Chapitre 2-1

2002 Words
Chapitre Deux Bienvenue a la maison Le quartier de Beaumont était l’un des premiers à avoir été fortifié après les révoltes. Aujourd’hui, il était devenu l’un des plus riches. Ma tante et mon oncle avaient fait partie du premier groupe à s’y installer.La maison où j’avais grandi était identique à toutes celles qui l’entouraient ; elle était faite de briques rouges et coiffée d’un toit en ardoises noires. Le rez-de-chaussée accueillait le salon, le séjour, la cuisine et un accès au sous-sol. L’étage se divisait en trois chambres et une grande salle de bains. Lucas me tapota l’épaule avec réconfort. — Ne t’en fais pas, tout ira bien. Mais n’oublie pas de t’excuser surtout. — Oui, bien sûr, murmurai-je. Nous montâmes les trois marches du perron tandis que je luttai contre l’angoisse qui me paralysait peu à peu. Lucas frappa à la porte et je retins mon souffle. Un bruit de clés me fit tressaillir alors que la poignée s’abaissait, je m’interdis de partir en courant. J’allais passer un mauvais quart d’heure. Ma tante apparut sur le seuil, emmitouflée dans un gros pull mauve, les yeux rouges et le teint blafard. Elle renifla en guise de salutation. — Bonjour Judith ! le salua mon ami, un sourire sur les lèvres. Elle le lui renvoya, laissant voir ses dents jaunies par le café qu’elle buvait à longueur de journée. — Lucas, comme je suis contente de te voir, murmura-t-elle d’une voix fluette. Elle écarta les bras et ils s’étreignirent quelques secondes. Elle ne m’accorda pas un regard, mais cela ne m’étonna pas. Aujourd’hui, elle avait relevé ses cheveux noirs en un chignon serré. Du haut de ses quarante-sept ans, quelques mèches grisâtres commençaient à poindre. Ses yeux étaient de couleur noisette, ses joues creusées. Je l’avais toujours trouvée très maigre et beaucoup croyaient, à tort, qu’elle était faiblarde. — Viens, entre ! Elle lui fit signe de la suivre et il s’exécuta tout en me jetant un coup d’œil. Clairement, elle ne m’avait pas invité à en faire de même, mais je passai malgré tout le pas de la porte. Je savais qu’elle ne me laisserait pas dehors. Pas devant Lucas. Elle l’entraîna jusqu’au salon où elle lui proposa de prendre place. — Je nous ramène quelque chose à boire, annonça-t-elle alors qu’elle se dirigeait déjà vers la cuisine. Lucas s’installa dans le canapé. Ce dernier était en tissu beige, imprimé de motifs informes verts et marron. Il offrait trois places assises et était placé en face d’une table basse en verre. De l’autre côté, un fauteuil aux coloris semblables, mais un peu éteints, masquait la vue du couloir menant à l’entrée. C’était là que ma tante passait le plus clair de son temps libre. Une télévision était posée sur un meuble un peu plus loin, l’écran tourné vers ce fauteuil, comme si celui qui y était assis était le seul à la regarder. — Viens près de moi, chuchota Lucas. J’obtempérai sans un mot et m’installai à côté de lui. Ma tante revint les bras chargés d’un plateau-repas et mon ventre gargouilla. Je serrai mes bras autour, espérant étouffer ce bruit qui ne serait certainement pas bien accueilli maintenant. Elle le déposa sur la table, j’aperçus deux tasses de café fumantes ainsi que des petits gâteaux dans une assiette. Elle prit place dans son fauteuil tout en soupirant. — Voilà ! Cela devrait nous réchauffer, annonça-t-elle d’une voix plate. Je l’observai quelques secondes, peu serein. Pour n’importe qui, elle semblerait éreintée : étant donné l’état de ses yeux et les cernes qui les soulignaient, il était plus qu’évident qu’elle avait passé la nuit à pleurer. La conclusion serait flagrante : je l’avais fait pleurer toute la nuit. Moi, et mes larcins. Mais je savais que Judith n’avait sans doute pas sangloté pendant des heures à mon sujet. Je le savais parce que nous étions samedi et que tous les vendredis, samedis et dimanches, comme elle ne travaillait pas, elle en profitait pour se libérer du chagrin d’avoir perdu son mari, il y avait sept ans de cela. Hier n’avait pas dû faire exception. Prison ou non. En temps normal, elle aurait effacé les marques de ces dernières heures à se lamenter par du maquillage, mais là, étant donné les circonstances, elle ne s’en était pas donné la peine. Elle prenait plaisir à démontrer à Lucas que je n’étais pas digne de tout l’intérêt qu’il me portait. Il m’aimait beaucoup et cela, elle