Northanger Abbey ! quels mots impressionnants ! Ils mirent Catherine en extase. Une invitation si séduisante et faite avec tant d’insistance ! Tout ce qui pouvait l’honorer et la flatter, toutes les joies présentes et les espoirs futurs s’y impliquaient. Elle accepta avec empressement, sous la seule réserve de l’approbation de papa et de maman. – Je vais écrire à la maison tout de suite, dit-elle. Et s’ils ne font pas d’objection… Oh ! je suis sûre qu’ils n’en feront pas !… Le général Tilney n’avait pas moins bon espoir. Déjà il avait parlé à ses excellents amis de Pulteney Street et avait obtenu leur agrément. – Puisqu’ils peuvent consentir à se séparer de vous, de qui ne pouvons-nous attendre de la philosophie ? Au cours de cette matinée, Catherine avait passé par les alternatives de l’incertitude, de la sécurité, du désappointement et de la félicité définitive. Henry dans son cœur, Northanger Abbey sur ses lèvres, elle se hâtait enthousiaste vers la maison pour écrire sa lettre. M. et Mme Morland envoyèrent poste pour poste leur consentement : ils s’en remettaient au jugement des amis à qui ils avaient confié leur fille. Ce libéralisme, quoiqu’il fût d’accord avec les prévisions de Catherine, confirma en elle la conviction qu’elle était la chérie du destin. Tout semblait se conjurer en sa faveur. La bonté de ses premiers amis, les Allen, l’avait portée sur une scène féconde en plaisirs nouveaux ; tous ses sentiments, toutes ses préférences avaient été payés de réciprocité ; en Isabelle elle avait trouvé une sœur ; les Tilney devançaient ses désirs : pendant des semaines elle allait vivre sous le même toit que les personnes dont la société lui était le plus chère, et ce toit était le toit d’une abbaye ! Sa passion pour les édifices antiques égalait en intensité sa passion pour Henry Tilney. Châteaux et abbayes emplissaient les rêves que l’image du jeune homme n’emplissait pas. Explorer des donjons ou des cloîtres était son vœu depuis des semaines. Jamais elle n’avait espéré être que le visiteur qui passe. Espérer plus était trop chimérique. Et cependant cette chimère se réalisait. Northanger eût pu être une maison, un hôtel, une villa, quelque vague habitacle, et, malgré tant de chances adverses, Northanger était une abbaye et cette abbaye, elle l’habiterait. Ses longs corridors humides, ses cellules strictes, sa chapelle ruineuse retentiraient de ses pas quotidiens. Elle ne put maîtriser l’espoir de quelque légende ; peut-être même retrouverait-elle le sanglant mémorial d’une nonne outragée. C’était chose surprenante que ses amis semblassent si peu vains de la possession d’une telle demeure. L’accoutumance pouvait seule expliquer ce désintérêt. Les questions furent nombreuses qu’elle posa à Mlle Tilney ; mais les idées se succédaient trop vite dans son esprit tumultueux ; les réponses faites, elle ne savait pas encore bien nettement que Northanger Abbey avait été un riche couvent au temps de la Réformation, qu’il était devenu la propriété d’un ancêtre des Tilney à la dissolution des ordres religieux, qu’une grande partie en avait été incorporée à la demeure actuelle, tandis que le reste tombait en ruines, qu’il était situé dans une vallée et que, au nord et à l’est, le protégeaient de hautes forêts de chênes.
