Loin dans le temps-1

2116 Words
Loin dans le temps roman ISBN : 978-2-37873-001-7 Collection Blanche : 2416-4259 Dépôt légal janvier 2018 © couverture Ex Aequo © 2018 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite. Éditions Ex Aequo 6 rue des Sybilles 88370 Plombières les bains www.editions-exaequo.fr Quali colombe dal disio chiamate Con l'ali alzate e ferme al dolce nido Vengon per l'aere dal voler portate Quali colombe dal disìo chiamate Dante, La Divine Comédie. Chant V Pareilles à deux colombes que le désir appelle Et qui s'en vont hautes les ailes Et déployées vers la douceur du nid À travers l'espace par leur vouloir portées Ainsi nos âmes peut-être un jour S'en iront-elles deux par deux à l'infini Dans l'espace et le temps Divinement réunies Giani Esposito, Les deux Colombes I Bon, voilà, j’y suis devant ce maudit cahier que je viens d’acheter à Auchan, moi qui pourtant aime écrire, je me retrouve comme un imbécile devant cette première page blanche. Dieu sait que j’ai souvent essayé de repousser ce pensum, mais c’est une nécessité contre laquelle je renonce à présent de lutter. Elle s’est emparée de tout mon être et a balayé toutes les résistances que j’essayais de lui opposer. L'événement inexplicable et totalement incongru qui est venu perturber une vie dans laquelle j’avais cru pouvoir censurer définitivement le passé, vie que j’avais eu l’illusion de rendre sans aspérités, sans surprises, avec de petits bonheurs, disons plutôt de petits plaisirs sans conséquences et, pour le pire, quelques petites contrariétés sans gravité, en est la cause troublante. J'ai toujours choisi la solitude et fui tout commerce avec mes semblables, mon credo est clair : surtout ne plus jamais m'attacher, ne plus jamais souffrir ce que j'ai souffert. Aimer signifie absence, séparation, disparition de l'être cher. Merci, j'ai donné. C'est pourquoi j'ai même renoncé à prendre un animal qui aurait pu me tenir compagnie dans l'isolement que j'ai choisi. Mais maintenant qu’un passé lointain que j’avais su chloroformer a soudain ressurgi brutalement, réduisant en miettes les fortifications que j’avais bâties au fil des ans pour me protéger, je ressens un besoin irrépressible d’analyser et de comprendre, qui me pousse irrésistiblement à noircir ce papier, à me confier en toute intimité, sans risque et sans pudeur, à un lecteur virtuel attentif et complaisant. Je sais bien que personne à ma mort ne ramassera ce cahier, personne ne le lira et personne ne ressentira l’impérieuse obligation de le faire publier. Dans mon imagination le scénario est tout tracé : un jour, un voisin constatera : « Tiens ça fait longtemps qu’on n’a pas vu le vieux monsieur du premier ! », ou bien il alertera la police et les pompiers à cause de l’odeur nauséabonde provenant de l’appartement. Et après avoir défoncé la porte, on découvrira mon cadavre déjà à moitié décomposé. Fait divers sordide relayé par les journaux, commentaires pieux sur la solitude de la vieillesse. Et mon cahier sera brûlé avec le reste. Mais j’aurai raconté ce que moi seul j’ai pu vivre, qui disparaîtra avec moi, et j’aurai ravivé le souvenir, puisqu’il a décidé de ressusciter malgré moi, me forçant à sortir de mon hibernation volontaire. Et, l’avouerai-je, peut-être éprouvé-je un certain plaisir masochiste à faire renaître des souffrances aussi indicibles que les bonheurs qui les ont accompagnées. Mais aussi surtout j’ai besoin de comprendre… Comprendre quoi ? me direz-vous. Il est temps que j’en vienne aux faits : cela remonte à présent à quelques semaines, quand on déposa dans ma boîte une enveloppe qui contenait une courte lettre, lettre dont l’écriture familière et si reconnaissable me sauta littéralement à la figure, me plongeant dans un état de sidération et d’incompréhension totales. L’expéditeur de cette missive ? Frédéric, Fred, MON Fred, FRED !!! dont le corps repose depuis près de quarante ans dans le petit cimetière de Métancourt. II S’il est des moments de ma vie qu’il me sera très difficile d’évoquer tant ils sont douloureux, ce n’est pas le cas de ma prime enfance bien qu’avec le recul elle me paraisse bien morne et tristounette. Je suis un enfant de l’après-guerre, un « baby boomer », comme on dit, et si je me remémore avec plaisir cette période, je me rends compte que c’est davantage dû à la nostalgie d’un passé révolu où le temps s’était arrêté au bord du vingtième siècle avant la frénésie technologique de ces dernières décennies. En parler c’est décrire un monde quasi préhistorique pour un jeune d’aujourd’hui. Les parties acharnées de billes sous le préau de l’école, les caramels à un franc, le passage de la locomotive à vapeur qui nous enveloppait de son nuage cotonneux sur