Chapitre 2-2

1833 Words
— Josh ? — Qui veux-tu que ce soit ? Viens, ne reste pas dans la lumière ! Je passai derrière les grandes poubelles et un sourire se plaqua sur mon visage. — Josh ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ? m’exclamai-je. — Je suis venu te voir, bien sûr ! Mon meilleur ami s’approcha et me donna une accolade que je lui rendis avec plaisir. — Tu vas t’attirer des ennuis, dis-je avec sollicitude. Le couvre-feu de vingt-et-une heures… — Lucas m’a envoyé un message pour me prévenir que tu étais sorti ce matin, me coupa-t-il. J’ai appelé chez toi cet après-midi, mais… — Ah bon ? m’étonnai-je. Ma tante ne m’a rien dit. — Quelle surprise ! Il me lança un regard riche de sous-entendus et je ne sus pas quoi lui répondre. De toute façon, avec Josh, je n’avais pas besoin de faire semblant. Il était le seul à savoir ce qui se passait réellement avec ma tante. Le seul à connaître la vérité. — Lucas m’a aussi dit pour Clémenceau. Je haussai les épaules avec une désinvolture qui ne le tromperait pas : — Ce n’est que pour quelques mois, finalement. — Oui, mais c’est injuste ! s’exclama-t-il. Ça aurait peut-être été l’occasion d’expliquer à Lucas… — Non, tu sais que c’est hors de question, lui dis-je immédiatement. Je ne peux pas. — Je ne comprends pas, souffla-t-il en secouant la tête. Tu t’en veux encore pour Thomas ? Je fus incapable de soutenir son regard et un silence s’imposa. Thomas était l’ex-mari de ma tante. Je ne l’avais pas vu depuis sept ans, ainsi que leur fille, Julia, qui devait avoir environ trois ans de plus que moi. Mon oncle était parti un matin, quittant ma tante pour une autre femme et emportant avec lui tout ce qu’il avait pu. Il lui avait seulement laissé la maison et moi. Je n’avais aucun souvenir de mes véritables parents et ceux de ma vie entre leur mort et mes dix ans étaient particulièrement flous. En d’autres termes, je ne me rappelais que de peu de choses avant que l’existence de ma tante ne bascule. Pourtant, j’avais été aimé. Pendant quatre années, Judith m’avait serré dans ses bras, embrassé, choyé et protégé. J’avais en tête une image incertaine de cette période. Cela s’approchait d’une sensation de déjà vécu, mais je n’avais aucune scène précise en mémoire. Je ne nous voyais pas rire, nous sourire ou nous étreindre, mais j’avais conscience que cela s’était produit, à une époque révolue. Ce fut au cours de ma dixième année que Thomas s’était enfui avec sa fille, vivre avec une autre femme dont j’ignorais tout. La seule chose que je savais, c’était que tout était de ma faute. Depuis le jour du départ, ma tante me l’avait répété. J’avais gâché leur histoire, leur amour, anéanti leur futur. Thomas n’avait jamais voulu de moi, ne m’avait jamais considéré comme son fils, c’était pour cette unique raison qu’il était parti. Ce fut alors le début de tous mes problèmes. L’amour de ma tante devint haine, il n’y eut plus que le mépris au fond de son regard et le dégoût au creux de son cœur. Le souci était que famille, voisins et amis avaient toujours été témoins de son affection à mon égard étant enfant, tout comme de sa générosité de m’avoir adopté lorsque j’étais devenu orphelin. Ainsi, au moment où l’amour disparut, personne n’y prêta attention. Elle m’avait tant protégé, puis Thomas l’avait quittée pour une autre femme, personne n’imaginait qu’elle puisse m’en tenir rigueur. Et pourtant… Il n’y eut qu’une seule fois où Lucas aurait pu comprendre que quelque chose s’était brisé entre ma mère adoptive et moi, mais je n’avais pas su saisir ma chance, car déjà j’étais rongé par la culpabilité. Cela faisait trois mois environ que Thomas nous avait abandonnés quand au cours d’un dîner, Lucas fut stupéfait de m’entendre appeler Judith « ma tante » plutôt que « maman ». Cela faisait partie des quelques réminiscences de notre vie de famille recomposée : j’avais nommé Thomas « papa » et Judith « maman ». Mais la veille de ce dîner, folle de chagrin, ma tante avait bu jusqu’à ce qu’elle ne fut plus capable de