pour redorer le blason du club, mais, pour le moment, l’essentiel leur faisait défaut : les résultats !
— Alors, que faire ? questionna le nouveau président.
Scham faillit lui répondre « Ressuscitons Morel ! », mais il n’en fit rien.
— Je pense à un renouvellement complet des effectifs, reprit Palmer.
— Bonjour, les dédits ! murmura Scham.
Son interlocuteur en Helvétie où il résidait se mit à jongler avec les millions. De nature, il était près de ses sous, mais, pour un accro comme Palmer, le foot était comme une drogue. « La cure de désintoxication sera douloureuse », pensa Scham. Son regard s’attardait sur les photos glissées dans le cadre de l’immense miroir qui surplombait le bar, pendant que le président échafaudait des projets de « restructuration ». Les clichés représentaient un choix de personnalités connues qui s’étaient arrêtées ici, le temps d’un déjeuner ou d’une soirée. Des artistes en tournée, des animateurs de télévision entre deux âges et une brassée de politiciens en rupture de scandale. Rien que du beau linge. Au centre de tout cet étalage d’estomacs repus, Scham avait repéré la photo du maître-queux, propriétaire de l’établissement, toque blanche, panse rabelaisienne et beaucoup d’autosatisfaction dans le regard. Banal, comme les poutres apparentes et les fanions d’associations sportives au-dessus du bar. Mais pas si banal que ça aux yeux de Philippe Scham, qui se penchait pour mieux examiner le personnage.
— Nous pourrons en parler demain à tête reposée, dit-il au président qui n’en finissait plus de restructurer son jouet beaucoup plus coûteux que la plus dépensière des maîtresses.
Après avoir raccroché, il resta le regard fixé sur la photo de l’aubergiste qui ressemblait comme un frère moustachu à un homme qu’il avait rencontré pour la première fois au temps lointain où il effectuait son stage de commissaire à l’École nationale supérieure de police. Même âge, même cursus universitaire, mais c’est tout ce qu’ils avaient en commun.
Le commissaire Charles Beyrand avait choisi le métier de policier après avoir très sérieusement envisagé celui de truand. Il avait fait quelques confidences à Philippe Scham, qu’il surnommait Saint-Just. Des confidences qu’il devait beaucoup regretter par la suite, pensant que Saint-Just était susceptible d’en faire état pour lui nuire dans le déroulement de sa carrière. Une démarche qui ne correspondait en rien à l’éthique de l’homme qu’était le commissaire Scham. Ils s’étaient perdus de vue après leur stage et ne devaient se retrouver que bien des années plus tard, alors que Beyrand était devenu le chef de la brigade des stupéfiants, et Scham, le patron d’un commissariat de police parisien « haut de gamme ». « L’affaire » remontait à plus de deux ans et avait fait couler beaucoup d’encre, avant de sonner le glas des ambitions démesurées du président Morel et de faire rétrograder son équipe dans les profondeurs de la deuxième division. Le foot, ses divinités et ses promoteurs en avaient constitué la toile de fond. Beyrand s’était vu contraint de présenter sa démission avant de se reconvertir dans la restauration de luxe. Un parcours qui avait le mérite d’être original.