ne le supportait pas. Elle prit sa tasse, Lucas fit de même. Je le sentais un peu gêné et je crus comprendre que cela avait un rapport avec moi. Sans doute ne s’était-il pas attendu à ce qu’elle ne m’apportât rien. — Alors, la prison ? lança ma tante d’une voix sèche. Surpris qu’elle s’adresse soudainement à moi, je sursautai et me tournai vers elle. Bien qu’elle semblât toujours attristée, ses yeux laissèrent transparaître de la colère et du mépris. — Oh… je… — Tu as de la chance d’avoir Lucas, me coupa-t-elle d’un ton sans appel. Je n’aurais pas eu sa gentillesse. — Judith, ce n’était rien, souffla l’intéressé d’une voix qui trahissait son inconfort. Je n’allais pas le laisser passer le week-end en prison. — Il l’aurait peut-être mérité, lui répondit-elle avec un peu plus d’amabilité. Il trempa ses lèvres dans son café, probablement pour ne pas avoir à lui répondre. Son regard dévia vers moi avec insistance et je compris. — Tante Judith, je te demande pardon. Je n’aurais pas dû entrer dans ce magasin et essayer de voler toutes ces choses… Je ne suis qu’un idiot. Je baissai les yeux afin de cacher mon manque de sincérité. Je n’étais pas désolé, mais j’avais promis à Lucas, il ne comprendrait pas si je refusais de présenter mes excuses à ma tante. Il y eut un silence qui me sembla long jusqu’à ce qu’elle reprenne : — Alors comment se porte Marie ? Sa grossesse n’est pas trop fatigante ? Lucas m’accorda un regard bref, mais étonné. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle fasse comme si je n’existais plus. Pourtant, l’ignorance de ma tante à mon égard reflétait parfaitement la vie que nous menions depuis sept années. J’aurais aimé qu’il saisisse cela de lui-même, mais j’étais certain qu’il mettrait sa réaction sur le dos de la colère d’une mère adoptive après son fils récidiviste. Je ne pouvais pas lui en vouloir, bien entendu. Trois quarts d’heure plus tard, Lucas quitta la maison. J’aurais voulu qu’il reste davantage, mais je savais que je devrais affronter la fureur de ma tante à un moment ou un autre. À peine eût-elle refermé la porte que je sentis un froid glacial me brûler la colonne vertébrale. Je frémis, me levai du canapé, pris le plateau entre mes mains afin de débarrasser. — Je vais ranger tout ça, murmurai-je sans oser la regarder. Je passai à côté d’elle en serrant les dents et entrai dans la cuisine. Je posai mon fardeau sur la table ronde, mais avant que je n’attrape les deux tasses, une main s’abattit sur l’arrière de mon crâne. Je me crispai et fermai les yeux. Je n’avais pas eu mal, mais le sursaut de mon cœur dans ma poitrine n’avait pas été agréable du tout. — Bon à rien ! cracha-t-elle avec mépris. — Ma tante, je… — Tais-toi ! hurla-t-elle. Elle me saisit par le bras et me tira en arrière, me forçant ainsi à lui faire face. Il n’y avait plus de tristesse dans son regard. Je n’y percevais que de la colère et du dégoût. — Tais-toi ! répéta-t-elle en pointant son doigt vers moi. Je ne veux plus t’entendre ! Est-ce que c’est clair ? Jusqu’à ton départ pour le lycée je ne veux plus entendre un son sortir de cette bouche ! Compris ? Non sans déglutir, j’acquiesçai immédiatement. — Nettoie tout ça et va dans ta chambre ! Dépêche-toi ! J’obéis en moins de temps qu’il ne faut pour le dire et me précipitai à l’étage. Je refermai la porte puis m’y adossai quelques secondes, le cœur battant. Cela aurait pu être pire. La journée fut terriblement longue. Enfermé et affamé, je commençais à m’inquiéter de mon sort. J’avais échappé à la prison, et donc à la Fosse, mais la perspective d’aller à Clémenceau me terrifiait de plus en plus. Je n’avais vraiment pas envie de me retrouver dans cette école, avec tous ces délinquants et ces professeurs sévères. J’avais déjà bien assez de soucis avec ma tante. Je réalisais amèrement que je n’avais plus aucun endroit où me sentir en paix et en sécurité maintenant. Désormais, au lycée comme à la maison, ce serait l’enfer. J’allais être complètement seul. Allongé sur mon lit, je regardai le plafond depuis une bonne heure lorsque les gargouillements de mon ventre me forcèrent à me lever. D’un pas léger, je m’approchai de la porte et tendis l’oreille. Il était dix-sept heures et, normalement, à cette heure-ci, ma tante était installée dans son fauteuil, à fixer la télévision. Si je me débrouillais bien, je pouvais tenter de