II - La chambre nuptiale

2616 Words
II La chambre nuptiale Roger de l’Est et sa jeune femme, encore jeune fille, sont maintenant livrés à eux-mêmes dans leur sleeping-car devenu leur chambre nuptiale. Ce qui constitue la chambre cependant, le lit, n’apparaît pas encore. Un divan le remplace et on se croirait plutôt dans un petit salon bien éclairé par une lampe suspendue au plafond. Mais, sur un appel ou un signe de Roger, les employés du sleeping, d’excellents valets de chambre, très bien stylés, transformeront le salon en chambre à coucher, le canapé en lit, la lampe en veilleuse. Les deux voyageurs pourront se croire à l’hôtel ou chez eux, un peu étroitement peut-être, mais de nouveaux mariés se trouvent si bien à l’étroit, une première nuit de noces, lorsqu’ils s’adorent. Et ils doivent s’adorer, jeunes, sains, charmants tous deux. Ils n’ont pas fait un de ces mariages, si communs de nos jours, précipités, à grande vitesse, rapides, semblables au train qui les emporte. « Combien a celui-ci ? » – « Combien apporte celle-là ? » – « Bien. Les chiffres sont convenables. Vite à la mairie, à l’église. On part. Prenez vos billets… et soyez heureux si vous pouvez. » Ils se connaissent depuis l’enfance. Leurs familles unies d’idées, de sympathie, de relations, les ont de bonne heure fiancés l’un à l’autre, sans le leur dire, sans se prévenir peut-être, seulement par la pensée. Ils n’ont pas vécu ensemble pour cela, et c’était sage ; l’intimité des premières années, amène l’amitié, l’affection, le dévouement, mais provoque rarement l’amour, qui veut le hasard, l’imprévu, la soudaineté, et a horreur des chemins battus. Ils se sont vus seulement par intervalles, à distances lointaines, un jour de congé, pendant les vacances, plus tard à un dîner, à une soirée, à une fête de famille… et comme ils se retrouvaient chaque fois grandis, embellis, nouveaux, comme ils ignoraient les projets de leurs familles, l’amour est né de lui-même, sans se douter qu’il avait été guidé, conduit par le nez. Mais, pourquoi les a-t-on mariés si jeunes, l’une à dix-huit ans, l’autre à vingt-trois ? Les parents ont jugé qu’il était temps : élevé au séminaire, étroitement surveillé ensuite, pendant qu’il faisait son droit, par un père rigide, Roger de l’Est s’est conservé, sinon entièrement pur, comme on le disait à l’église, du moins dans un demi-état de pureté : il n’a fait aucune des folies de son âge. Maintenant qu’on ne peut plus le tenir en lisière comme un enfant, on craint pour lui des échappées, des envolées vers les amours faciles, dangereuses, et on l’a marié pour qu’il eût un fil à la patte. Celle qui va tenir ce fil n’est pas à plaindre du reste : cette quasi-virginité qu’on lui apporte en échange de la sienne, n’est-elle pas préférable au savoir-faire, à la science voisine de la corruption, à l’étiolement de la plupart des jeunes gens ? Une nuit très sombre, une nuit de décembre enveloppe le train. Les champs, les bois, les forêts qu’il côtoie ou qu’il traverse dans sa course impétueuse sont déserts, les villages, les hameaux, les villes endormis déjà, les petites gares intermédiaires éteintes. Tout est noir, tout est mort, tout est silence autour de lui. Mais ses lampes, ses lanternes, ses fanaux, ses étincelles, la flamme qui par instant s’échappe de sa machine, illuminent la route. Il fait aussi grand bruit avec ses roues qui tournent violemment, se soulèvent et retombent sur les rails, ses chaînes, ses tampons qui se heurtent et le souffle puissant de la locomotive. Mais, pour ceux qu’il entraîne, c’est un bruit endormant à force d’être monotone, un bruit qui devient du silence, tant il est égal, en quelque sorte cadencé. Que font Roger et Madeleine, les deux nouveaux mariés, pendant cette envolée dans l’espace, pendant cette nuit, la première qu’ils passent ensemble ? Ils se regardent sans se parler, ou plutôt Roger regarde Madeleine qui tient les yeux baissés, suivant l’usage. Il a bien raison de la regarder… en attendant toutefois. Elle est délicieusement jolie avec ses cheveux blonds, dorés, ses yeux bleus aux longs cils, son nez droit d’un dessin parfait et sa petite bouche toute rouge. C’est une tête de vierge, mais de vierge parisienne, avec un teint vif de fille bien portante. Le cou, les épaules, le buste, les hanches, toutes les attaches n’ont rien à