IILa jeune femme avait couru vers l’escalier, se penchant sur la rampe pour voir plus vite si elle ne s’était pas trompée.
Elle entendit un double pas, puis des voix qui chuchotaient :
– Ah ! fit-elle avec désappointement, il n’est pas seul.
– Comment ! tu es debout, à cette heure-ci ? fit une voix brusque, un peu fatiguée, jeune pourtant.
– Mais… mon ami… j’avais entendu la porte et je venais…
– N’importe… entrons. Monsieur, un de mes amis, a bien voulu m’accompagner. Nous avons à causer. Va dans ta chambre ; nous nous tiendrons dans le petit salon.
Le mari, car c’était bien le jeune vicomte Gaston de Clairac, ne songeait même pas à l’embrasser.
L’autre, l’intrus, se tenait derrière lui, assez embarrassé de son personnage ; mais Clairac se hâta de l’introduire, tandis qu’Alise, un peu choquée d’abord, mais tout heureuse du retour de son mari, se hâtait d’avancer un siège, non sans jeter à la dérobée un regard sur le visiteur intempestif qui lui volait une de ses plus chères joies.
Peu sympathique d’ailleurs. Très grand, d’une maigreur problématique, le visage creux, d’ossature saillante, avec, en plein front, une cicatrice qui coupait ses sourcils grisonnants et touffus.
Le costume n’ajoutait aucune séduction à cette physionomie. L’homme était sanglé dans une longue redingote serrée à la taille et retombant en jupe plissée sur le pantalon à la houzarde, que terminaient d’énormes souliers aux talons hésitants. Le cou, noueux, disparaissait dans une cravate dure comme un carcan. L’homme s’était découvert, et, dans ce mouvement, Alise avait vu deux choses : les mains noirâtres, velues, cordées de muscles, et le chapeau, épave douloureuse de naufrages sociaux, le poil rouge et hérissé, comme d’un félin irrité. Les mains l’effrayaient un peu ; le chapeau lui fit pitié, d’autant qu’elle distinguait maintenant les plis luisants et les avaries des bottes.
Clairac était, lui, vêtu avec une recherche qui ne témoignait pas d’un goût parfait. La redingote de drap puce, surmontée d’un formidable collet arrondi, laissait entrevoir le liseré d’un gilet jaune et la tache fâcheuse d’une cravate andrinople – car c’est là une antique dénomination récemment renouvelée – sur laquelle tranchait un bout imperceptible de linge blanc. Le pantalon, s’étrécissant vers le pied, était de Casimir verdâtre, à côtes. La botte, assez fine, était garnie de faux éperons.
Cependant le visage était particulièrement intéressant : front plat, poli, bien découvert sous les cheveux, d’un châtain foncé, rejetés en arrière et tombant bouclés au bas de la nuque, les yeux assez grands, légèrement bridés aux tempes, avec – toujours hésitant – un regard de myope ; ni barbe ni moustaches, les lèvres minces et rageuses, le menton fuyant, les maxillaires trop larges.
Ensemble bizarre qui appelait à première impression le qualificatif de joli garçon, mais qui, à plus lent examen, troublait de je ne sais quelle indéfinissable inquiétude. Était-ce manque de quelque caractère spécial, excès de tel autre ? L’intelligence faisait-elle défaut ou bien le sens moral ? Un chiromancien eût remarqué la phalangette du pouce, large, enfer de hache, arrivant à la phalangine de l’index.
Presque gai d’ailleurs, comme se souvenant d’un devoir inaccompli, il toucha Alise à la taille, gentiment :
– Ma chère, je te présente un de mes amis, M. de Vaucroix, un ancien émigré, comme était mon père, et qui, comme moi, ne peut obtenir justice de cette cour d’intrigants et d’égoïstes.
Vaucroix eut un signe de tête protecteur pour confirmer l’appréciation :
– Mille pardons, madame, fit-il d’une voix de basse qui sentait quelque peu le gargarisme alcoolique, de me présenter à pareille heure ; mais je demeure fort loin d’ici, et mon cher ami Clairac a bien voulu m’offrir une hospitalité de quelques heures… Cependant, si je vous dérange…
Cette voix ronflait d’une préciosité singulière ; il vibrait en comédien et modulait ses paroles en un chant enroué.