Dans sa joie, Catherine ne s’apercevait pas que, depuis deux ou trois jours, elle ne voyait guère Isabelle. Elle se rendit soudain compte de cette infraction à leurs habitudes et éprouva le désir de causer avec son amie comme elle se promenait à la Pump-Room, côte à côte avec Mme Allen, sans avoir rien à dire, à entendre. Ce désir n’était pas en éveil depuis cinq minutes quand Isabelle parut et, l’invitant à un entretien confidentiel, l’entraîna vers un banc placé entre deux portes et d’où l’on voyait entrer tout le monde. – Voici ma place favorite, dit-elle en s’asseyant. Nous sommes ici tout à fait à l’écart. Catherine remarqua que les regards d’Isabelle allaient sans trêve de l’une à l’autre porte, comme anxieux. Maintes fois accusée de finesse, et si arbitrairement, elle jugea l’occasion bonne de faire ses preuves, et, sur un mode enjoué : – Ne soyez pas inquiète, Isabelle, James sera bientôt ici. – Peuh ! ma chère âme, ne me croyez pas si niaise ; je ne désire pas l’avoir toujours à mes trousses. Ce serait affreux d’être toujours ensemble. Nous serions la fable de Bath. Ainsi, vous allez à Northanger ! J’en suis étonnamment contente. D’après ce que j’ai entendu dire, c’est une des plus belles habitations anciennes de l’Angleterre. Je compte bien que vous m’en ferez une description minutieuse. – C’est vous qui aurez ma meilleure description. Mais qui cherchez-vous des yeux ? Vos sœurs viennent-elles ? – Je ne cherche personne. Il faut bien que nos yeux se portent sur quelque chose. Et vous savez ma sotte habitude de les fixer sur un point, quand ma pensée en est à cent lieues. Je suis étonnamment distraite. Je crois bien être la créature du monde la plus distraite. Tilney dit que c’est un trait fréquent chez les intelligences d’une certaine trempe. – Mais… je croyais, Isabelle, que vous aviez quelque chose à me confier. – Ah ! oui, c’est vrai. Voilà bien un exemple de ce que je disais… Ma pauvre tête !… J’avais complètement oublié. Eh bien ! voici. Je viens de recevoir une lettre de John. Vous en devinez le contenu. – Non, vraiment. – Ma douce amie, ne vous donnez donc pas ces airs de ne pas comprendre. De qui parlerait-il ? Vous savez, il est absolument coiffé de vous. – De moi ! ma chère Isabelle. – Non, ma chère Catherine, votre affectation est absurde. Modestie et tout cela, c’est très bien quand c’est en situation. Mais il est des moments où de la sincérité ne serait pas mal non plus. Vraiment, vous allez à la pêche aux compliments. Les attentions de John étaient si visibles qu’un enfant les eût remarquées. Une demi-heure encore avant son départ de Bath, vous lui avez donné l’encouragement le plus positif. Il le dit dans sa lettre : il dit qu’il vous a fait une demande en mariage, presque, et que vous avez accueilli ses avances de la façon la plus charmante. Il me prie d’appuyer sa candidature et ajoute toutes sortes d’amabilités à votre adresse. Inutile, dans ces conditions, d’affecter l’ignorance. Catherine, avec tout le feu de la vérité, exprima son étonnement de voir Isabelle investie d’une telle mission. Elle ne se doutait nullement que M. Thorpe fût épris d’elle, et, par conséquent, n’avait jamais eu souci de l’encourager. – Je déclare sur mon honneur, n’avoir rien remarqué de ses attentions, sauf l’invitation qu’il me fit de danser avec lui, le jour de son arrivée. Quant à une demande en mariage ou quelque chose de ce genre, il doit y avoir là une inconcevable erreur. Je n’aurais pas pu comprendre de travers une chose pareille, vous savez. Comme je désire qu’on me croie, j’insiste : je déclare solennellement que nous n’avons pas échangé une syllabe à ce sujet. Une demi-heure avant son départ de Bath ! C’est absolument une erreur, car je ne l’ai pas vu une seule fois ce jour-là. – Mais si, vous l’avez vu : vous avez passé toute la matinée à Edgar’s Buildings. C’est le jour où arriva le consentement de votre père, et je suis à peu près sûre que vous et John avez été seuls au salon. – Êtes-vous sûre ? Bien. Si vous le dites, ce doit être. Mais, sur ma vie, je ne m’en souviens pas. Je me rappelle maintenant m’être trouvée chez vous et l’avoir vu, mais comme j’ai vu les autres personnes de la famille. Quant à avoir été seule avec lui cinq minutes… N’importe, ce n’est pas la peine de discuter ce détail ; quoi qu’il ait pu dire alors, croyez-le bien, je n’en ai gardé nul souvenir ; je ne me serais certes pas imaginé qu’il pût me parler des choses que vous dites, ni ne l’ai souhaité. Sans doute, je suis très flattée qu’il ait porté sur moi ses