Elena ouvrit les yeux dans un éclat de lumière crue qui lui vrilla la tête. Une douleur sourde irradiait derrière ses tempes, battant au rythme de son cœur. Ses paupières, lourdes comme du plomb, refusaient de s’ouvrir complètement. Elle inspira difficilement ; l’air lui brûla la gorge, âpre, saturé d’odeur de poussière, de fer et de fumée. Le sol glacé contre sa joue la ramena brutalement à la réalité. Un goût métallique, celui du sang, se répandit sur sa langue.
Elle tenta de bouger, mais une vague de douleur la traversa du flanc jusqu’aux épaules. Son corps semblait n’être plus qu’un amas de blessures et de contusions. La pierre humide sous elle lui collait à la peau, incrustant chaque pore d’un mélange de terre et de saleté. Le monde autour d’elle tanguait, flou, presque irréel.
Une ombre bougea à la périphérie de sa vision. Elena cligna des yeux, essayant de chasser le brouillard de sa conscience. Une silhouette s’agenouilla près d’elle. Le mouvement souleva un léger nuage de poussière qui vint se mêler à la lumière vacillante d’une lanterne suspendue non loin.
L’homme était tout près. Elle sentit son souffle sur son visage — un souffle rapide, irrégulier, presque fébrile. Ses traits restaient dissimulés sous un capuchon sombre, mais même dans la pénombre, elle perçut la tension dans sa mâchoire, la crispation de ses épaules. Chaque détail semblait étudié : la cape usée, les gants sombres, les bottes silencieuses. Tout en lui respirait la dissimulation.
Un frisson glacial parcourut l’échine d’Elena.
— Tu… tu vas bien ? demanda-t-il d’une voix basse.
Une voix rauque, éraillée, mais étrangement humaine. Trop humaine pour appartenir à un simple passant.
Elle voulut répondre, mais aucun son ne sortit d’abord de sa gorge. Un spasme lui échappa, un souffle à peine audible. Ses doigts tremblants cherchèrent appui contre le sol, mais la douleur la força à retomber.
— Qui… qui êtes-vous ? réussit-elle enfin à murmurer, la voix hachée par la peur et la fatigue.
L’homme hésita, baissa légèrement la tête. Elle vit la lueur de la lanterne glisser sur la lame fine qu’il tenait encore à la main, avant qu’il ne la range lentement à sa ceinture. Ses doigts se crispèrent autour d’un morceau de tissu taché de sang.
— Juste quelqu’un qui ne voulait pas… que tu finisses là-bas, dit-il enfin.
Sa voix avait ce ton étrange, mesuré, comme s’il pesait chaque mot pour n’en révéler ni trop ni trop peu.
Elena plissa les yeux, tentant de mieux le distinguer. Les contours de son visage restaient flous, mais ses yeux brillaient, reflétant la lueur tremblante de la lampe. Dans ces prunelles, elle vit quelque chose de contradictoire : une inquiétude sincère mêlée à une culpabilité sourde.
Le silence s’installa entre eux, épais, presque étouffant.
Le vent s’engouffra dans la ruelle, soulevant des tourbillons de poussière et faisant grincer les volets d’une maison abandonnée. Elena frémit. Tout son corps réclamait du repos, mais son esprit restait en alerte. Elle se força à s’asseoir, serrant les dents pour ne pas gémir. L’homme fit un geste pour l’aider, mais elle le repoussa faiblement.
— Pourquoi… pourquoi m’avez-vous aidée ? souffla-t-elle.
Il détourna le regard. Son capuchon masquait presque entièrement son expression, mais ses doigts, eux, le trahissaient. Ils tremblaient. Ils jouaient avec ce tissu taché de sang comme un fumeur nerveux manipule sa cigarette.
— Parfois, on fait ce qu’on peut… pour réparer, dit-il lentement. Pour se racheter.
Ces mots tombèrent comme un poids entre eux. Ils n’étaient pas dits à la légère. Elena sentit leur gravité sans en comprendre encore le sens. Elle resta un instant à le fixer, les lèvres entrouvertes, incapable de trouver une réponse.
Une goutte de pluie vint s’écraser sur sa main, suivie d’une autre. Le ciel s’assombrissait au-dessus des toits, et la ruelle se couvrit d’une fine brume. L’odeur du métal et de la pierre mouillée se mêla à celle, plus subtile, du sang séché.
