III

2435 Words
IIIRupelsheim, ancienne petite ville fortifiée appartenant aux comtes souverains de Faldensten, était, depuis cinq siècles, le siège d’un chapitre noble fondé par une des filles de cette puissante famille, l’une des plus opulentes de l’Empire. Faire partie de ce chapitre constituait un privilège envié, car il n’en existait aucun, dans toute l’Europe, qui exigeât des preuves d’aussi antique noblesse. Il était fort riche, bénéficiant des libéralités de la maison de Faldensten, à laquelle l’abbesse appartenait toujours. Celle-ci et sa coadjutrice, seulement, faisaient vœu de célibat. Les autres chanoinesses restaient libres de quitter le chapitre et de se marier. Elles vivaient seules ou deux par deux, selon leurs ressources personnelles, avec obligation de résider à Rupelsheim dix mois dans l’année. Celles qui possédaient de la fortune en disposaient librement et toutes recevaient du chapitre une large rente. La plupart menaient une vie plus mondaine que monastique, recevant leurs parents et leurs amis, donnant des soirées de musique et de jeu, de grands dîners, de fines collations. La règle exigeait qu’elles fussent toujours vêtues de noir, mais permettait les plus riches étoffes, les dentelles précieuses et les bijoux de famille. Le nombre des chanoinesses ne devait jamais dépasser quarante et rarement il atteignait ce chiffre, tant était grande la difficulté de s’y faire admettre. Tel était ce chapitre de Rupelsheim dont faisait partie depuis trente-cinq ans Athénaïs de Fonteilleux, cousine germaine de Luc-Henri et d’Élisabeth de Cormessan, et, par sa mère, alliée à plusieurs nobles familles autrichiennes. Elle habitait avec une autre Française, Mme de Corlys, sans fortune comme elle, mais toutes deux fort à l’aise grâce à la rente canonicale. Leur logis se trouvait à cinquante mètres de l’église où, chaque matin, elles allaient entendre la messe et dans l’après-midi réciter l’office au chœur sous la présidence de l’abbesse. Un jour de janvier, comme elles revenaient dudit office, le valet qui lui ouvrit la porte annonça, en s’adressant à Mme de Fonteilleux : – Des personnes sont arrivées tout à l’heure, demandant à parler à Votre Seigneurie. – Des personnes ?... Quelles personnes, Hans ? – Une jeune dame avec son frère et un vieux serviteur. Ils disent être les parents de Votre Seigneurie, arriver de France et s’appeler Mlle Oriane et M. le comte de Cormessan. – Cormessan ? Cormessan ? Mme de Fonteilleux jetait cette exclamation de surprise. Puis, tout aussitôt, son mince visage ridé prit une expression de vive contrariété. – Quoi ! Ils arriveraient ainsi, sans me prévenir ? C’est inconcevable ! Elle se tournait à demi vers Mme de Corlys dont la haute taille et l’embonpoint formaient, avec sa petite personne menue et sèche, un contraste dont s’amusaient secrètement ces dames du chapitre. – ... Inconcevable ! qu’en dites-vous, Louise ? – Peut-être en ont-ils été empêchés, ma chère Athénaïs. Il faudrait savoir auparavant... – Où les avez-vous fait entrer, Hans ? – Dans la petite salle, madame la comtesse. Je n’étais pas sûr... Ils sont... si pauvrement mis... Mme de Fonteilleux fronça les épais sourcils grisonnants, qui accentuaient la dureté de son maigre visage, de ses froids petits yeux clairs. Sans un mot, elle traversa le vestibule dallé, entra dans la pièce garnie de sièges en paille où elle recevait les pauvres que, selon la coutume, chaque chanoinesse aidait de ses deniers. Sur une chaise était assis un jeune garçon qui semblait à demi pâmé. Près de lui, le soutenant, se tenait une jeune fille enveloppée dans une mante noire usée. Un peu à l’écart, un vieillard de mise plus que modeste regardait ce groupe avec désolation. À l’apparition de la chanoinesse, tous sursautèrent. Pendant quelques secondes, Mme de Fonteilleux les dévisagea ; puis, elle demanda, d’une voix aussi sèche que sa personne : – Qui êtes-vous ? – Les enfants du comte Marc de Cormessan, répondit Oriane, redressant instinctivement la tête devant la hauteur de la noble dame. Ma tante Élisabeth est morte et nous avons dû fuir devant la Révolution. Celle-ci