II

1401 Words
IILes Cormessan avaient dans le comté des racines fort anciennes, Le domaine de Pierre-Vive se trouvait dans la famille depuis un temps immémorial et le château encore existant, bâti à la fin du XIIIe siècle, avait été précédé d’une maison forte où déjà s’étaient succédé plusieurs générations de Cormessan. Cette vieille race noble, fortement attachée au sol natal, avait peu paru dans les cours. Les hommes étaient de grands chasseurs et, volontiers, donnaient aide au duc de Bourgogne contre ses adversaires, ou, plus tard, quand le comté fut réuni à la France, commandaient un régiment au service du roi. Les femmes, souvent, se plaisaient aux travaux de l’esprit, aimaient les belles-lettres et la musique. Elles avaient aussi renom d’incomparables ménagères, d’épouses fidèles et d’âmes énergiques, un peu altières. La légende racontait que la race des Cormessan était issue d’une « vouivre », une de ces fées maléfiques du comté, devenue l’épouse d’un simple mortel et convertie par lui. Les seigneurs de Pierre-Vive tenaient – ou feignaient de tenir cela pour une tradition et faisaient figurer la Vouivre dans leurs armoiries. Presque tous avaient choisi des épouses dans le comté ou dans les provinces avoisinantes. Cependant, à l’époque où le pays appartenait à la maison d’Autriche, l’un d’eux s’était uni à la fille d’un noble Castillan, et, par la suite, avait donné en mariage une de ses filles à un seigneur autrichien, le comte de Faldensten. Ces Cormessan n’avaient jamais été gens avides des biens de ce monde. Ils menaient, en général, une existence large et simple, dépourvue de faste. Au cours des siècles, leur fortune avait subi quelque amoindrissement. Mais Luc-Henri, le frère de Mlle Élisabeth, avait néanmoins légué à son fils aîné Marc des biens suffisants pour qu’il vécût en une assez belle aisance. Pour Charles, le cadet, il avait acheté un brevet de cornette dans un régiment royal. Au bout de quelques mois, ce jeune homme affligé de presque tous les vices et d’une nature sournoise, lâche, cynique, désertait et se réfugiait dans le canton de Genève. On n’en eut plus de nouvelles pendant plusieurs années. Marc mourut de la petite vérole et, peu après lui, sa femme qui venait de mettre au monde un fils. Mlle Élisabeth se trouva seule à Pierre-Vive avec cet enfant et la petite Oriane, alors âgée de cinq ans. Quand la Révolution commença de triompher, Charles reparut en France et, pendant quelque temps, habita Paris ; devenu le citoyen Cormessan, il fut un membre assidu et zélé du club des Jacobins. Puis, il se fit envoyer en mission, par Robespierre, dans le pays où vivait sa famille. Il se présenta à Pierre-Vive, sans vergogne, fit sonner très haut le pouvoir qu’il détenait et s’installa au château, que la commune de Ferchaux venait de mettre en vente comme bien de la Nation. Quand Plagel, le marchand de chevaux, en fut acquéreur, le citoyen représentant Charles Cormessan, avec lequel il se trouvait dans les meilleurs termes, reçut l’invitation d’y demeurer tant qu’il séjournerait dans le pays. Mais Mlle Élisabeth et ses petits-neveux durent quitter la demeure dont on les dépossédait. La vieille demoiselle, déjà très malade, était à peine transportable. Plagel, magnanimement, offrit de lui louer cette maison de garde – ce qu’elle dut accepter bien à contrecœur. Claude avait suivi ses maîtres dans leur pauvre retraite. Il s’ingéniait par tous les moyens à tirer le meilleur parti possible des ressources très minces dont ils disposaient. Mais celles-ci arrivaient à leur fin maintenant et le brave homme se demandait comment, si Mlle Élisabeth vivait encore quelque temps, il subviendrait aux besoins de ces êtres si chers sans toucher aux bijoux que la vieille demoiselle réservait pour la fuite hors de France. Le lendemain du jour où Oriane avait eu cet entretien avec sa tante, la jeune fille, après le déjeuner, sortit en compagnie d’Aimery pour profiter du soleil si vite abaissé en cette époque hivernale. L’héritier de Cormessan était d’une santé délicate qui obligeait à des précautions. En outre, un peu gâté par Mlle Élisabeth et par sa sœur, il se montrait capricieux et d’une affection exigeante. Le départ de Pierre-Vive avait amené chez lui de véritables crises de désespoir et de fureur dont il avait été malade pendant plusieurs jours. Et aujourd’hui encore, il se prit à trembler, à blêmir, quand au détour d’un chemin le château apparut, dressé au bord d’une falaise rocheuse, imposant et sombre dans le cadre neigeux de la forêt. – Ne le regarde pas, mon