tenir debout. Je l’ignorais à l’époque, mais l’alcool allait devenir un véritable danger pour moi. Cette nuit-là, après avoir brisé une bouteille de vin contre le mur à deux mètres de mon visage et m’avoir rappelé que tout était de ma faute, elle m’avait renié. Elle ne voulait plus être ma mère adoptive et ne voulait plus entendre ce surnom affectueux dans ma bouche. Ce serait « ma tante » et rien d’autre. Je pouvais encore revoir le regard de Lucas. J’y avais aperçu une lueur d’inquiétude et d’incompréhension. Il m’avait demandé pourquoi je prenais tout à coup tant de distance avec elle et j’avais hésité. Une part de moi avait voulu me jeter dans ses bras, lui avouer toute la peine que j’avais, mais une autre s’en voulait terriblement et était rongée par la honte. Ma tante avait profité de cette seconde d’hésitation pour prétexter que c’était mon choix. « Il grandit maintenant, avait-elle lancé avec appoint. Il commence à se souvenir de ses véritables parents et il m’a demandé s’il pouvait changer sa manière de s’adresser à moi. Je n’ai pas eu le cœur à lui dire non. » Le malaise fut indescriptible et Lucas ne m’en toucha plus jamais un mot. — Ton oncle ne serait jamais parti à cause de toi, assura Josh, me tirant de mes réflexions. Je relevai les yeux vers lui et lui souris tristement : il n’en avait pas la moindre idée, mais sa gentillesse m’émouvait toujours. — D’ailleurs, le mois prochain ce sera la date anniversaire de son départ alors j’ai déjà tout prévu. Un cube de glace tomba au fond de mon estomac. J’avais complètement oublié que nous serions bientôt en février. Il l’avait quittée la seconde semaine du mois, un vendredi. — Tout prévu ? répétai-je avec inquiétude. — Je suis en train de convaincre papa de faire une petite fête pour mes dix-sept ans. — Avec trois semaines d’avance sur la date ? — T’inquiète, je m’occupe de tout. Tu dormiras à la maison. — Josh… — Ta tante ne dit jamais non aux sorties organisées, coupa-t-il. — Oui, mais si ça tombe ce jour-là… elle ne voudra pas que je sois en train de m’amuser alors qu’elle sera anéantie. — Alors tu feras le mur. Je grimaçai, mais l’expression du visage de mon ami devint sans appel. — Elle est toujours saoule aux fêtes de fin d’année, à l’anniversaire de Thomas, à celui de sa fille et au jour de leur départ. Toujours. Pas vrai ? — Oui, je le sais bien, mais… — Et qu’est-ce qui se passe à chaque fois ? Hein ? Je restai muet, sachant qu’il avait raison. Lorsque l’alcool entrait dans l’équation, je finissais obligatoirement blessé. Il y avait deux ans, elle m’avait emmené aux urgences le lendemain d’une nuit très longue, une fois qu’elle avait repris ses esprits : j’avais eu le poignet cassé, un œil au beurre noir et deux côtes fêlées. Elle avait prétendu m’avoir trouvé dans cet état au réveil, après que j’eus passé la soirée « avec des copains ». Je n’avais pas démenti, mais à mon retour à l’école, Josh n’avait pas été dupe une seconde. — Je vais devoir y aller, annonçai-je aimablement. Elle va se douter que je trafique quelque chose. Et puis, tu dois rentrer aussi. Si les gardes t’attrapent… — Je connais les petites rues, tu le sais bien, répondit-il d’un air fier. — Je ne voudrais pas que tu aies des ennuis par ma faute. — Mon père sera furieux au pire, mais je n’ai pas peur d’être privé de sortie. Il me sourit avec confiance, mais l’inquiétude m’avait bel et bien gagné. À la seconde où il quitterait le village de Beaumont, il pourrait se faire arrêter. Lucas n’aurait pas dû lui faire part de ma sortie de prison ; le couvre-feu n’était pas un jeu. — Tu veux venir avec moi ? tenta-t-il d’une voix hésitante. — Ma tante me tuerait, définitivement. Et puis, si un garde… — On dira que tu es mon frère et que je nous ai mis en retard pour rentrer. Ils nous reconduiront à la maison et il faudra juste affronter le sermon de mon père. — Je…, commençai-je en secouant la tête. Je ne préfère pas, non. Excuse-moi. J’ai eu assez d’ennuis pour le week-end et… — Pas de souci, lâcha-t-il dans un souffle. Un