a pris tous nos biens et nous avons pu à grand-peine subvenir aux frais du voyage en vendant les quelques bijoux conservés par ma pauvre tante. Elle m’avait dit, avant de mourir : « Va demander asile et protection à notre cousine de Fonteilleux. » Et c’est ce que je viens faire aujourd’hui, madame, avec mon frère épuisé par ce voyage et notre fidèle serviteur Claude. La fière dignité de la jeune fille, la grâce, l’aristocratique beauté qui s’affirmaient en dépit de la pauvreté des vêtements, parurent, sinon adoucir – rien ni personne n’aurait pu y parvenir – du moins atténuer l’humeur altière de la chanoinesse. – Je pourrais vous demander des preuves de ce que vous me dites là, répliqua-t-elle après un court silence pendant lequel son regard investigateur examinait tour à tour le frère et la sœur. Mais, en fait, je n’en ai pas besoin, car vous ressemblez à ma cousine Élisabeth et votre frère a les traits des Cormessan. Donc, je vais vous donner asile. Pendant qu’on vous préparera des chambres, vous me conterez votre histoire. Dans quelque temps, nous aviserons au sujet de votre situation – car je dois vous prévenir dès l’abord que, s’il m’est possible de vous donner un secours momentané, mes moyens pécuniaires ne me permettraient point de le continuer longtemps. Oriane rougit et riposta vivement : – Croyez, madame, que s’il s’agissait de moi seulement, je ne vous importunerais pas davantage. Mme de Fonteilleux pinça de minces lèvres pâles, en jetant sur la jeune fille un coup d’œil malveillant. – Puisque Élisabeth vous a confiés à moi, je considère comme un devoir de veiller sur vous désormais. Cela n’a rien d’incompatible avec l’obligation où je me trouve de vous avertir que mon revenu est limité et de chercher pour vous et votre frère les moyens de vivre selon votre rang. Tel fut l’accueil de la chanoinesse de Fonteilleux à ses jeunes cousins fugitifs et sans ressources. Elle les logea dans deux petites chambres assez convenables, et Claude fut chargé de leur service. Mme de Fonteilleux fit acheter des vêtements pour Aimery et de l’étoffe avec laquelle sa femme de chambre Clarisse, une comtoise, confectionna deux robes pour Oriane. Celle-ci et Aimery quand sa santé fut un peu remise des émotions et des fatigues du voyage, prenaient leurs repas avec les deux chanoinesses. La chère était assez délicate, Mme de Fonteilleux faisant trêve à son avarice quand il s’agissait de la table. Car elle était avare, ses nouveaux commensaux eurent tôt fait de s’en apercevoir. D’ailleurs, Clarisse ne le cacha pas à Claude avec lequel, tout aussitôt, elle prit plaisir à bavarder dans leur langue comtoise. Quoique dévouée à sa maîtresse qu’elle servait depuis son entrée dans le chapitre, elle ne se gênait pas pour s’entretenir de ses défauts et pour dire à son compatriote que Mlle de Cormessan et son frère étaient bien mal tombés, avec une parente comme celle-là. – Mme la comtesse, outre son amour pour l’argent, est la pire orgueilleuse qui soit, et un cœur sec autant qu’on peut l’imaginer. Moi, je suis habituée à elle et surtout je la sers en souvenir de sa mère, qui a été si bonne pour ma famille. Mais votre pauvre jolie demoiselle – qu’elle est jolie, Seigneur ! – n’a pas à attendre grand-chose de bon de cette nature-là. Claude se gardait de rapporter ces propos à sa jeune maîtresse. Mais Oriane ne se faisait pas d’illusions sur la chanoinesse de Fonteilleux. Tout aussitôt, elle avait compris que cette femme foncièrement égoïste et sèche, pétrie d’orgueil et dépourvue de délicatesse, ne saurait que froisser, que blesser les infortunés qui venaient chercher asile près d’elle. Tout autre était Mme de Corlys : bonne femme, compatissante, mais molle, sans caractère, pliant lâchement devant son impérieuse compagne qui la traitait en petite fille, ce dont Oriane se fût bien amusée, en d’autres circonstances, et si elle avait conservé la gaieté malicieuse de la jeune Oriane de Pierre-Vive. Pendant le temps nécessaire à la confection des robes de Mlle Cormessan, celle-ci dut rester confinée au logis, sans même obtenir la permission de se rendre jusqu’à l’église, sa