pauvre petit, dit tendrement Oriane. Et elle l’entraîna vite. Mais son regard, à elle aussi, conservait la vision des tours brunes coiffées de neige, caressées par le pâle soleil hivernal. Comme le frère et la sœur atteignaient le logis, la porte en fut ouverte, un homme sortit. Aimery devint plus pâle encore et Oriane dit sourdement : – Lui ! Charles de Cormessan vint à eux en les dévisageant avec une sorte d’insolence narquoise. Son visage blême portait la trace de toutes les passions mauvaises qui ravageaient son âme, depuis des années. Dans sa tenue, il affectait depuis quelque temps la correction habituelle à Robespierre, son protecteur, après avoir passé par la phase débraillée pour mieux affirmer le bon teint de son civisme révolutionnaire. – Eh bien, mes neveux, vous ne paraissez pas enchantés de me voir ? – Vous devez bien le supposer ! riposta Oriane, de sa voix frémissante. Il eut un ricanement qui la fit un peu frissonner. – Toi, ma belle, il te faudra chanter moins haut ! On ne plaisante pas avec le citoyen Cormessan, tu le comprendras dans quelques jours. Sur ces mots, il s’éloigna, toujours ricanant, la main serrée autour d’un gourdin noueux. – Qu’a-t-il voulu dire ? murmura Aimery en levant sur sa sœur un regard effrayé. – Je ne sais... Et que venait-il faire ici ? Qu’a-t-il dit à notre pauvre tante ? D’un élan, Oriane fut à la porte, qu’elle franchit. Claude parut sur le seuil de la pièce voisine. Il était blême, agité, et leva les mains en un geste de désespoir à la vue d’Oriane. – Ma tante ? – Il l’a tuée, je crois ! Elle ne bouge plus. Oriane se précipita dans la chambre. Mlle Élisabeth semblait morte, en effet. Mais au moment où Oriane se penchait sur elle, ses paupières se soulevèrent, sa bouche remua. – Ma tante !... ma tante, que vous a-t-il fait ? – Claude... te racontera. Il faut partir vite... Pas attendre... que je sois enterrée... Une brève convulsion agita le corps de la mourante, et ce fut ensuite le dernier soupir. – Claude... est-ce... est-ce fini ? balbutia Oriane. – Hélas ! oui, Mademoiselle, dit-il dans un sanglot. Oriane mit un long b****r sur le front de la morte, puis elle se redressa, en regardant le vieux serviteur qui s’agenouillait près du lit. – Vous m’avez dit qu’il l’avait tuée ! – Oui, parce qu’il venait lui apprendre... – Quoi donc ? – Qu’il a épousé hier la fille de Plagel, et que, dans trois jours, vous deviendriez la femme de Victorien. Oriane recula dans un mouvement d’horreur, comme si la face brutale et sournoise de Victorien Plagel se fût tout à coup montrée devant elle. La parole lui manqua, pendant un moment. Le vieux Claude reprit d’une voix devenue rauque : – Oui, il a osé !... il a osé lui déclarer que, de gré ou de force, vous seriez la femme de ce misérable ! C’est alors qu’elle a perdu connaissance... Et il est parti en disant. « Dans trois jours, Claude ! Prépare ma nièce à ce mariage, très avantageux pour elle, puisque Victorien est héritier pour moitié de la fortune paternelle et du domaine de Pierre-Vive. » – L’infâme ! murmura Oriane. Puis elle se redressa, les joues empourprées, le regard étincelant. – Il faut fuir !... Oui, il faut fuir au plus tôt ! – Je vais aller trouver Philon. Demain soir, nous devrons passer la frontière... ou bien, il sera trop tard, car dès que M. Charles apprendra la mort de sa tante, il viendra, et il est capable de vous emmener tout de suite chez lui. – Mais alors... elle ? Oriane étendait vers la porte une main frémissante. Le vieux serviteur eut un sanglot. – Elle... nous devrons la laisser ici. Elle l’a dit elle-même tout à l’heure : il est impossible d’attendre qu’elle repose dans sa tombe. Ce serait risquer de ne pouvoir échapper à nos ennemis. Jusqu’à notre départ, nous cacherons sa mort. Je donnerai un mot à Paulet, le bûcheron, pour qu’il le porte après-demain à M. Charles. Celui-ci viendra et s’occupera de faire porter la pauvre demoiselle au cimetière... Oui, nous ne pouvons faire autrement... nous ne pouvons pas, Mademoiselle Oriane. Ces derniers mots furent presque un gémissement, échappé à la douleur du serviteur fidèle. Oriane répéta, la voix brisée : – Nous ne pouvons pas faire autrement ! Elle se laissa glisser à genoux, les mains jointes. Derrière elle, Aimery, au seuil de la porte s’agenouilla aussi. Il attachait sur l’immobile visage ses yeux bleus pleins d’angoisse et sa voix s’entendait à peine quand, avec Claude, il répondit à la prière des morts récitée par Oriane au milieu de sanglots étouffés.
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