descendre les escaliers et de me glisser dans la cuisine afin de voler quelque chose à manger. Je l’avais déjà fait, mais j’avais plus souvent été attrapé que je ne l’aurais voulu. La main sur la poignée, je renonçai au dernier moment. Dieu seul savait ce qu’elle inventerait cette fois-ci pour me punir si jamais elle me tombait dessus. Je tendis une seconde fois l’oreille afin d’être sûr qu’elle n’était pas à l’étage. Le silence régnait. Toujours avec discrétion, je me dirigeai vers mon placard à vêtements et l’ouvris doucement. Tout au fond, dans une boîte à chaussures, je cachai quelques gâteaux secs. J’attrapai le couvercle du bout des doigts et le soulevai tandis que la salive emplissait déjà ma bouche. Ce fut avec désespoir que je constatai que la boîte était vide. Je soupirai avec regret et essayai de me rappeler pourquoi je ne l’avais pas remplie depuis la dernière fois. En vain. Je n’arrivais plus à réfléchir. Je me sentais exténué et nauséeux à force d’avoir continuellement faim. Je décidai de me coucher un peu, espérant plonger dans un sommeil qui me tiendrait captif jusqu’au lendemain matin. Je sursautai brusquement, réveillé par des cris : — Soen ! Viens ici, bon sang ! Je me redressai et jetai un regard à mon réveil. Il était vingt heures trente. — Soen ! Je sautai du lit, mais attendis un instant avant de quitter la chambre : je m’étais levé un peu trop vite et la tête me tourna. Je descendis aussi rapidement que possible les escaliers et trouvai ma tante en bas de ces derniers, l’air exaspéré. — Tu es sourd, ma parole ! Je restai muet, n’ayant pas oublié mon interdiction de parler. — File à la cuisine préparer mon dîner et mettre la table. Je hochai la tête et obéis sans perdre de temps. Elle avait posé sur le plan de travail une tranche de viande dans une assiette et une boîte de conserve. Je m’attelai à ma tâche en m’efforçant de faire abstraction des délicieuses odeurs qui me chatouillaient les narines. Ma faim devint virulente. Je mis un couvert à la hâte sur la table, servis la viande et les légumes en ne respirant plus que par la bouche et sortis de la cuisine en courant presque. Au moment où je posai mon pied sur la première marche, la voix cinglante de ma tante retentit : — Et la poubelle, elle va se sortir toute seule peut-être ? Je retins à la dernière seconde un soupir puis retournai à la cuisine. Je pris le sac et enfilai mes chaussures. Une fois dehors, je contournai la maison avant de traverser une partie du village afin d’atteindre la petite cour en bitume, où de grands conteneurs étaient mis à la disposition de chacun. Il ne me fallut pas plus de deux minutes pour arriver à destination, mais je décidai de prendre mon temps : je n’étais pas pressé de retrouver la froideur de ma chambre. Bien qu’il ne fût que vingt-et-une heures, il faisait déjà nuit et l’air était frais. L’hiver était déjà bien installé. Heureusement, les réverbères m’apportaient suffisamment d’éclairage pour progresser en toute sécurité. Je balançai mon sac dans le conteneur le plus proche et enfonçai mes mains dans mes poches. Je me tournai vers ma maison et restai immobile quelques secondes, songeur. S’il n’y avait pas eu le couvre-feu, j’aurais volontiers passé la nuit dehors. J’étais presque certain que ma tante n’irait pas prévenir Lucas tant que je serais devant la porte et prêt à me faire sermonner aux premières lueurs du jour le lendemain. Mais le risque de me faire attraper par les gardes était trop important pour faire quelque chose d’aussi stupide. Surtout en étant sorti de cellule ce matin même. Je ravalai ma frustration et amorçai mon retour vers ma prison luxueuse quand un « pssssst » derrière mon dos me surprit. Je me retournai et scrutai l’obscurité. Le fond de la cour n’étant pas éclairé, il m’était impossible de discerner quoi que ce fût. — Il y a quelqu’un ? demandai-je d’une voix rauque. Je réalisai seulement maintenant combien j’avais la gorge sèche. J’entendis du bruit et je sentis les battements de mon cœur s’accélérer. Un sentiment d’angoisse prit possession de moi, mais je restai face au danger. Peut-être était-ce un rat ? Un rat qui fait « psssst » ? — Soen, c’est toi ? souffla ledit rat. J’écarquillai les yeux. — Qui est là ? Un conteneur bougea et j’aperçus une forme humaine. Je m’approchai d’un pas :
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