III - En gare de Marseille

793 Words
III En gare de Marseille Le journaliste de Val et le marquis de Magny se rejoignirent dans la gare de Marseille, à dix heures trois quarts. Tout en se dirigeant, sans perdre de temps, vers le buffet, le marquis disait à de Val : – Eh bien, comment avez-vous passé la nuit dans votre tour de Babel ? – Très mal : les Italiennes ont jacassé, les poitrinaires ont toussé, le n***e a ronflé. – Un vrai concert. – Je vous conseille de vous moquer, vous qui avez pu dormir à votre aise, seul dans votre coupé. – Je n’ai pas fermé l’œil. J’ai songé, toute la nuit, aux jeunes mariés du sleeping-car… Je les voyais dans les bras l’un de l’autre. La jolie blonde délicieusement pâmée. – Êtes-vous certain qu’elle se soit tant pâmée que ça ? Moi, je suis plutôt tenté de croire que le petit s’est fait donner quelques acomptes, mais sans exiger, sans recevoir le capital. – Nous allons le savoir… Tenez, les voici qui descendent de leur sleeping. – Comment le saurez-vous ? Vous allez le leur demander ? – Je vais les observer, cela me suffira… Dépêchons pour nous placer près d’eux. Ils pressèrent le pas et bientôt ils étaient assis, au buffet, à une table voisine de celle qu’occupaient déjà Roger de l’Est et sa femme. – Eh bien ? demanda, quelques instants après, de Val au marquis. De Magny se pencha à son oreille et lui répondit : – Vous aviez raison. Ils n’en sont encore qu’aux préliminaires… Les yeux de la petite vicomtesse sont brillants et non point battus. Elle est gaie, très épanouie ; elle regarde de tous côtés, et s’amuse de tout, sans arrière-pensée. Elle aurait une autre attitude, si l’acte du mariage avait été consommé, pour parler le langage du code. Elle serait plus sérieuse, plus songeuse, plus rougissante et tiendrait les yeux baissés, comme si tout le monde s’apercevait du petit changement survenu, pendant la nuit, dans son existence. – Oui, c’est assez bien raisonné, fit de Val, en achevant une coquille de crevettes. Seulement, mon cher marquis, ajouta-t-il, si vous continuez à raisonner de la sorte, les quelques minutes qui nous restent finiront sans que vous ayez déjeuné. – Vous vous trompez, je déjeune : je mange ma voisine des yeux. – Fin morceau… Quel gourmet vous faites ! – Quand je pense, reprit de Magny toujours à voix basse, que cette jolie créature va remonter dans son sleeping, moi dans mon coupé, et que je ne la reverrai plus. – À moins qu’elle n’aille à Monte Carle. – Elle ne doit pas y aller. Les amoureux ne songent ni à la roulette, ni au trente et quarante. Ils préfèrent les jeux de l’amour aux jeux du hasard. – On peut mêler les deux. Voulez-vous que nous inspirions à ce joli couple l’idée de jeter un coup d’œil sur la principauté de Monaco ? – Comment ? – Vous verrez. Donnez-moi seulement la réplique. Et, sans plus tarder, élevant la voix, de Val dit à M. de Magny : – En Italie, tant que vous voudrez, mon cher, mais d’abord à Monte Carle. Je ne passerai pas devant ce paradis terrestre sans m’y arrêter. – Est-ce bien le paradis ? demanda le marquis. – Certes ; quel autre nom donner à ce délicieux coin de terre ? Des jardins superbes, des fleurs partout, la mer, la montagne, un climat privilégié, bien préférable à celui de Nice… trois ou quatre degrés de chaleur de plus… et ce qui est inappréciable : Paris, avec ses plaisirs, ses concerts, ses tirs aux pigeons, ses chasses, ses meilleurs hôtels, ses artistes préférés. – Oui, votre admiration me gagne. Mais le jeu, dont vous ne parlez pas, ne gâte-t-il pas votre paradis ? – Il le complète. – Quand on gagne. – D’abord… et ensuite quand on voit gagner des personnes qui vous sont sympathiques… Je n’oublierai jamais le plaisir que j’ai éprouvé l’année dernière à suivre des yeux deux jeunes mariés… Ils arrivent, le sourire aux lèvres, l’amour dans les yeux, bien confiants dans leur bonheur et se mettent à jouer sur les deux numéros de leur âge. Ces numéros sortent, ressortent, se répètent plusieurs fois et les voici bientôt avec une grosse somme devant eux. – Vous m’en direz tant ! Ils jouaient pour la première fois sans doute… « Aux innocents les mains pleines », dit le proverbe… Mais ils ont perdu bientôt ? – Nullement. Ils sont partis en riant pour faire leur tour d’Italie aux frais de la banque. « Messieurs les voyageurs pour Nice et l’Italie en voiture, s’il vous plaît ! » vint crier un employé. Le vicomte et la vicomtesse Roger de l’Est s’empressèrent de se lever et de regagner la gare, tandis que de Val et le marquis, après avoir payé leur déjeuner, les suivaient à distance. En chemin, de Magny disait à son ami le journaliste : – Croyez-vous avoir produit de l’effet ? – Oui. Ils paraissaient m’écouter attentivement. Ils se sont regardés lorsque j’ai vanté les charmes de Monte Carle et leur regard semblait dire : « Au fait, pourquoi n’irions-nous pas ? » Quand j’ai parlé des deux jeunes mariés qui ont gagné, parce qu’ils jouaient pour la première fois, je les ai vus sourire. – Oui, et quel sourire ! Je parle de celui de la jeune femme ; l’autre m’est égal. Et ces mots prononcés, un dernier regard jeté sur les mariés, il rejoignit en courant son coupé.
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