envier au visage. C’est arrondi, replet de ce côté ; par ici fin et délicat seulement, le tout d’ensemble, bien fondu, ou plutôt pour dire vrai, pour rester dans la note exacte, bien esquissé. Oui, une esquisse, plutôt qu’un dessin : l’esquisse d’un corps merveilleux, mais inachevé, un bouton de rose droit sur sa tige, sans défaut, sans tache. Demain il s’ouvrira et deviendra une fleur exquise, comme Madeleine Roger de l’Est sera bientôt une femme complète. Il la regarde encore de plus près, sans oser trop s’avancer pourtant, lui murmure d’une voix très douce des choses pas trop mal tournées pour un innocent, lui serre les mains, lui frôle les genoux, et tout à coup, vers dix heures, après la station de Laroche : – Si vous vous reposiez, ma chère Madeleine ? fait-il. – Oh ! je n’ai pas sommeil, répond-elle vivement. – Vous ne sauriez passer la nuit ainsi sur ce canapé, assise. – Oh ! si, très bien. La nuit sera courte. – Demain vous serez brisée. Il faut vous étendre, vous coucher. – Me coucher ! répète-t-elle avec un petit cri d’effroi. Où donc ? – Ici ; ce divan deviendra un lit quand vous le voudrez. – Oh non, non ! je vous en prie. – Pourquoi ? – J’aime mieux rester comme ça… Causons. Cela vous ennuie ? – Non, certes. – Vous avez peut-être sommeil ? – Moi, près de vous !… Mais… Elle ne le laisse pas achever et parle maintenant pour qu’il ne parle plus et abandonne son idée. Quel joli voyage ils vont faire, sans se quitter d’un instant, d’une seconde, toujours ensemble ! Nice d’abord où ils s’arrêteront un ou deux jours, puis Gênes, Milan, Rome, Naples, toute l’Italie… Jusqu’au dernier moment, elle a craint qu’on ne leur permît pas de partir. Aller si loin, seule avec lui ! Mais le comte Roger de l’Est a été très bien, très ferme. Il a dit : « Laissons-les courir le monde, apprendre la vie ; ils resteraient trop ignorants, trop jeunes, si nous les gardions encore près de nous. Le voyage les instruira vite, leur apprendra mille choses qu’ils ignorent encore et qu’ils doivent savoir. J’ai trouvé jusqu’à ce jour cette science inutile pour Roger et je l’ai tenu ignorant. Aujourd’hui qu’il est marié, je la crois utile, et je désire qu’il l’acquière. » Et alors le voyage a été décidé. Il durera ce qu’ils voudront : un mois, trois mois, six mois. Ils ont congé jusqu’au printemps. Ils iront où leur fantaisie les conduira : après l’Italie, l’Égypte ou la Turquie, si le cœur leur en dit… Quelle bonne vie ! Quelle belle lune de miel… non, pas une de ces petites lunes d’un mois, mais une longue lune avec de nombreux quartiers ! Ils ont tout l’argent nécessaire pour bien vivre et partout : il est là, dans ce petit sac en cuir de Russie au chiffre de Madeleine et aux armes de Roger. Vingt mille francs en billets de banque, trois rouleaux de cinquante louis et quelque monnaie : des billets de cent francs, et des louis épars pour les premiers frais de la route, Nice compris. Ils s’amusent comme de vrais enfants à compter leur fortune : les billets d’abord qu’ils sortent d’un joli portefeuille chiffré, armorié comme le sac. Puis, le compte fait, Madeleine prend les étuis qui contiennent l’or, les secoue et les vide sur ses genoux dans les plis de sa robe de voyage. C’est un prétexte pour Roger de se rapprocher davantage, d’appuyer ses genoux sur les autres genoux dépositaires du trésor et de caresser les petites mains qui remettent les louis, lentement, un à un dans l’étui. Ils n’ont jamais été aussi riches… personnellement, bien entendu… car ils ont eu souvent l’occasion de voir des liasses de billets de banque dans les tiroirs ou entre les mains de leurs parents respectifs. Mais ils les voyaient sans jamais y toucher, comme dans les musées on contemple les tableaux. On leur servait seulement une très petite pension pour leurs menus plaisirs, et Roger ne se souvient pas d’avoir jamais possédé plus de cinq louis à la fois. Il entrait dans les principes de son père de le tenir serré, même sous le rapport de l’argent, pour le préserver de certaines femmes redoutables que la vue des billets de banque rendent entreprenantes. Ce père prudent et à principes… trop de principes peut-être… mettait ainsi les petites dames à l’abri de la tentation et garantissait en même temps son fils contre les tentations que, mieux alléchées, elles auraient essayé de lui inspirer… Mais, dès