À la même époque, ma mère me chantait une chanson « Sur le pont de Nantes » qui me jetait aussi dans un abîme de perplexité. La belle Hélène mourait avec son frère, noyée après que le pont se fut effondré, pour avoir osé mettre sa robe blanche et sa ceinture dorée et être allée danser malgré l’interdiction maternelle. La conclusion laconique me glaçait d’effroi : « Voilà le sort des enfants obstinés… ». Pauvre Hélène et pauvre frère qui était venu la chercher dans son bateau doré, avait essayé vainement de la sauver et que les eaux sinistres de la Loire avaient englouti !
Il faut bien le dire, la littérature enfantine me fournissait abondamment de quoi m’épancher. Combien d’animaux orphelins dont la maman avait été lâchement abattue par le méchant chasseur, de Babar à Bambi en passant par Trag le chamois ! Et la petite sirène qui mourra pour avoir trop aimé son prince, la petite marchande d’allumettes transie de froid qui rejoint au ciel sa grand-mère tant aimée, la liste serait longue, je pourrais réunir une anthologie propre à donner le cafard à tout un régiment et à enrichir pour longtemps les fabricants de kleenex !
Plus tard j’eus l’occasion de nourrir cette inclination que certains pourraient qualifier de morbide grâce aux films, souvent des mélos de série B, qui passaient dans le petit cinéma du quartier. Ainsi « Les Deux Orphelines » dont l'une était arrachée à sa sœur aveugle par un vil suborneur, ou « La Porteuse de pain » accusée à tort de meurtre et séparée de ses deux enfants.
Mais mon souvenir le plus marquant restera sans nul doute dans « Les Grandes Espérances » la scène où l’on découvre, dans une grande salle d’apparat aux persiennes fermées depuis des années, comme figée dans le temps au milieu des toiles d’araignées et des souris trottinant autour de la pièce montée, la table du festin de mariage restée intacte de miss Havisham après l’abandon de son fiancé.
Au lycée, j'étais un élève médiocre dans les matières scientifiques, mais grâce à ma passion de la lecture, j'étais plutôt doué en français et plus d'une fois mes rédactions furent lues en classe devant mes condisciples, à ma grande confusion, moi qui détestais me mettre en avant. En première, j'eus l’heureuse surprise et le bonheur de découvrir les épanchements romantiques du XIX° siècle. À commencer par Chateaubriand avec l’évocation, dans les « Mémoires d’Outre-Tombe », des circonstances sinistres de sa naissance : « la chambre où ma mère m’infligea la vie », « le nom que j’ai presque toujours porté dans le malheur ». Mais ce sont surtout les poètes qui avaient ma prédilection. Musset, et sa Nuit de Décembre : « Devant ma table vint s’asseoir Un pauvre enfant vêtu de noir Qui me ressemblait comme un frère ». Cet enfant, c’était moi. Victor Hugo, avec ce vers à la fois simple et sublime de la Tristesse d’Olympio, mettant en parallèle le bonheur passé avec l’être aimé et la mélancolie présente, dans sa géniale formule négative « Les champs n’étaient point noirs, les cieux n’étaient pas mornes ». Je n’étais pas non plus insensible à la musique de Gérard de Nerval, même si parfois le sens m’échappait : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie ». Et André Chénier : « Pleurez doux alcyons… Doux alcyons pleurez, Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine ! ». Que m’importait de savoir quelle apparence pouvaient avoir ces fameux alcyons, oiseaux peut-être au plumage terne et à l’œil globuleux, mais quelle puissance évocatrice ! Plus tard j’ai d’ailleurs fait l’expérience de cette dichotomie entre la musicalité d’un mot et sa réalité avec un autre vers du grand Victor dont les assonances et les allitérations me séduisaient : « Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle, Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala ». Les asphodèles s’étaient révélés être de peu séduisantes fleurs montées sur tige, ne dégageant évidemment pas la moindre odeur, quant à Galgala, je suppose que ce n’est pas le pittoresque de cette ville de Palestine qui avait incité le poète à la choisir plutôt que Capharnaüm ou Lakish !
Je me suis souvent interrogé sur cette fascination que j’avais pour l’absence, le deuil, la mort en général. Certes, il est une certitude, à partir du moment où l’on est projeté sur cette terre : on l’habite à titre temporaire et l’issue est toute tracée. La vie n’est qu’une déambulation hasardeuse sur un fil au-dessus d’un précipice, sachant qu’à tout moment on peut être précipité dans le vide. Mais la nature humaine est faite de telle manière que cette fin inéluctable et programmée à plus ou moins brève échéance reste virtuelle pour la plupart d’entre nous, alors même qu’elle est biologiquement très proche. Heureusement d’ailleurs, comment pourrait-on vivre avec l’obsession continuelle de la chute vertigineuse vers le néant et dans sa tête l'effroyable image de son corps inerte, amas de cellules mortes, voué aux mains de croque-morts anonymes ?