mise pauvre ne se pouvant tolérer chez une parente de la comtesse de Fonteilleux. Pas davantage ne paraissait-elle quand la chanoinesse recevait quelque visite. Un après-midi enfin, six jours après son arrivée, elle reçut l’autorisation d’assister à l’office canonical. Dans le chœur de la vieille et très sombre église, elle vit les chanoinesses en leurs stalles, couvertes de leur manteau violet. Sur un fauteuil élevé se tenait l’abbesse, dont le manteau était garni d’hermine. Grande et belle femme d’une cinquantaine d’années, elle présidait avec majesté. Sur la soie noire de sa robe, Oriane voyait étinceler sa croix d’or émaillé comme celle des autres chanoinesses, mais garnie de diamants. Oriane regardait ce calme et froid visage, dont l’âge avait à peine altéré la pureté des traits. Puis elle se prit à considérer une jeune chanoinesse assise à quelques pas d’elle, sur un siège plus bas. Celle-là aussi avait une b***e d’hermine autour de la soie violette du manteau. Le voile noir d’obligation pendant l’office entourait une charmante figure de brune qui retint longtemps l’attention d’Oriane, peut-être parce qu’elle lui trouvait une expression de rêve mélancolique, de douceur triste qui éveillait sa sympathie. Ce même après-midi, Mme de Corlys envoya demander à Mlle de Cormessan de venir prendre le café chez elle. Oriane y trouva Mme de Fonteilleux, assise devant son métier à tapisserie. Ces dames s’entretenaient des petits cancans du chapitre, occupation que n’interrompit point l’entrée d’Oriane. Celle-ci ne s’y intéressait guère, jusqu’au moment où Mme de Corlys prononça le nom de l’abbesse. Alors elle demanda qui était la jeune chanoinesse assise près d’elle. – C’est sa nièce et coadjutrice, la comtesse Hélène de Faldensten, fille cadette du « seigneur loup ». – Le seigneur loup ? répéta Oriane en ouvrant des yeux surpris. – On nomme ainsi, depuis des temps immémoriaux, les comtes de Faldensten. Ils portent dans leurs armoiries une tête de loup surmontée de la couronne comtale et, tous, font précéder leur prénom habituel de celui de Wolf. Ainsi, le comte régnant actuel s’appelle Wolf-Tankred, et son fils Wolf-Guido. On prétend que la nature sauvage, orgueilleuse, cruellement despotique de certains d’entre eux ne fut pas étrangère non plus à ce surnom. Et si l’on en croit ce qui se murmure, aujourd’hui encore... – Cette enfant n’a pas à connaître des racontars plus ou moins véridiques, interrompit Mme de Fonteilleux. Vous-même, Louise, devriez n’en parler jamais, car il ne ferait pas bon qu’ils arrivassent à l’oreille de Mme de Faldensten et encore moins à celle des seigneurs comtes... – Certes ! Certes !... Pour en revenir à la comtesse Hélène, vous avez pu juger, mademoiselle, combien elle est charmante ? – Oh ! oui ! Sa physionomie m’a frappée aussitôt. – Elle est aussi aimable et bonne que jolie. Sa sœur aînée, la comtesse Ortilie, est plus belle femme et très blonde. Elle va, dit-on, être fiancée à l’archiduc Ludwig-Karl. Il a trente ans de plus qu’elle, n’est, paraît-il, ni beau ni aimable. Mais il n’y a qu’à s’incliner devant la volonté paternelle et à oublier son inclination pour un jeune seigneur de moindre importance. – Elle ne fait là que son devoir, dit sèchement Mme de Fonteilleux. Les filles de grande race n’ont pas à consulter leurs préférences, quand il s’agit de mariage. – Et dans la maison de Faldensten encore moins qu’ailleurs, dit-on. Pour les seigneurs loups, les femmes n’ont jamais compté, à ce point qu’ils acceptent fort bien que leurs fils s’unissent à des personnes de naissance non égale à la leur – mais de bonnes noblesse naturellement – pourvu qu’elles soient d’une race belle et vigoureuse afin de maintenir la beauté, la force physique de leur propre race, légendaires dans l’Empire. En leur orgueil immense ils considèrent qu’une femme, fût-elle Bourbon ou Habsbourg, est toujours infiniment honorée quand un Faldensten la choisit, et, par suite, ils jugent négligeable une infériorité de naissance qui, d’après eux, existe toujours chez cette femme, à un degré plus ou moins grand. En un mot, ce sont eux qui ennoblissent