silence s’imposa, je baissai les yeux, mal à l’aise. Physiquement, Josh et moi étions très semblables. Il nous serait fort simple de nous faire passer pour des frères. Nous étions tous deux de taille moyenne, bruns, la peau blanche. Les différences étaient subtiles : j’avais les yeux gris, lui bleus. J’étais plus maigre et lui avait quelques taches de rousseur sur les pommettes. Toutefois, nos vies étaient radicalement opposées. Lorsque nous nous étions rencontrés le premier jour à notre entrée au collège, nous avions été mis en groupe lors d’un exercice de présentation. Une manière très simple pour nos professeurs de briser la glace entre camarades de classe. Josh habitait dans un village situé à une vingtaine de minutes à pied du mien. Beaumont était riche, Plaisance était un quartier pauvre. Mon ami y avait emménagé après les révoltes, avec son père, Paul. Ce dernier était un homme généreux et bon. Josh avait perdu sa mère un an avant moi, dans des circonstances semblables. La guerre avait fait son lot de morts injustes. Ce fut en apprenant que j’étais orphelin que nous commençâmes à faire connaissance avec plus d’intérêt. À l’époque, cela faisait à peine un an que ma tante s’était séparée de mon oncle et je me confiais à mon meilleur ami pour la première fois presque douze mois après. Depuis, il était devenu mon confident, même si je ne lui racontais pas tout ce qui se passait chez moi : j’avais toujours eu peur, malgré sa promesse solennelle, qu’il dévoile la vérité à son père ou à Lucas. Il était l’une des deux personnes les plus importantes de mon existence et j’avais du mal à croire que nous ne partagerions plus la même classe désormais. J’ignorais comment j’allais pouvoir survivre à mon quotidien sans lui. Je sentis mon cœur se serrer à cette pensée, mais plus encore que de la peine, je ressentais également de la peur. La perspective de ne plus le voir tous les jours, de ne plus avoir son soutien inconditionnel, m’était insupportable. Et maintenant que je me trouvais au pied du mur avec mon transfert à Clémenceau, l’évidence me sautait cruellement aux yeux : Josh me maintenait la tête hors de l’eau depuis des années et je n’étais pas certain d’être capable de nager seul. Josh ouvrit son sac à dos et en sortit un sandwich. Je ne pus m’empêcher de le regarder avec envie. Il retira le film plastique autour et me le tendit : — Je connais ta marâtre ! s’exclama-t-il. — Merci, merci mille fois ! Je me jetai sur ce dîner de fortune, plus affamé que jamais. Je le dévorai à grosses bouchées jusqu’à ce que je constate le regard navré de mon ami. Je ralentis la cadence, gêné, puis avalai la quantité phénoménale de pain que j’avais dans la bouche. — Pardon, marmonnai-je après avoir repris un peu contenance. — Non, non, ne t’excuse pas, répondit-il précipitamment, comme s’il réalisait qu’il me fixait. Je me disais que j’aurais dû t’apporter plus. — C’est parfait, je t’assure. Je mangeai le reste du sandwich avec un peu plus de bonnes manières. Il sortit de son sac une bouteille d’eau et j’en bus de longues gorgées avant de la lui restituer. — Merci, soufflai-je avec reconnaissance. Merci, vraiment, merci. Je… Je dois rentrer par contre, maintenant, mais merci. Je jetai un regard vers la maison, soucieux d’être surpris. — Vas-y, ne prends pas de risque. Je le serrai un instant dans mes bras et il me rendit mon accolade. — Fais attention à toi lundi, d’accord ? Je te retrouve ici le soir pour que tu me dises comment ça s’est passé. Tu parviendras à t’éclipser ? — Oui, c’est promis ! Je regagnai la maison d’un pas léger, espérant que ma tante s’imaginât que je fusse déjà couché. — Où étais-tu passé ? grogna-t-elle dès qu’elle m’aperçut. — Je prenais un peu l’air, répondis-je en baissant les yeux. — Et à qui as-tu demandé la permission ? Je gardai le silence, sachant que je n’avais aucune excuse. — Va te coucher, ordonna-t-elle. J’obéis sans un mot de plus : de toute manière, il n’y avait rien à dire.
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