que Roger, grâce à un mariage d’amour, s’est trouvé à l’abri de tout danger, le comte Roger de l’Est s’est montré généreux. Les billets de banque, l’or remis en place, Madeleine veut admirer ses bijoux et les sort, à leur tour, du sac. Ils ont été choisis par le père, qui s’y connaissait, et offerts par le fils. Ce sont des bracelets, des pendants d’oreilles, des broches, un collier, le tout très joli, de haut goût, sans grande valeur matérielle, le comte rêvant pour sa belle-fille une vie modeste, paisible, avec des échappées mondaines seulement de loin en loin, la vie des gens qui n’ont que vingt-cinq mille francs de rente. Le contrat de mariage les a reconnus sans donner le capital, et les deux familles, côté du mari, côté de la femme, se sont engagées à payer les intérêts par moitié. Égalité de fortune pour le présent, même égalité dans l’avenir comme héritage, aussi beaux l’un que l’autre chacun dans son genre, du même âge en tenant compte de la différence des sexes, avec la même dose d’amour des deux côtés, bref l’union de deux êtres bien assortis, pesant le même poids, dans les meilleures conditions pour être heureux. Madeleine, pensant que ses bijoux gagneront à être vus sur place, les retire l’un après l’autre de leur écrin et s’en pare, aidée par Roger. Il attache lui-même les bracelets. Mais, sans délicatesse, il saisit l’occasion de caresser des lèvres les fines attaches du bras. Quand il s’agit de placer la broche, il se penche tellement que sa poitrine vient frôler une autre poitrine encore naissante, mais de bonne naissance. Pour le collier, comme le ressort résiste, il se penche de nouveau, mais si maladroitement, cette fois, que sa moustache blonde rencontre de délicieuses lèvres et qu’alors, par hasard, par mégarde, un premier b****r s’échange entre les deux bouches. « Dijon ! sept minutes d’arrêt ! » Les employés du sleeping, somnolents ou endormis depuis Laroche, se réveillent, circulent dans le couloir, prêts à se mettre aux ordres de leurs voyageurs. « Si je profitais de l’occasion, se dit Roger, pour transformer mon salon en chambre à coucher. C’est bien le moment à tous les points de vue : l’heure vraie d’abord pour se coucher, minuit bien passé, et l’heure psychologique. » Il s’approche de la porte, l’entrouvre, est sur le point d’appeler, lorsque Madeleine le rejoint, et l’arrêtant : – Que voulez-vous faire ? – Je vous l’ai dit, ma chère amie. Vous ne pouvez pas passer ainsi la nuit. J’appelle pour qu’on prépare votre chambre. – Et qui viendra ? – L’employé, le garçon. – Non ! non !… Et, tout bas, à son oreille, d’une voix suppliante : « Je t’en supplie. » C’est à peine murmuré. Mais il a bien entendu : elle l’a tutoyé pour la première fois, ou du moins comme autrefois, du temps de l’enfance. Plus tard le tutoiement a disparu, et voilà qu’il revient, plus doux, plus attendri. Vaincu, il referme la porte entrouverte et vient s’asseoir de nouveau sur l’éternel canapé, tandis que le train reprend sa course folle à travers l’espace. Malgré le tutoiement si doux à son oreille, Roger est contrarié. Pourquoi un sleeping, si l’on doit y passer la nuit assis, tout habillé, comme dans un wagon ordinaire ? Cependant il l’excuse, la comprend et l’approuve même. C’était vraiment bien difficile de faire entrer cet employé chez eux et de lui dire : « Allons, faites le lit. » La compagnie internationale des grands express européens, si intelligente, si bien administrée, manque de femmes de chambre. Il en faudrait une pour les jeunes mariés. L’homme ne s’effarouche pas d’être servi par des femmes, au contraire… tandis que la femme bien née redoute instinctivement le service des hommes. Puis, après avoir accusé la compagnie, qui ne peut cependant pas prévoir tous les cas, ni compter avec toutes les pudeurs, tous les scrupules, Roger s’accuse lui-même : il aurait dû deviner ce qui allait se passer et apprendre comment on fait d’un divan un lit. Il fallait s’exercer, étudier le mécanisme. Quelques jours de travail lui auraient suffi. Ce qui le console un peu de sa négligence, c’est que Madeleine doit avoir obéi à un autre sentiment, lorsqu’elle s’est opposée à la transformation de la pièce qu’elle occupe. Elle a dû sinon se dire, du moins sentir ceci… il y a comme ça une foule de choses que certaines femmes ne se disent jamais, mais qu’elles