La Mort de Mme Martéloz-1

2071 Words
LA MORT DE MME DE MARTÉLOZLA PHOTO n’est peut-être pas d’excellente qualité. Elle a dû être prise par un ami ou un parent. Mais, voyez-vous, on y reconnaît tout de même distinctement Mme de Marlétoz, ici, tenant son violon contre elle à la hauteur de son ventre, archet et instrument dans la même main ; et, à sa gauche, sa fille Élise qui laisse nonchalamment pendre sa clarinette le long de sa robe claire. Je ne saurais vous dire qui sont les deux autres musiciens. En tout cas, ils ont l’air de former un quatuor heureux. On peut supposer qu’ils viennent de jouer sur la pelouse devant la maison, quelques mètres plus en arrière peut-être puisqu’on voit derrière eux les pieds des chaises. Ils ont l’air satisfait de ceux qui viennent d’accomplir quelque chose de bien dans un monde agréable, vous ne trouvez pas ? Mme de Marlétoz, sous son ample coiffure bombée, sourit légèrement, avec une attention soutenue vers le photographe. Ce n’est pas le cas de sa fille qui – quoique souriante – paraît un peu impatiente de poser son instrument qui traîne presque sur le sol, à la hauteur de sa cheville droite. C’est curieux, son pied gauche est entièrement caché par une touffe de petites fleurs blanches… Vous ne voyez certainement rien d’exceptionnel à cette photo. Ce n’est que la photo un peu défraîchie d’un quatuor de musiciens de la bonne société de chez nous. Rien ne vous frappe, ni sur les visages, ni dans les attitudes. Et c’est bien normal : au moment où le photographe a pressé sur le déclic, il ne se passait que des choses ordinaires chez les de Marlétoz, repas familiaux – sur la terrasse en été à l’abri d’un grand store vert épinard – promenades, musique entre amis, thés très bruissants, bridges feutrés, petites réceptions fruitées, jeux avec les enfants sur la pelouse, onctueuses siestes vertes et or… Je pense que les enfants d’Élise devaient être, à cette époque, encore presque des bébés ; ils avaient une quinzaine d’années le jour de l’enterrement. Mme de Marlétoz et sa fille ne s’étaient pratiquement jamais quittées ; excepté lorsqu’Élise avait passé deux ans, entre sa quinzième et sa dix-septième année, dans un pensionnat des bords du Léman. J’imagine quelle brèche avaient dû ouvrir dans son jeune corps les méandres des eaux, la lumière du lac… Elle qui avait toujours vécu au bord d’une petite rivière souvent à sec, au fond de notre plaine carénée de montagnes, cette découverte de l’espace avait dû plus sûrement que les bribes de philosophie qu’on lui enseignait plisser en elle des ressacs de glacier ! Elle avait regagné la demeure maternelle pour ne plus la quitter, même à l’heure de son mariage avec un fragile Heinrich von quelque chose, cueilli par sa mère comme un bouton d’or lors d’un séjour en Allemagne. Certes, la place ne manquait pas au « Château » comme on l’appelait du fond de notre petite ville aux ruelles aussi sinueuses et étriquées que ses idées. Et Mme de Marlétoz se serait sentie bien seule s’il n’y avait eu les éclats de voix de « ses chers » pour secouer la langueur des pièces et créer le relief du parc et du jardin. La décision d’installation du ménage d’Élise chez Mme de Marlétoz semblait d’ailleurs avoir été prise dans la sérénité générale. La mousseuse fortune, que feu M. de Marlétoz avait soutirée du commerce de toutes sortes de choses avec l’Orient, pouvait soutenir les assauts de toute la famille pendant des décennies sans même que le frêle Heinrich ait à se mêler de la faire fructifier. Quatre domestiques vivaient avec eux. Deux pour Mme de Marlétoz et deux pour sa fille. Cette précision peut paraître superflue et pourtant, voyez-vous, elle nous fait entrer de plain-pied dans cette histoire par la petite porte. Car les deux domestiques de l’une ne se contentaient pas d’être pour leur maîtresse, mais contre celle de l’autre ! Et vice versa. Et ce furent là, pendant longtemps, les seules fumerolles du volcan, les seules marques d’une haine de racines et de sel qui liait les deux femmes. Évidemment, même cet antagonisme entre domestiques passait inaperçu aux yeux des amis et des habitués. On sait parfaitement, dans ces maisons-là, pourquoi on soigne ses gens de peine : au moins ils ne risquent pas de vous quitter, traînant derrière eux de longs filets de bave… Les deux couples de domestiques se contentaient donc de se traiter vertement dans les limites de la décence, régnant chacun sur une partie de la demeure et