le pont surplombant la voie ferrée, les pages de calligraphie avec les pleins et les déliés, la foire de quartier avec ses manèges désuets, qui bloquait pendant un mois un boulevard devenu à présent voie rapide, la Fête Dieu et sa débauche de pétales de roses et de pivoines, la grosse radio à ampoules qui trônait dans le salon, la remailleuse de bas dans son aquarium à la vue des passants, autant de clichés parmi d’autres qui peuplent mes souvenirs d’enfance. Mes parents tenaient un commerce de chaussures dans un quartier commerçant de Nancy. Nous occupions, au-dessus du magasin, un petit appartement de quatre pièces et pendant de longues années mon monde se limita à ce quartier qui, à l’époque, pouvait vivre en quasi autarcie, les petits commerces de proximité florissaient encore et il était facile de subvenir à tous les besoins essentiels de la vie quotidienne sans avoir à en quitter le périmètre. Fils unique, je vécus une enfance solitaire, mes parents, absorbés par leur travail ne rentraient que tard le soir après avoir fermé le magasin. Le dimanche était la seule journée où ils étaient véritablement présents pour moi, le lundi, jour de fermeture du magasin, étant consacré à vérifier les stocks, à passer des commandes, à mettre à jour différents papiers. J’aimais les rejoindre après l’école pour respirer l’odeur du cuir neuf, entendre le froissement du papier de soie, les aider à classer dans la réserve les dernières boîtes selon les modèles et les pointures. Ils me paraissaient alors être les maîtres d’un royaume enchanté, avec le pouvoir magique d’offrir, au bout d’une tige métallique se terminant en forme de nombril, ces ballons de baudruche multicolores que les enfants arboraient fièrement. Eux-mêmes étaient des solitaires. Hormis les relations indispensables de bon voisinage avec les autres commerçants, ils ne fréquentaient personne et, chose qui étonnait l’enfant que j’étais, semblaient seuls au monde. Mes camarades de classe avaient des grands-parents, des cousins, leurs familles se retrouvaient à l’occasion d’anniversaires ou de fêtes familiales, chez nous rien de tel, aucune allusion à un membre de la famille même lointain, aucune anecdote relative à leur enfance. J’étais trop introverti pour poser la moindre question d’autant plus qu’eux-mêmes ne se livraient jamais. Ils n’étaient pas « tactiles », n’extériorisaient jamais leurs sentiments devant moi, bien loin de ces parents de films américains qui étreignent régulièrement leurs enfants, leur frottent le dos en déclarant qu’ils les aiment. Ils m’aimaient cependant, soucieux de mon bien être, attentifs à mes résultats scolaires, désireux de m’offrir un bel avenir. Discrets ils étaient, discrets ils sont partis. Ce n’est que bien plus tard, trop tard hélas, que je découvris le drame dont ils ne parlèrent jamais et qui avait réuni ces deux êtres, seuls rescapés de leurs familles des camps de la mort, et que je compris pourquoi mon père en proie à d’horribles cauchemars hurlait la nuit, me glaçant d’effroi, recroquevillé au fond de mon petit lit. III Aussi loin qu’il m’en souvienne, je me suis toujours senti en décalage avec le monde dit « normal », formaté pour employer un terme plus actuel, qui m’entourait ; mais est-ce étonnant alors que mes parents eux-mêmes semblaient vivre dans une sorte de détachement désespéré, malgré les contingences bien concrètes de la vie de tous les jours ? Avec le recul je me rends compte que j’ai reproduit à ma manière cette fuite éperdue, ce besoin de bâillonner sa douleur, de vivre comme un survivant, sorte de zombie avant la fin suprême. Ce n’est que plus tard que j’ai pu appréhender dans toute son étendue ce malaise profond qui m’habitait dès le plus jeune âge, avant même que je sois en capacité de l’analyser, lorsque je retrouvai dans divers papiers après la mort de mes parents une lettre de mon institutrice d’école maternelle, adressée à ma mère, qui relatait un épisode de ma tendre enfance dont le souvenir était enfoui dans le plus profond de mon subconscient : elle m’avait retrouvé sanglotant dans un coin de la cour de récréation et à ses question pressantes je n’avais pu que répondre entre deux hoquets : « Pourquoi je ne suis pas une fille ? ». Cette dernière, une femme d’une grande humanité, qui suivit pendant de longues années ma scolarité, touchée par mon désarroi, avait cru bon d’en avertir mes parents. Comment réagirent-ils ? Je les soupçonne d’avoir cultivé ma virilité en m’offrant des jeux typiquement de garçons, train électrique, panoplie de cow-boy - moi qui aurais au moins voulu celle d’indien pour la perruque à nattes ! – voitures miniatures, ballon de football. Petit garçon obéissant et désireux de satisfaire en tout mes