Scham détacha son regard de la photo du maître de céans, qui ne lui rappelait rien que des mauvais souvenirs. Du bar, il pouvait voir la grande salle à manger. Les affaires paraissaient prospères : il n’y avait pas une table de libre. Beyrand s’était toujours vanté que très peu de femmes résistaient au charme de sa cuisine. Scham l’apercevait, toque penchée sur l’oreille, serrant les mains des clients qui commençaient à prendre congé, virevoltant à droite et à gauche, heureux, épanoui, dans son élément. Qui avait prétendu que les salauds allaient en enfer ? Celui-ci avait atterri au paradis. Son paradis. Passé à la lessiveuse du temps, mais au mieux de sa forme. Il n’était pas impossible qu’il touchât une petite retraite…
Il avait disparu. Réfugié dans ses cuisines ou noyé dans ses casseroles. « À la trappe, Beyrand », songeait Scham. Pour le commissaire, la sauce était un peu relevée, mais il ne pouvait se payer le luxe de partir avant le dessert. Précisément, deux serveurs pénétrèrent dans le salon particulier et posèrent sur la table l’omelette norvégienne, sous les applaudissements de l’assistance. Et voilà que réapparaissait le chef, comme le veut la coutume dans ce genre de soirée. Et ce qui ne pouvait pas ne pas arriver arriva : l’homme à la toque blanche se dirigea droit vers le commissaire Scham, les mains tendues, théâtral comme jadis, lorsqu’il terrorisait les lieutenants des stups.
— Saint-Just ! Il aura donc fallu un match de foot pour que tu consentes à venir jusqu’ici pour goûter à ma cuisine !
Depuis des années, on n’avait plus donné du Saint-Just à Philippe Scham, dont Beyrand saisit d’office les deux mains pour les serrer avec effusion.
— Toujours le même ! s’écria-t-il.
Ensuite, et par ordre de préséance, il salua les quelques notables locaux qui avaient été conviés au banquet. Visiblement, ils n’avaient rien à lui refuser. Il disparut comme il était arrivé. En coup de vent. Sans doute pour aller serrer les mains d’autres habitués sur le départ.
Le désordre des fins de soirée fournit au commissaire l’occasion de s’esquiver discrètement. À la place où se tenait tout à l’heure le barman, une jeune femme était plongée dans ses comptes. Le maître d’hôtel était debout près d’elle dans une attitude à la fois familière et déférente. Lorsqu’elle leva la tête, Philippe Scham la reconnut. Il éprouva comme un léger choc et s’immobilisa sur place. Elle le regardait sans émotion apparente. Scham ne s’attendait pas à la retrouver là. Elle semblait faire partie de la maison.
— J’espère que tout a été à votre convenance, commissaire, dit-elle dans son français très pur, teinté d’un léger accent des Balkans.
Elle était toujours très belle, un peu griffée par le temps, ce qui ajoutait à son charme.
— Bonsoir, Anna, répondit-il, retrouvant ses esprits. Il ne l’avait pas revue depuis l’affaire. Elle se tourna vers le maître d’hôtel qui attendait ses ordres.
— Vous pouvez partir, Jean.
Le commissaire s’approcha et posa ses deux mains à plat sur le comptoir du bar, sous la lumière atténuée que dispensaient quelques spots fixés au plafond. Difficile d’interpréter le regard d’Anna Torov.
— Vous ne changez pas, commissaire.
— J’ai pris quelques kilos, et vous, vous avez embelli. Comment va la vie, Anna, depuis… ?
Il n’acheva pas sa phrase. Elle le fit à sa place :
—… depuis ma sortie de prison ?
Il s’en voulait de n’avoir rien trouvé de mieux que de lui rappeler une période sombre de son existence. Elle n’avait pas l’air, cependant, d’y attacher la moindre importance. Et sa seule présence dans cet établissement apparemment florissant, tenu par un ex-patron des stups, prouvait qu’elle assumait son passé sans aucun état d’âme. Elle écarta de son front une mèche rebelle et Scham découvrit alors l’alliance en brillants qu’elle portait au doigt.
Les doubles portes du salon particulier s’ouvrirent dans un grand mouvement théâtral pour livrer passage à tous les participants du banquet. Ils envahissaient le bar et les vestiaires. La réponse à la question que se posait le commissaire lui fut fournie par un notable barbu et décoré. N’était-ce pas le sous-préfet qu’on lui avait présenté en début de soirée ? Le personnage baisa la main d’Anna, précautionneusement.
— Ce soir, votre mari s’est surpassé, chère madame ! Une brandade d’anthologie !