Alise éprouvait à l’entendre une impression bizarre, inexpliquée ; les sens se confondant parfois en des analogies fatales, elle éprouvait un sentiment de retrait, presque de répulsion, comme si elle se fût trouvée en face d’un animal répugnant.
Pourtant elle fit un effort pour vaincre cette antipathie instinctive – que justifiait à tout dire l’apparence de l’individu – et, se contraignant au sourire :
– Mon mari sait que j’aime qui il aime, reprit-elle vaillamment. Vous êtes chez vous… Gaston, ne prendrais-tu pas quelque chose… du café ?
Gaston consulta l’émigré du regard ; il n’y eut pas d’opposition.
– C’est cela : dispose deux tasses sur ce guéridon, puis va prendre du repos… dans ta chambre.
Alise sentit des larmes monter à ses yeux. D’ordinaire quand son mari rentrait, quelque heure qu’il fût, ces premières minutes étaient toutes d’effusion ; elle les attendait comme payement des angoisses subies. Cet étranger lui volait une de ses plus chères joies.
– Mon ami, dit-elle doucement, je te jure que je n’ai pas sommeil.
Clairac eut un geste d’impatience :
– Faut-il que je m’explique plus clairement, dit-il presque brutalement.
– Non, non, dans un instant, je vous laisse…
– Charmante femme, dit Vaucroix quand elle fut sortie.
– Oui, fit Clairac avec désinvolture, mais née de petites gens… Une erreur de jeunesse, mon cher… presque une mésalliance !
Il disait cela, les mains dans ses poches, debout devant la cheminée, à laquelle il s’adossait.
Le petit salon, comme on appelait la pièce où se trouvaient les deux hommes, justifiait médiocrement son titre par un mobilier d’une simplicité presque sévère. Au fond, auprès de la fenêtre, un grand bureau, de forme dite à cylindre, acajou à ferrures de cuivre doré, des fauteuils et des chaises de crin noir, tressé en dessins plus brillants que le fond, représentant un vase plein de fleurs ; les dossiers et les bras, en acajou plein, courbé au feu. Sur la cheminée, un buste vague, aux yeux morts, Homère ou Hippocrate au choix du vendeur, entre deux vases de bronze adornés de têtes de sphinx. Dans le cadre haut et blanc de la glace en deux morceaux, une carte glissée de biais et représentant une de ces charades royalistes dans lesquelles on retrouvait, dans les contours d’un bouquet, les profils du roi Louis XVI, de la reine et du fils mort au Temple. En un coin, un secrétaire, dont la planche abaissée montrait les tiroirs aussi incommodes que multiples.
Sur le plancher, un tapis aux teintes usées.
Vaucroix avait examiné tout cela du coin de l’œil, en homme d’expérience pour qui rien n’est indifférent.
– Il y a longtemps que vous êtes marié ? demanda-t-il.
– Cinq ou six ans… quelque temps après la conspiration Berton.
– Oui, je me souviens… il y avait du Bonaparte là-dessous. Ces gens ne doutaient de rien… Heureusement qu’on a mis bon ordre à leurs fantaisies. Gens peu estimables en somme…
Clairac eut une grimace qui pouvait passer pour un sourire approbatif.
– Vous me paraissez sévère, cher ami : la Restauration n’a point si bien tenu ses promesses…
– Possible ! prononça l’ultra, mais on ne conspire pas contre le roi !
Il disait cela majestueusement, le torse rejeté en arrière, en grand seigneur qui n’admet pas la discussion sur certains articles de foi.
Alise rentra ; elle disposa un plateau sur le petit guéridon à galerie de cuivre, puis fureta un instant, comme si elle eût attendu un mot amical qui la retînt. Mais, impassible, Clairac tapotait du bout des doigts le marbre de la cheminée.
– Je suis là, dit alors Alise en montrant la chambre voisine. Si tu as besoin de moi !…
– C’est peu probable, riposta Clairac. Le mieux que vous ayez à faire est de dormir… L’insomnie ne vous sied pas, ma chère. Vous avez le teint d’une malade.
– Méchant, fit-elle en souriant et en le menaçant gentiment du doigt ; tu n’entendras parler de moi que quand tu m’appelleras…
Elle adressa un demi-salut à l’étranger, à qui elle en voulait un peu de lui voler ainsi une heure d’intimité, mais elle comprenait que Gaston avait des soucis – d’argent sans doute – et devait traiter d’affaires sérieuses avec cet inconnu, qui pourtant avait si peu l’air d’un capitaliste.