vues ; mais, vraiment, de mon côté, rien n’a été intentionnel ; je n’ai jamais eu la moindre idée de l’encourager. Je vous en prie, détrompez-le le plus tôt possible. Dites-lui que je lui demande pardon, que… – je ne sais pas ce qu’il faudrait lui dire. Enfin, employez le meilleur moyen de lui faire comprendre ce que je pense. Je ne voudrais pas parler discourtoisement d’un de vos frères, Isabelle, mais vous savez bien que si je pouvais penser à quelqu’un plus particulièrement, ce ne serait pas à lui. Isabelle se taisait. – Ma chère amie, ne m’en veuillez pas. Je ne puis croire que j’aie tant d’importance pour votre frère, et, vous le savez bien, nous serons quand même sœurs. – Oui, oui (et Isabelle rougissait), il y a plus d’un moyen pour nous d’être sœurs… Mais à quoi rêvai-je ?… Donc, ma chère Catherine, le cas est bien tel : vous vous êtes prononcée contre le pauvre John, n’est-ce pas cela ? – Oui. Je n’ai pas pour lui l’affection qu’il dit avoir pour moi, et que, certes, je n’ai jamais pensé à encourager. – Puisqu’il en est ainsi, je ne vous importunerai pas plus longtemps à ce sujet. John le désirait : je vous ai parlé. Mais, je l’avoue, dès sa lettre lue, je pensai que c’était là une affaire imprudente et folle, nullement de nature à vous rendre heureux l’un ou l’autre. Qu’auriez-vous pour vivre, à supposer que vous vous mariiez ? Vous avez chacun quelque chose, c’est vrai ; mais, de nos jours, ce n’est pas une bagatelle qui peut nourrir une famille. Malgré tous les beaux dires des romanciers, on ne fait rien sans argent. Je m’étonne même que John ait pu y penser : il n’aura pas reçu ma dernière lettre. – Vous ne m’attribuez donc aucun tort… Vous êtes convaincue que je n’ai jamais eu l’intention de leurrer votre frère, que jamais, jusqu’aujourd’hui, je n’avais soupçonné qu’il m’aimât… – Oh ! quant à cela, répondit en riant Isabelle, je ne prétends pas déterminer ce qu’ont pu être vos pensées et vos desseins. Vous savez mieux que moi à quoi vous en tenir. On se laisse aller à un peu d’innocente coquetterie, et il se trouve qu’on a donné à quelqu’un plus d’encouragement qu’on n’eût voulu. Croyez-le bien, je suis la dernière personne de la terre qui vous jugerait sévèrement. Dans toutes ces choses, il faut faire la part de la jeunesse et de l’exaltation. Ce que nous pensons un jour, vous savez, nous pouvons ne plus le penser le lendemain. Les circonstances changent, les opinions varient… – Mais l’opinion que j’ai de votre frère n’a jamais varié. Vous décrivez là un état d’esprit qui n’a jamais été le mien. – Ma chère Catherine, continuait Isabelle, sans du tout l’écouter, pour rien au monde, je ne voudrais vous pousser dans une voie avant que vous voyiez bien clair en vous-même. Je ne me crois nullement le droit de sacrifier votre bonheur à personne, fût-ce à mon frère. D’ailleurs, qui sait si, après tout, il ne sera pas aussi heureux sans vous ? – la jeunesse d’aujourd’hui, les hommes surtout, est étonnamment versatile. Ce que je veux dire, c’est ceci : pourquoi le bonheur d’un frère me serait-il plus précieux que celui d’une amie ? Vous savez à quel point j’ai la superstition de l’amitié. Surtout, ma chère Catherine, soyez circonspecte. Croyez-m’en sur parole : si vous vous hâtez trop, vous vous en repentirez certainement. Tilney dit qu’il n’est rien sur quoi l’on se trompe aussi souvent que sur ses propres sentiments : je crois qu’il a bien raison… Ah ! le voilà ! N’importe, il ne nous verra pas, j’en suis sûre. Catherine, levant les yeux, aperçut le capitaine Tilney. Il causait avec quelqu’un. Isabelle, à fixer sur lui un regard insistant, força bientôt son attention. Il s’approcha immédiatement et s’assit, comme l’y incitait l’attitude d’Isabelle. À ses premiers mots, Catherine tressaillit. Quoiqu’il parlât bas, elle avait distingué ceci : – Eh quoi ! on vous surveille donc toujours, en personne ou par procuration ? – Baste ! Sottise ! fut, à mi-voix, la réponse d’Isabelle. Pourquoi me mettez-vous en tête ces idées-là ? Si je pouvais croire… Mon esprit est assez indépendant. – Je souhaiterais que votre cœur fût indépendant. Cela me suffirait. – Mon cœur, en vérité ? – À quel propos parler de cœur ? Avez-vous du cœur, vous autres, les hommes ? – Si nous n’avons pas de cœur, nous avons des yeux. Ils nous donnent assez de tourment. – Ils vous en donnent ? J’en suis marrie. Il m’est bien triste de leur être un spectacle si fâcheux. Je veux croire que ceci vous plaira. (Et elle lui tournait le dos.) Je veux croire que vos yeux ne sont plus au supplice.