ne perdant aucune occasion de se compliquer la vie mutuellement, déplaçant ce qui venait d’être placé, retournant ce qui venait d’être tourné, ouvrant ce qui avait été fermé et j’en passe. Mais, par là, ils évitaient avec beaucoup de détermination à leurs maîtresses de se jeter elles-mêmes dans toutes les bassesses de conflits ouverts. Ainsi, à part quelques petites anecdotes insignifiantes – pouvant aisément passer pour de malheureux malentendus comme il en surgit forcément dans toute cohabitation prolongée – qui avaient descendu l’allée, passé le portail et roulé jusqu’à notre petite ville vite habile à refermer ses pattes sur elles pour tenter de les croquer mais en vain, l’entente des deux femmes n’avait jamais été mise en doute par quiconque. Élisabeth de Marlétoz passait aux yeux de tous pour une personne remarquable. Cultivée, soignée, souriante et patiente, hôtesse pleine de tact et de gentillesse, c’est exactement le sentiment que partageait notre ville ; d’autant plus que, continuant l’œuvre de son mari, elle ne refusait jamais à telle société une petite somme pour l’organisation d’une manifestation. Elle avait même fait don de trois tableaux de « maîtres français du XVIIIe siècle » à notre très laid Musée gris régional. Ils y sont encore, si vous voulez les voir. Et puis, c’était une excellente musicienne. Elle avait aussi le toupet de cumuler la réputation d’épouse vertueuse et de mère dévouée. Il n’en faudrait pas plus pour que votre fille unique vous déteste ! Mais les psychologues n’avaient pas encore jeté leurs clartés sur ces choses-là et personne, vraiment personne, n’aurait eu l’idée de voir dans tant de qualités conjuguées l’origine d’une haine, fût-elle filiale. Et, d’ailleurs, en ce qui concerne ce cas, je ne fais qu’une pauvre petite hypothèse, tant la vérité a dû être beaucoup plus compliquée. Élise, pourtant, ne manquait pas non plus de qualités ni de charme. Sans avoir l’éclat de pyrite de sa mère, elle frappait par son apparence nonchalante qui ne ressemblait d’aucune façon à de la rêverie. Probablement qu’Élise ne devait jamais rêver. Il y avait quelques signes malgré tout. Par exemple, sa manière de s’asseoir, de vous interpeller très vivement qui contrastait avec la retenue et la distinction de sa mère. Et puis, le choix qu’elle avait fait de la clarinette dont elle jouait d’ailleurs de façon très convenable. À vrai dire, tout ce que je vous raconte là, c’est ce que j’en ai entendu dire. Mes deux seules rencontres avec elles ne pouvaient m’être d’aucun secours dans la connaissance de leur vie de tous les jours. ƒ La première fois, je devais avoir dix ans et c’était ma qualité de fils du médecin de cette ville bien roulée sur elle-même qui m’avait valu d’être invité à l’une de ces petites fêtes d’enfants chez les de Marlétoz. De Mme de Marlétoz, je n’ai aucun souvenir. Peut-être avait-elle fait une brève apparition pour nous saluer comme il se doit pendant le goûter, nous abandonnant aux mains habiles des domestiques pour nous gaver et nous faire nous divertir dans la bonne humeur, l’ordre et la dignité. Élise non plus ne m’a pas marqué ce jour-là. Je me souviens vaguement d’une grande fille un peu bruyante mais peu active, à la longue tresse tressautante lorsqu’elle riait. Elle devait avoir une quinzaine d’années. Il y avait beaucoup d’enfants et ce sont surtout les taches claires de leurs costumes qui me restent en mémoire. Et, plus encore, l’infamante auréole de crème rose, imprimée comme un batik sur ma chemise et je revois quand je veux les yeux jaunes de la bonne qui m’avait attiré dans la cuisine pour frotter et frotter avec vigueur le tissu, me tenant fermement par le collet devant un grand évier de pierre brune et calleuse… La deuxième fois… Tenez, regardez encore une fois la photo. D’accord, les traits sont un peu effacés par cette brume brune. Mais vous ne voyez vraiment rien sur le visage de Mme de Marlétoz ? Certes, chez elle les signes – s’il y en a eu – sont bien moins incarnés que chez sa fille. Pourtant, je me demande… Ce sourire, vers les commissures, ce qu’on nommerait peut-être un peu hâtivement « des fossettes », ne serait-ce pas plutôt deux fosses où se sécrète en attente, en profondeur, un liquide venimeux ? Ou alors, deux minuscules crochets pour retenir le sourire et l’empêcher d’aller trop loin ? J’en conviens, la couleur jaunasse du papier peut nous suggérer un peu trop facilement l’éclat des yeux de la vipère et nous