L’homme se releva, observant les alentours. Ses gestes étaient précis, calculés. Il ne se comportait pas comme un sauveur, ni comme un inconnu compatissant, mais comme quelqu’un qui savait exactement à quoi s’attendre. Son attention se portait sur les ombres, sur les bruits, sur les moindres recoins. Comme un chasseur. Ou une proie.
— Il faut partir, dit-il soudain.
Sa voix, cette fois, était plus dure. Plus pressée.
Elena voulut protester, mais son regard la cloua au silence. Dans ses yeux, il n’y avait ni colère ni impatience, mais une lucidité froide. Il savait qu’ils n’étaient pas seuls.
Elle hocha lentement la tête, grimaçant sous l’effort. L’homme lui tendit la main, et après un instant d’hésitation, elle la saisit. Sa paume était chaude, rugueuse. Un contact étrange, presque rassurant, malgré la situation.
Il la hissa sur ses pieds, la soutenant d’un bras. Son pas était ferme, décidé, et Elena se sentit minuscule à côté de lui. Pourtant, elle percevait sous sa force une fragilité contenue, un trouble qu’il s’efforçait de masquer.
— Vous saviez que j’étais là, murmura-t-elle en avançant péniblement. Vous m’attendiez, n’est-ce pas ?
Il ne répondit pas tout de suite. Ses lèvres se crispèrent, comme s’il pesait le pour et le contre avant de parler.
— Disons… que je savais ce qu’ils allaient faire, finit-il par dire d’un ton bas. Et que je ne pouvais pas le laisser arriver une fois de plus.
Une fois de plus. Ces mots résonnèrent dans la tête d’Elena comme un écho. Il parlait avec la douleur de quelqu’un qui avait déjà échoué.
Ils marchèrent ainsi plusieurs minutes, s’enfonçant dans un dédale de ruelles étroites. Le bruit lointain de la pluie se mêlait au martèlement discret de leurs pas. Leurs respirations formaient un rythme, presque une cadence.
Elena jetait de rapides coups d’œil vers lui, intriguée malgré elle. Il portait sur lui une aura de mystère, mais aussi de lassitude. Comme un homme qui avait trop vu, trop perdu. Ses vêtements portaient des traces de combats récents — entailles, brûlures, tâches de sang anciennes. Ce n’était pas un simple passant. C’était quelqu’un habitué au danger.
— Vous avez dit… “réparer”. Réparer quoi ? demanda-t-elle, plus doucement.
Il s’arrêta net. Le bruit de la pluie emplit le vide de sa réponse. Ses épaules se tendirent, puis il reprit lentement la marche.
— Tu ne veux pas savoir. Pas maintenant.
Elle sentit dans sa voix quelque chose de brisé, une douleur qu’il refoulait à grand-peine. Alors, pour la première fois depuis longtemps, elle se tut.
Le silence revint, mais il n’était plus le même. Il y avait, entre eux, un fil invisible — fragile, tendu — un lien qu’aucun ne comprenait encore, mais que tous deux ressentaient.
Elena marchait, soutenue par lui, oscillant entre méfiance et reconnaissance. Ses pensées s’entrechoquaient, brouillant la frontière entre peur et curiosité. Une part d’elle savait qu’elle devait fuir, s’éloigner de cet homme dangereux, inconnu, dont chaque parole respirait le secret. Mais une autre part, plus intime, plus instinctive, murmurait qu’il ne la laisserait pas tomber.
Quand ils atteignirent enfin la sortie de la ruelle, il s’arrêta, scrutant les environs. Le vent avait chassé la brume, et la Lune, pâle et froide, baignait la rue d’une lueur spectrale. Il tourna la tête vers elle.
— Reste près de moi, dit-il simplement.
Ses yeux croisèrent les siens — un éclat d’or y passa, fugace, presque irréel.
Et, à cet instant précis, Elena sut qu’il n’était pas seulement son sauveur. Il était quelque chose d’autre. Quelque chose que la Lune elle-même semblait reconnaître.
Un mystère… ou un avertissement.
Et dans le silence nocturne, alors que leurs ombres s’étiraient côte à côte sur la pierre humide, elle sentit confusément que sa vie venait de basculer à nouveau — qu’en cet homme aux secrets brûlants reposait la clé de son destin, mais aussi peut-être, sa perte.