– Au supplice ? Ils ne l’ont jamais été autant ! Car je vois la lisière d’une joue en fleur. C’est trop voir et trop peu. Catherine, décontenancée, n’en voulut écouter davantage. Surprise qu’Isabelle fût si longanime, jalouse pour son frère, elle se leva, disant qu’elle allait rejoindre Mme Allen. – Si vous voulez m’accompagner, Isabelle… Isabelle n’en manifesta nul désir. Elle était extrêmement lasse, et c’était si odieux de s’exhiber dans la Pump-Room. Puis, si elle quittait sa place, comment ses sœurs la rejoindraient-elles ? Elle attendait ses sœurs d’un moment à l’autre. Sa chère Catherine devait l’excuser, et se rasseoir tranquillement. Mais Catherine aussi savait, à l’occasion, être entêtée. Juste à ce moment Mme Allen venait lui proposer de rentrer. Elle la suivit donc et sortit de la Pump-Room, laissant Isabelle en tête à tête avec le capitaine Tilney. Elle les quittait, très ennuyée qu’ils restassent ensemble. Il lui semblait que le capitaine Tilney s’éprenait d’Isabelle, et qu’Isabelle, inconsciemment, l’encourageait. Oh ! ce devait être inconsciemment : l’affection d’Isabelle pour James n’était-elle pas aussi sûre, aussi avouée que leur engagement même ? Douter de la fidélité ou de la pureté de ses intentions était impossible. Et cependant les façons de Mlle Thorpe avaient été étranges. Catherine eût souhaité qu’Isabelle laissât mieux percer dans ses paroles l’Isabelle coutumière et parlât moins d’argent ; qu’elle ne montrât pas, un instant après, tant de plaisir à voir le capitaine Tilney. Comme il était étrange qu’Isabelle ne s’aperçût pas de l’admiration de cet homme ! Il tardait à Catherine de la mettre sur ses gardes, pour qu’elle ménageât les susceptibilités de James et épargnât au capitaine une déception. Que le frère eût bien voulu la distinguer, cela ne palliait pas, aux yeux de Catherine, la légèreté de la sœur. Elle était d’ailleurs aussi loin de croire sincère l’affection de John que de la souhaiter. Elle n’avait pas oublié qu’il pouvait se tromper. Quelquefois même, ses erreurs étaient énormes : n’avait-il pas affirmé lui avoir fait une demande et avoir obtenu d’elle un encouragement ? Qu’il eût jugé à propos de se croire amoureux d’elle, elle n’en tirait certes pas vanité : elle en éprouvait le plus vif étonnement. Isabelle avait parlé des attentions de John : Catherine n’en avait jamais remarqué aucune. Isabelle, il est vrai, avait dit tant de choses ! et sans beaucoup y penser, sans doute. Catherine s’arrêtait à cette pensée, à la fois tranquillisante et consolatrice.
Des jours passèrent pendant lesquels Catherine, sans aller jusqu’à soupçonner son amie, ne put s’empêcher de la soumettre à une observation attentive. Le résultat de cet examen fut assez fâcheux. Isabelle apparaissait très versatile. À la vérité, tant qu’elle était à Edgar’s Buildings ou à Pulteney Street, il ne semblait pas que ses manières se fussent beaucoup modifiées. Si l’on remarquait en elle un rien de cette distraction dont Catherine n’avait d’ailleurs jamais entendu parler avant qu’Isabelle s’en targuât, il était loisible de ne voir là qu’un charme nouveau. Mais qu’en public elle accueillît par des attentions les attentions du capitaine Tilney et qu’elle lui distribuât des sourires presque aussi libéralement qu’à James, le changement valait qu’on s’y arrêtât. Où voulait-elle en venir ? Cela dépassait la compréhension de Catherine. Sans doute, Isabelle pouvait ne pas se rendre compte du mal qu’elle faisait ; alors, il y avait là de sa part, une insouciance si persistante que Catherine ne pouvait pas se borner à la constater : James en était la victime.