sentent et qui les font agir. « Si on me fait un lit, il faudra me coucher. Pour me coucher, je devrai me déshabiller. Devant lui. Jamais ! » Ce n’est pas seulement la pudeur de la mariée qui est en jeu, c’est aussi la pudeur de la femme. Beaucoup se déshabillent facilement, si facilement qu’on les croirait des princesses de féerie, n’ayant à tirer qu’une ficelle ; d’autres, mariées depuis longtemps, n’ont jamais pu se déshabiller, même devant leur mari. Les voilà tout refroidis. Ce temps d’arrêt à Dijon a été bien malencontreux. Le premier b****r avait été si bon, comment le reprendre, le continuer, ou passer à un autre ? Roger est trop jeune, encore trop inexpérimenté pour brusquer les choses : saisir brusquement une jolie tête, la pencher, l’incliner et la clouer sur place avec les lèvres. Il ne saurait pas, il n’oserait pas. Il faudra que le b****r soit amené, que l’autre bouche fasse une partie du chemin. Et, il est là, regardant de tout près, attendant, très désireux par exemple, oh ! très désireux ! Ce premier tête-à-tête avec cette délicieuse créature ; cette toute petite pièce où l’on se serre naturellement l’un contre l’autre de peur d’occuper trop de place ; cette nuit de décembre aussi, qui pénètre dans le sleeping, malgré son excellent chauffage, et provoque le rapprochement, le contact, le resserrement ; enfin, ce mouvement, cette trépidation d’un train en marche, qui énervent, surexcitent certaines natures, lui font beaucoup regretter la bonne chambre nuptiale, avec ses draps fins et parfumés où l’on a tant de plaisir à se glisser, lorsqu’on est attendu. Enfin, il est venu de lui-même, le second b****r, sans trop d’efforts, sans brusquerie. Il est encore meilleur que le premier, déjà plus savant, plus humide, plus ouvert. Mais il n’a pas la durée du vrai b****r complet. Il s’arrête tout à coup, pour recommencer, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. C’est un b****r intermittent. Pourquoi s’arrêter en si beau chemin ? Pourquoi s’interrompre en plein bonheur, un bonheur permis ? Pourquoi cette intermittence ? Ah ! parce que la jeune femme est tourmentée de mille frayeurs. Elle tremble, comme si elle faisait mal. Malgré les stores hermétiquement baissés sur les glaces de la voiture, et la vitesse du train, qui ne permettrait de rien distinguer, et l’abat-jour en soie qui recouvre maintenant la lampe, elle craint d’être vue du dehors. Si les portes, les cloisons du sleeping gémissent, craquent, elle croit qu’on va entrer et la surprendre. Sa pudeur s’effarouche ; et vite, vite, elle ferme sa bouche, elle se dérobe au b****r, elle rejette sa tête en arrière. Et le temps passe ainsi, fort agréablement, du reste, malgré ces frayeurs, ces interruptions, toutes ces réticences, peut-être à cause d’elles. Les autres voyageurs du train ne sont certainement pas aussi heureux que ces deux beaux jeunes gens qui s’essayent à l’amour, s’exercent à l’art d’aimer avec d’excellentes dispositions naturelles. Mâcon, Lyon, Valence, sont déjà loin. Dans les environs de Sorgues, le jour paraît et bientôt un rayon de soleil vient leur souhaiter la bienvenue dans le midi. Il les trouve à la même place, sur le même canapé, toujours assis, toujours vêtus, comme au départ, mais enlacés, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, et de temps à autre, souvent, les lèvres sur les lèvres. Ce soleil intimide un peu la jeune femme, mais Roger veut le saluer comme il l’a salué, lui rendre sa politesse, et il lui donne un b****r sur la bouche de Madeleine, tout ensoleillée depuis un instant. Avignon, huit heures et quart. Le train s’arrête, le sleeping s’éveille, les employés circulent dans le corridor. Roger relève les stores, ouvre les glaces de son salon, et comme il voit sur le quai une longue table couverte de petits pains, de croissants, de tasses remplies de café, il appelle l’employé du sleeping et demande son premier déjeuner. On le lui apporte, et les voilà maintenant assis près de leur croisée ouverte, en plein air, en pleine lumière, en plein ciel bleu, buvant leur café dans la même tasse et grignotant la même brioche. Tarascon, la patrie de « Tartarin », cette délicieuse création d’Alphonse Daudet, puis une seule étape, une seule échappée de cent kilomètres jusqu’à Marseille.
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