Chapitre 1
Chapitre 1
Les yeux gris glauques, la bouche largement fendue, Sacha Malinsky, surnommé le Crapaud, avait tout d'un batracien. N'aimant pas le boulot mais bien le fric, il trafiquait avec de la drogue, trempait dans la prostitution, grugeait des belles sur le retour désirant un compagnon pour sorties sérieuses et plus, si entente.
Les prodigalités de sa première victime, une veuve très fortunée et pas moins généreuse, lui avaient permis d’acheter la voiture de ses rêves, une Chevrolet Corvette Mako Shark II, voiture américaine mythique fabriquée à Flint ; elle fut la première du genre à circuler dans la région.
Petit, grassouillet, la peau parsemée d'impuretés, la tronche rappelant celle d'un insecte, les bras courts en forme d'ailerons, le poil couleur rouille clairsemé, Toni Marvot avait toujours été attiré par la photographie. Travaillant chez Kodak, il fut un des premiers à posséder, en 1972, un Instamatic de poche. En 1980, alors que son célèbre employeur fêtait ses cent ans d'existence, Toni Marvot se mit à son compte. Il louvoya, caméra au cou et pupille en alerte, à l'affût de la prise de vue devant lui apporter, à défaut du Prix Pulitzer, consécration professionnelle et félicité financière ; mais le succès le fuyait. En attendant un avenir meilleur, il officiait lors de mariages, de banquets, de fêtes de familles ; ce n'était pas l'Eldorado. Il continuait, en vain, la chasse à une célébrité qui n'avait aucune raison de perdre la tête en le voyant. Pour amortir son loyer, il mettait à disposition d'une belle de jour et de nuit la mansarde de son appartement lausannois situé à la Route de Genève. Il s'essaya comme photographe reporter pour le compte d'un journal combattant le racisme.
C'est en cette qualité qu'il guetta, un beau jour, l'arrivée d'un président dont la fortune dépassait la dette extérieure de son pays. La peau plus boursouflée que jamais, Toni Marvot brassait l'air de ses ailerons tout en attendant l'arrivée de Son Honneur élu, lors d'une votation populaire, à environ cent pour cent des voix de ses administrés.
A côté de l'Insecte photographe, des gendarmes, sanglés et bottés de frais, surveillaient les alentours. La voiture, croisement entre une Mercedes Turbo et un bus Toyota tout terrain, arriva et stoppa tout en souplesse. Cet engin motorisé, le pare-brise résistant aux balles et la carrosserie n'ayant rien à envier à un char de recon-naissance ou à la Papamobile, avait coûté une fortune : de quoi nourrir un millier d'indigènes affamés quelques lunes durant.
Les policiers, alors que les voyous s'en donnaient à cœur joie et que les pendulaires se morfondaient dans des embouteillages, rectifièrent leur tenue.
Une portière de l'auto au fanion présidentiel s'ouvrit.
Toni Marvot, l'objectif en alerte, s'avança.
Quatre malabars l'entourèrent, le poussèrent de côté.
— Je suis journaliste ! se défendit le photographe.
Deux autres gardes du corps, et le président vénéré, sortirent du véhicule pour s’engouffrer dans la villa toute proche.
— Au secours, couina Toni Marvot.
Les cogneurs, sans se soucier le moins du monde de la liberté de presse en pays étranger, le tabassèrent. Ils arrachèrent, jetèrent au sol et piétinèrent la caméra, le zoom, l'objectif à angle obtus pour photos de famille, le dispositif macro pour immortaliser les abeilles butineuses.
Les gendarmes ne savaient plus où regarder afin de ne rien voir, ni entendre. C'est alors que le patron des pandores vint à leur aide : une grand-mère traversait la route en diagonale, cahin-caha, un panier à un coude et une canne à la main.
Les quatre gardiens de la paix se ruèrent sur elle.
— C'est interdit ! Faut utiliser le passage à piétons !
— Qu’avez-vous dans ce panier ?
— Vos papiers, et vite !
La grand-mère manqua s'étouffer de peur ; elle se crut quelques décennies plus jeune, du temps des sbires de la Gestapo ou du KGB.
Ses parents lui avaient pourtant rabattu les oreilles que la police de chez nous n'arrête pas les honnêtes gens. Elle ne voulait en rien faire le coup du parapluie bulgare avec sa canne. Son panier ne contenait qu'une boîte de miettes de thon au mercure baignant dans de l'huile de mitraillette ; c'était son entrecôte à elle, sa débauche culinaire hebdomadaire. Elle se l'offrait, une fois payé le loyer qui ne cessait d'augmenter et déduites les primes de l’assurance maladie toujours plus chère. Le poulet, aux hormones et au goût de poisson, ne figurait à son menu que pour le jour de l'An et celui de la Fête nationale. Personne ne demandait sa carte d'identité quand elle devait s'acquitter d'impôts, sa contribution à l'ordre et à la justice, alors que les diplomates, gagnant en un rien de temps ce qu'elle recevait par mois, ne paient fichtre rien.
Les gorilles du président ami du peuple disparurent, après avoir fini de tabasser l'Insecte, dans la villa fortifiée à l'immunité diplomatique.
— Messieurs les agents ! cria le photographe, l'arroseur arrosé venant demander secours à ceux qu'il démolissait allègrement de sa plume fielleuse.
Car Toni Marvot cassait des crayons sur les fonctionnaires, noircissait la police, critiquait tout ce qui portait un uniforme, depuis le pompier à l’officier de l’Armée du Salut, tout en passant par les fanfares et les groupes folkloriques.