J’ai d’abord pensé que c’était dans ma nature : on naît avec un nez aquilin ou retroussé, des cheveux châtains ou clairs, une complexion joyeuse ou mélancolique, Européen ou Africain, riche ou pauvre, c’est comme ça, on n’y peut rien. Cela a au moins le mérite d’être satisfaisant pour l’esprit : c’est la logique du hasard et il n’est nul besoin de se poser d’autres questions. Puis plus tard, avec la découverte de l’origine de mes parents, une évidence m’est soudain apparue : ne suis-je pas le dernier chaînon d’un peuple dont l’histoire est faite de drames, de persécutions séculaires ? Mes grands-parents originaires de l’Europe de l’Est ont fui les pogroms, mon père et ma mère ont vécu la shoah et ont vu leurs familles respectives décimées ; ne sachant pas moi-même que j’étais juif, ne suis-je pas cependant le réceptacle de toutes ces souffrances indicibles endurées au cours des siècles et que je porte en moi, comme un écho de toutes ces plaintes désespérées, de tous ces cris d’agonie à présent éteints, de toutes ces larmes versées à présent taries ?
Pourtant il est une autre hypothèse plus troublante encore, qui va à l’encontre de mon esprit cartésien, mais qui m’est particulièrement séduisante parce qu’elle est liée à ma propre histoire : et si nous portions en nous-mêmes dès la naissance la prescience de notre vie future ? Nous aurions en nous, inconsciemment bien sûr, l’intuition ou la prémonition des événements que nous sommes destinés à vivre et cela affecterait notre nature profonde et notre comportement. Notre avenir serait déjà écrit, mektoub comme disent les orientaux, nous serions donc prédestinés, et ne ferions que suivre le sillon déjà tout tracé. En tous cas, une chose est sûre pour moi : dans mon enfance je recherchais et je vibrais à ce qui serait de près ou de loin la grande affaire de ma vie.
V
Si j’ai évidemment hâte d’arriver à la période qui intéresse véritablement mon récit et de relater les moments les plus intenses sinon toujours les plus heureux de ma vie, je ne peux faire l’impasse sur ce que fut mon adolescence, cela correspond grosso modo à mes années lycée. Ce furent des années à la fois paisibles et pleines de questionnements. J’étais un garçon docile et plutôt conformiste, et je m’étais glissé sans grand-peine dans le moule qui m’avait été fourni : mes parents savaient ce qui était bien, l’institution scolaire, même si elle ne m’enthousiasmait pas outre mesure, apportait un cadre bien rassurant. Il ne me venait pas à l’idée qu’il fût possible de contester ce qui semblait établi et donc légitime depuis des lustres. Si quelque chose en moi n’était pas en phase avec cet ordre des choses, je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même et si possible l’enfouir au plus profond de moi.
À l’époque, les établissements scolaires n’étaient pas mixtes et le lycée - de la sixième à la terminale - jouait encore à fond son rôle d’ascenseur social. On y trouvait les fils de bonne famille qui n’avaient pas encore rejoint les établissements privés après l’institution du collège unique, mais aussi les rejetons de classes plus populaires, commerçants, employés. On ne pouvait cependant guère parler de véritable mixité sociale, tous étant élevés globalement selon les mêmes valeurs. L’examen d’entrée en sixième avait fait en amont sa sélection.
Quand je repense à mes camarades de classe, je m’aperçois que, pour la plupart, je suis incapable de mettre un prénom, et pourtant nous nous serons côtoyés pendant sept ans : on s’appelait par son nom de famille et les professeurs faisaient de même. Amis, pas vraiment, copains oui, mot qui commençait à faire son apparition dans le langage teen-ager. Complicités de potes face aux enseignants, petites bêtises bien innocentes qui nous réjouissaient, sobriquets ridicules attribués aux professeurs, c’était notre quotidien, mais de relation vraiment amicale, non. Nous nous aimions bien, mais nous nous sommes vite perdus de vue une fois le baccalauréat passé, chacun suivant sa propre voie et ce, sans aucun regret.