leur épouse, de quelque haute lignée que soit déjà celle-ci. – Voilà, en effet, de bien orgueilleuses traditions ! – Si vous connaissiez les comtes de Faldensten, vous ne vous étonneriez pas qu’ils soient si fiers de leur race, répliqua Mme de Fonteilleux. – Oui, oui... Le comte Guido qu’on appelle le plus beau des loups de Faldensten... Vous verrez, mademoiselle Oriane, qu’il mérite ce nom. – Elle ne verra probablement rien du tout, interrompit Mme de Fonteilleux. Sa Grâce n’a pas coutume de fréquenter l’église de Rupelsheim, ni les demeures des dames du chapitre – les seuls endroits où se rendra Oriane. Et là-dessus, elle annonça à sa jeune cousine que, dès le lendemain, elle l’emmènerait pour commencer de rendre visite aux chanoinesses. – Je ferai aussi demander audience à Mme l’abbesse pour vous présenter à elle. Car ayant réfléchi ces jours-ci à votre situation, je crois que la décision la plus avantageuse pour vous serait d’obtenir votre admission dans le chapitre. – Mon admission dans le chapitre ? répéta Oriane, d’abord stupéfaite. – Elle est bien jeune, Athénaïs ! murmura Mme de Corlys. – Bien jeune ? Plusieurs de ces dames ont reçu le canonicat à dix-huit ans, vingt ans... la comtesse Hélène, entre autres. – C’est un cas différent. Une fille de la maison de Faldensten doit toujours se trouver prête à la succession de l’abbesse. Pour votre jeune cousine, ne pourriez-vous d’abord essayer de la marier ? Ce ne serait peut-être pas très difficile... – J’y ai aussi pensé. Mais, à la réflexion, la vie paisible du chapitre me paraît devoir mieux lui convenir. La seule difficulté est son frère, qui se trouvera à sa charge. Mais j’espère que Mme l’abbesse ne me refusera pas sa protection pour lui obtenir un brevet de cornette dans le régiment de Faldensten. Oriane sortait enfin de sa première stupéfaction. Elle protesta ardemment : – Vous n’y pensez pas, madame ! Aimery, à son âge !... et avec sa santé ! – Il a quinze ans, et les jeunes gens de cet âge sont admis dans le régiment de Faldensten. Sa santé se trouvera fort bien de ce changement, car vous le gâtez, vous le soignez beaucoup trop. – Je ne me séparerai pas de mon frère ! dit fermement Oriane en maîtrisant son émotion indignée. Je l’ai promis à ma tante, et, d’ailleurs, il ne supporterait pas cette séparation, car sa santé, quoi que vous en pensiez, a besoin de grands soins, et sa nature sensible, nerveuse, de grands ménagements. Mme de Fonteilleux toisa la jeune fille avec une froide colère. – Comment vous permettez-vous de telles paroles, mademoiselle ? Quoi ! vous venez me demander aide et protection, et vous vous insurgez contre les décisions que mon expérience me conseille de prendre à votre sujet ! Voilà, en vérité, une outrecuidance intolérable ! Retirez-vous dans votre chambre et méditez-y sur les devoirs de la gratitude et de l’obéissance à l’égard d’une parente de mon âge. Quand Oriane eut disparu, Mme de Corlys objecta, en hésitant : – Peut-être vous montrez-vous un peu... sévère, Athénaïs ? Le jeune Aimery paraît vraiment délicat et je comprends les craintes de sa sœur. – Sornettes ! Il se fortifiera dans cette vie nouvelle. J’espère que Mme de Faldensten voudra bien présenter ma requête au comte Tankred et que celui-ci ne refusera pas de l’accueillir... À propos, Louise, veuillez éviter, à l’avenir, d’éveiller la curiosité d’Oriane, au sujet du comte Guido. Vous avez eu des paroles bien propres à monter une imagination de jeune fille, tout à l’heure. – Je n’ai pas pensé... J’ai dit bien peu de choses, pourtant... – Cela peut suffire, si le cerveau est romanesque. Comme Oriane, quoi qu’elle dise et prétende, sera chanoinesse, il est au moins inutile qu’elle se monte la cervelle au sujet du beau seigneur loup, comme le font à peu près toutes les femmes. – Il est probable qu’elle le rencontrera un jour. – Oui, mais pas de sitôt, car on ne le voit guère à Rupelsheim, sauf dans les occasions assez rares où il vient rendre visite à sa tante. – Eh bien ! je me tairai à ce sujet, Athénaïs, dit Mme de Corlys avec soumission.
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