Mais les policiers se trouvaient toujours aux prises avec la grand-mère.
— Attention, elle va claquer, avertit le plus haut en grade.
Il venait de participer à un cours pour secouristes.
— Ramenons-la chez elle, proposa un agent doté de sens pratique et humain.
— Je peux rentrer seule, se rebiffa l'aïeule.
— Que non ! On vous raccompagne ; on vous doit bien ça ! proposa le plus jeune.
Elle lui rappelait sa propre grand-mère ; en plus, il rageait de tracasser les petites gens et de laisser filer les gros poissons.
— Alors ! hurla Toni Marvot, vous ne verbalisez pas mon passage à tabac ?
— Je n'ai rien vu, déclara le caporal.
Il avait reçu un blâme suite à un article tendancieux de l'Insecte.
— Je ne fume pas, ajouta le rigolo de la b***e.
Il s'était juré de ne plus s'énerver afin d’atteindre la retraite sans ulcère à l'estomac.
— Circulez ! ajouta le menaçant.
Il avait de la peine à ne pas dire les quatre vérités à ceux de la presse dénigrant la police, mais n'hésitant pas à faire appel à ses services en cas de besoin.
Profitant de cette diversion, la grand-mère partit en s'appuyant sur sa canne.
— Rectifiez la tenue ! ordonna le brigadier. Mission terminée ! Rien à signaler ! On rentre !
Écœuré, Toni Marvot devint un poil r*****e en un brin de seconde. Son image du monde n'était plus noire ou blanche ; elle avait viré au gris. Les bras courts dépassant de peu son corps obèse, il se précipita vers le premier local venu : le bar du Lapin Sauteur. Il y fit la connaissance d'un type jouant ostensiblement avec l'immense pierre qui garnissait son auriculaire gauche.
— Sacha Malinsky, se présenta le Crapaud.
— Toni Marvot, zézaya l'Insecte.
Au gré de la discussion, le Crapaud, cherchant un photographe à l'éthique pas trop chatouilleuse, et l'Insecte, fauché, décidèrent de travailler ensemble.
Les deux associés photographièrent et firent chanter les amants occasionnels, versèrent dans la pornographie, ouvrirent un s*x-shop.
— Je te dis que c'est du gâteau, assura Sacha Malinsky.
Il abattit sur la table sa main gauche à l'auriculaire portant un diamant de grosse taille.
— Tu crois ? s'enquit Toni Marvot, assez loin de partager ce point de vue optimiste.
— J’en suis certain ! Le vigile n'arrive qu'à dix heures. A neuf heures, je me rends dans la bergerie.
— Comment ?
— Par la porte, pardi.
— Passe-partout ?
— Non ! Avec une clé que j'ai piquée à la propriétaire.
— Chapeau !
— Il faut savoir y faire, plastronna le Crapaud, avec un sourire baveux.
— Et puis ?
— Je débranche l'alarme, je rafle le plus possible, je réenclenche la sonnerie, je sors, je referme la porte à clé ; voilà !
— Et moi ?
— Toi, tu montes la garde à proximité ; le passage n'est pas très fréquenté.
C'est ainsi que le soir suivant, à neuf heures, Sacha Malinsky se trouvait devant la bijouterie genevoise Au Bijou.
Toni Marvot faisait les cents pas ; en photographe invétéré, il avait sa caméra de poche chargée d’un film super sensible de 400 Asa dans son veston.
Tout semblait se dérouler sans problème.
Les rares passants les ignorèrent.
Le Crapaud alla dans le local comme le propriétaire l'aurait fait ; ça compte, l'aplomb. C'est même le fil à plomb du parfait cambrioleur.
Puis un homme arriva, s'approcha de la porte, scruta le numéro et oh stupeur, entra.
L'Insecte ne réagit pas, car le surveillant, seule personne d'où eût pu venir le danger, était beaucoup plus jeune et portait un uniforme. Curieux, le photographe se rendit également dans la bijouterie.
Sacha Malinsky allait ouvrir le coffre lorsque l'inconnu demanda, avec un fort accent italien :
— Que faites-vous là ?
Sacha Malinsky sortit son pistolet muni d'un silencieux, effectua une demi-rotation, tira. L'homme ne s'écroula pas tout de suite. Le Crapaud fit feu à nouveau. L'Insecte, instinctivement, immortalisa la scène. Puis les deux voyous sortirent, traversèrent quelques ruelles sombres. Malinsky jeta son arme dans une canalisation. Ils arrivèrent à leur voiture et partirent au plus vite.
Ni vus ni connus, pas d'or, mais un cadavre sur les bras : celui de Pietro Malnati ; il avait remplacé, à pied levé, son fils tombé malade. Son tort fut de ne pas avoir respecté l'horaire prescrit.
Toni Marvot cacha précieusement la photographie. On y voyait Sacha Malinsky tirer sur un homme aux tempes argentées tendant les mains, comme pour retenir la balle qui allait le tuer.
Le photographe pressentit qu'il devrait, avec un associé comme Malinsky, avoir plus d'une corde à son arc s'il voulait garder la tête sur les épaules.
L'inspecteur Jabert soupçonna bien Malinsky d'avoir trempé dans ce meurtre ; mais la veuve d'un magistrat haut placé témoigna, les joues roses d'embarras, que le Crapaud avait passé la soirée dans son salon et la nuit dans son lit.