égarer. Mais, si je peux poser cette question, c’est que je connais la suite des événements ; je sais ce qui s’est passé quelque quinze ans après l’instant de cette photo. Et je suis pourtant prêt à parier que, pendant tout ce temps, aucun frémissement n’est venu agiter les deux petites flaques de venin. Que tout a été comme cette journée-là : une maison aisée, des musiciens contents d’eux, des robes de fête et, dressée sous la fraîcheur verte des grands arbres, une longue table aux effluves de vanille et de brugnons, viandes froides et salade, fruits serrés comme dans une foule, sueurs glacées des dessus de biscuits et surfaces des flans panachés polies comme l’intérieur d’une agate… On entend, maintenant que la musique s’est tue, les détonations des voix retrouvées, des voix renouées en conversations aimables, on a beau dire, on est si bien, la guerre est si loin, et déjà le gravier dégringole et s’entrechoque sous les semelles des quatre musiciens parce que la photo est faite et qu’ils se remettent à bouger. Élise de Marlétoz s’empresse de déposer sa clarinette derrière elle, sur la balustrade du perron où la trouvera plus tard son fils, en passant ; il y soufflera deux ou trois fois, mais personne ne l’aura entendu à cause du brouhaha. De cette béatitude estivale, il me faut passer à une tout autre sorte de journée pour vous parler de ma deuxième – et dernière – rencontre avec Mme de Marlétoz et sa fille. Grillons et cigales se sont renfoncés depuis plusieurs semaines dans leur boîte de terre et les beaux papillons hâbleurs sur le pré sont morts, laissant en cadeau derrière eux de diaphanes chenilles enroulées pour l’hiver à venir. Tout a déjà basculé, chaleur, lumière, les champs sont retombés en mouillures de pluie et de rosées, fumerolles des marais, arbres tendus rigides sur le vide ayant perdu la mouvance de leurs feuilles. À la montagne, les sentiers avaient été rendus très glissants par la persistance du temps humide. La nouvelle de la mort de Mme de Marlétoz traversa nos rues étroites à la vitesse d’un char au galop. Par hasard, je me trouvais en séjour chez mes parents. Je n’y venais que rarement, retenu par mes propres patients à 200 km de là. Mais j’appris à table, comme tout le monde, que Mme de Marlétoz en vacances à la montagne avec l’une de ses vieilles amies avait fait une chute terrible en bas d’une paroi de rochers, au cours d’une excursion, et qu’elle avait été tuée sur le coup. Le cercueil était revenu plombé pour ne pas traumatiser ses proches : il paraît qu’elle était horriblement défigurée… Le journal local rapporta l’accident sans trop de détails – en vérité on n’en avait pas – mais gonfla, en revanche, deux colonnes des mérites de cette femme d’exception. L’article se terminait, comme il se doit, par quelques mots gentils à l’adresse des proches de la morte. ƒ Quand on m’appela au « Château », tout le premier acte de la journée était déjà joué. Une bonne foule s’était pressée dans la chapelle proche du domaine pour, comme on dit, rendre un dernier hommage à Mme de Marlétoz ; la plupart d’entre eux ne rendaient d’ailleurs hommage qu’à leur propre curiosité, avides de contempler de près la mort de plus riche qu’eux, d’épier la douleur des proches et de profiter de l’occasion pour se féliciter d’être encore en vie. Le curé avait bien parlé, n’oubliant aucune des bontés de cette femme qui n’avait jamais perdu une occasion de se montrer généreuse envers sa paroisse. Il avait fait ainsi le deuxième grand discours de sa carrière – le premier ayant été consommé sur le même thème et le même papier grège pour M. de Marlétoz, quelque vingt ans auparavant – et il y avait sacrifié, les deux fois, une bonne partie de la nuit précédant l’enterrement. La cérémonie fut simple et émouvante. L’organiste se surpassa et ce fut merveilleux d’entendre les vieux tuyaux rejeter l’air comme autant de sanglots et de soupirs. Et alors qu’on soulevait le cercueil au centre du cimetière pour l’enfoncer dans le caveau familial, un large soleil vint jouer des coudes dans la foule noire, s’imposant brutalement sur le bois sombre et le faisant luire. Un instant, tout le coffre en fut comme transmué en un gros bloc d’obsidienne brillant, flottant à bout de bras de quatre hommes aux mines tirées et plus d’un dans la foule pensa voir Mme de Marlétoz sourire de ce bon rayon de soleil, au milieu de son satin clair, sous le bois.
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