Nous formions une petite b***e qui se retrouvait le jeudi après-midi afin d’élaborer ce qu’on appelait à l’époque un fanzine : dessins humoristiques, comptes-rendus de sorties scolaires, caricatures de nos professeurs, histoires drôles souvent piochées dans les véritables journaux, nos sujets d’intérêt ne dépassaient guère la cadre de nos petites vies : peu de regards vers l’extérieur, l’actualité, la société en général. Mai 1968 n’était pas encore passé par là et si nous étions au courant de la vie politique de notre pays, véhiculée à l’époque par l’unique chaîne de télévision, cela semblait être un domaine réservé aux adultes et qui ne nous concernait pas. Parfois les événements du monde venaient troubler indirectement et pour un instant cette candeur insouciante : ainsi la fille d’une de nos voisines qui pleurait toutes les nuits son fiancé parti faire la guerre en Algérie, ou ce professeur de notre lycée victime d’un attentat perpétré par l’OAS, mais des événements aussi graves que le dramatique épisode du métro Charonne, je dois le confesser à ma grande honte, me passaient par-dessus la tête et ce d’autant plus que mes parents s’abstenaient, devant moi en tous cas, de manifester toute opinion ou conviction touchant la politique.
Autre domaine où mon ignorance était aussi vertigineuse, plus pour moi d'ailleurs que pour mes camarades : les filles et de façon plus générale la sexualité. J'étais fils unique et les éléments féminins qui côtoyaient ma vie étaient ma mère, ses amies et, plus loin, gravitaient les sœurs de, les filles de, les mères de, les épouses de, et plus loin encore les femmes plus ou moins célèbres, les héroïnes de romans ou de films, un monde forcément différent, mais étranger à l’univers du lycée où nous étions quasi exclusivement entre garçons. Là encore difficile pour un jeune d’aujourd’hui, au fait de tout dès le plus jeune âge, d’imaginer un monde où tout ce qui était sexe, nudité, sexualité était tabou et donc censuré. Il m’aura fallu attendre les douches collectives de colonie de vacances pour que, à la vue de camarades plus âgés, j’apprenne que je serais un jour pourvu d’un système pileux à un endroit intime de mon corps. Mais de là à imaginer que les filles, par définition imberbes, aussi… Je me revois, informé par des camarades plus dégourdis, aller subrepticement contempler les photos d’un film exposées à l’entrée d’un cinéma, où l’actrice se montrait seins nus, et découvrir ainsi ce que cachaient les corsages rebondis, photos retirées le lendemain, sans doute après les protestations de ligues de vertu !
Quant aux relations hommes femmes, elles se résumaient à deux notions puisées dans l’observation de mon entourage, mais surtout dans mes lectures et les films : être amoureux et faire des enfants, l’un n’allant pas évidemment sans l’autre, même si parfois de vils suborneurs, ou des femmes de petite vertu pouvaient se jouer des sentiments de l’autre. Mais comment ces enfants étaient-ils conçus ? Mystère. Cela se faisait parce que l’on était amoureux, mais l’idée même de la sexualité et encore moins du plaisir sexuel, indépendamment des sentiments amoureux, n’était même pas envisageable, sauf chez des êtres totalement dépravés.
Lorsque j’eus douze ans, ma mère, pleine de bonnes intentions, me glissa discrètement un petit opuscule chargé théoriquement de m’affranchir de mon ignorance, me recommandant bien de le mettre hors de portée de toute curiosité étrangère. Si je ne compris pas grand-chose au symbolisme du discours, la petite graine du papa allant dans le ventre de la maman - le miracle de l’amour - je ne retins qu’une chose : j’allais un jour ou l’autre devenir sourd, puisque je m’adonnais déjà à une pratique honteuse que ce livret, édité par une maison d’édition catholique, fustigeait. Mais à l’époque j’étais bien loin d’avoir fait le lien avec la procréation : je répondais à un besoin physique découvert par hasard et le peu de sperme que je pouvais secréter s’apparentait pour moi à de l’urine, puisque sortant du même orifice !
Mes camarades de classe, peut-être plus curieux et plus taraudés par leurs hormones, se montraient bien plus affranchis. Ils aimaient raconter des histoires dites « cochonnes » auxquelles la plupart du temps je ne comprenais goutte. Par la suite, je compris qu’il y était souvent question de fellations, de sodomie, mais comment pouvais-je entrevoir alors ce qui était pour moi hors de toute imagination ? Si quelqu’un me lisait un jour, il serait certainement incrédule face à une telle candeur, mais j’ai souvenir de confidences que me fit un jour une amie proche de ma génération : alors qu’elle avait 5 ou 6 ans, visitant avec sa mère le musée du Louvre, dans la galerie réservée à la statuaire grecque, à la grande confusion de sa mère, elle s’était exclamée à haute voix contre toute évidence anatomique que ces beaux éphèbes dénudés, chefs d’œuvre de la sculpture antique, « faisaient caca ». Pierre Perret n’était pas encore passé par là avec son zizi.