parents, je suppose que je compris très vite que je devais me comporter en bon petit soldat, en assumant ce que j’étais officiellement, chose relativement facile à réaliser, la nature m’ayant doté d’un physique sans ambiguïté sur ma masculinité. Le pli était pris : à dix ans j’accompagnais mon père pour supporter l’équipe de football de la ville, et au lycée de garçons si je préférais les sports individuels, je n’étais pas le dernier à rivaliser avec mes condisciples pendant les cours d’éducation physique et, le mimétisme aidant, j’étais loin de détonner parmi eux, même si j’étais foncièrement plus réservé. Je l’ai déjà dit : j’étais de nature introvertie, le plus souvent seul à la maison, aimant d’ailleurs cette solitude, et je trouvai très vite dans la lecture un monde dans lequel je pouvais m’évader. Mais l’émotion, le plaisir que provoquaient en moi certains livres auraient sans doute décontenancé leurs auteurs. Combien ai-je vibré à la lecture des Trois Mousquetaires et pleuré à la mort du malheureux Porthos, mais si je zappais complètement les amours de d’Artagnan avec madame Bonacieux, le lien indéfectible qui liait les quatre hommes me transportait littéralement. Un autre de mes livres de chevet, le Grand Meaulnes, me plongeait dans une profonde émotion qui se prolongeait bien après avoir fermé le livre. Mais Yvonne de Galais était l’intruse, qui venait perturber cette amitié si troublante entre le héros du livre et le jeune François Seurel. Je ne savais pas qu’un jour la fiction deviendrait pour moi une douloureuse réalité. IV En relisant les premières pages de ce cahier, je ne peux m’empêcher de sourire et de m’interroger sur ce penchant étrange que j’ai pour le pathos : dans les lignes que je viens d’écrire, ne suis-je pas en train de pasticher le ton larmoyant de tous ces livres qui furent dans mon enfance et mon adolescence mes livres de chevet ? Ainsi combien de fois ne me suis-je pas délecté à l’avance à la relecture de l’histoire tragique de Robert Shannon, le pauvre orphelin irlandais et catholique de Cronin perdu dans le monde hostile des Anglais protestants ; le point culminant de mon extase lacrymale était la mort de son meilleur ami, dont la chaussure, coincée dans les rails du chemin de fer, condamnait le malheureux à être broyé par la locomotive qui surgissait à point nommé avant qu’il n'ait eu le temps de défaire le nœud de ses lacets. Et Rémy de Sans Famille, David Copperfield… Tous ces destins douloureux me transportaient, et je m’identifiais à eux par je ne sais quelle perversité masochiste. Pourtant, si j’étais un garçon plutôt solitaire et introverti, j’étais de bonne compagnie, plutôt satisfait de mon sort et heureux de vivre, et mes lectures et mes centres d’intérêt ne se limitaient pas à ce que je viens d’évoquer : livres d’aventures, b****s dessinées, policiers faisaient aussi partie de mes lectures et une collection de timbres initiée par mon père occupait également mes loisirs, nourrissant mon imagination. Ma prédilection allait vers ceux qu’éditaient nos ex-colonies : paysages, monuments, flore, indigènes dans leur costume ethnique me faisaient voyager à bon compte. Et je n’avais de cesse de compléter les séries qui déclinaient toutes les nuances du pastel. Je rageais que mes parents n’aient pas plus de correspondants à l’étranger pour récupérer les précieuses vignettes qui auraient agrémenté ma collection. En fait, rétrospectivement, je m’aperçois que ce qui me troublait le plus profondément dès ma prime enfance se résume en deux mots : la mort et l’absence. Un de mes premiers souvenirs à ce sujet est un livre illustré dont le but pédagogique certainement très louable était d’apprendre à compter aux tout petits. C’était l’histoire de dix charmants chatons, dont le dessinateur avait accentué le caractère anthropomorphique en les revêtant de jolis costumes, robes et tabliers pour les filles, vestes et culottes courtes pour les garçons. A chaque page il en disparaissait un : « dix chatons partent à la pêche, l’un d’eux tombe à l’eau, il n’en reste plus que neuf ». Ce qui me scandalisait, c’est que les autres ne se souciaient absolument pas du malheureux qui allait se noyer, ils continuaient à pêcher comme si de rien n’était. Cela fait plus de soixante ans que je n’ai pas eu le livre en mains mais je revois parfaitement la page qui me bouleversait le plus : les chatons partaient en voyage tout joyeux dans une vieille guimbarde laissant sur place l’un des leurs en larmes et agitant vainement son mouchoir à carreaux. « Huit chatons partent en voyage, ils en oublient un, il n’en reste plus que sept… » et j’étais celui qui restait au bord de la route…
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