Mais elle aimait trop son mari, elle avait en lui une confiance trop absolue pour discuter ses actes, même dans le for de sa conscience.
Tout ce qu’il faisait était bien fait.
Dès qu’elle fut rentrée dans sa chambre, Gaston quitta sa pose indolente et, se tournant vers Vaucroix, qui, très calme, regardait fixement le bout de ses bottes malades :
– Causons, dit-il brusquement. Nous voici l’un en face de l’autre, et il convient de nous expliquer nettement. Voici assez longtemps que vous… rôdez autour de moi. Je ne voudrais pas vous blesser, mais j’appelle les choses par leur nom. Au jeu, sous les galeries du Palais-Royal, j’ai maintes fois surpris vos yeux posés sur moi. Vous m’épiez ou bien… je ne sais pas… Toujours est-il que, cette nuit, je vous ai nettement abordé. J’étais, je l’avoue, en disposition fâcheuse… la mauvaise fortune semble s’acharner après moi… et peu s’en est fallu que je ne vous cherchasse querelle…
– Ce qui eût été une double sottise, interrompit l’autre, d’abord parce que j’ai eu quelques duels qui n’ont pas été positivement favorables à mes adversaires…
– Cette raison me touche peu… je ne suis pas un novice…
– Je le crois… aussi veux-je insister particulièrement sur le second point… Vous eussiez eu grand tort de me traiter en ennemi… car je vous veux beaucoup de bien.
– C’est ce que vous répondîtes au premier mot que je vous adressai.
– Je vous dis : J’attendais que vous vinssiez à moi… Je cherche un homme d’énergie… je vous supposais tel… et j’ai quelque idée que je ne me suis pas trompé. Vous avez paru comprendre que nous étions faits pour nous entendre… notre causerie nous a amenés jusqu’à votre porte, et me voici chez vous, tout prêt à vous être utile… à charge de revanche.
Tout cela était dit d’un ton de père noble, un peu matamore, un peu gouailleur aussi, mais en somme conscient de sa valeur et des services qu’il se sent en mesure de rendre, le cas échéant.
– M’être utile ? fit Clairac en parcourant du regard l’accoutrement de son interlocuteur. M’est avis que vous ne semblez guère en situation de me tirer des embarras où je me débats…
Vaucroix haussa les épaules :
– Quand un loup a faim, la meilleure rencontre qu’il puisse faire est celle d’un autre loup non moins affamé que lui… l’instinct de l’un complète l’instinct de l’autre… Tenez, ne philosophons pas. Venons aux faits. Je vous ai dit qui j’étais : Hubert de Vaucroix, de noble famille bourguignonne… ayant fait de tout, ayant aimé, bataillé, chouanné même, ayant tout désiré, peu possédé, encore moins conservé, main ouverte et conscience large… s’étant sacrifié pour son roi, qu’il révère jusque dans son ingratitude… peu fait d’ailleurs pour les mièvreries de cour, bras solide et alerte… cherchant fortune… Voilà… Et vous ?
– Je n’ai pas dix écus dans ma poche.
– Peste, dix écus… c’est une somme ! Mais, quand je dis : Et vous ?… cela signifie : Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Je cherche un homme… Êtes-vous cet homme ?… J’attends !
– Bah ! un interrogatoire en règle… Soit ! Qui je suis ?… Un niais, un fou, qui peut-être dix fois déjà a tenu la fortune dans sa main et n’a pas su la retenir… un énergique qui s’irrite de ne point rencontrer l’obstacle brutal contre lequel il pourra s’escrimer des poings et des dents… qui s’épuise en luttes stériles et n’amasse que de la haine contre tous et contre lui-même. Ah ! si je n’avais pas commis une première sottise…
– Votre mariage, fit Vaucroix en baissant la voix.
– Eh ! oui, une histoire romanesque, stupide… On m’avait sauvé la vie… je me suis montré reconnaissant… on m’adore… et moi, je sens que je glisse toujours plus bas, toujours plus profondément dans l’ornière misérable… Et dire qu’il suffirait d’un hasard, d’un coup de fortune pour que je remontasse au rang qui m’appartient !… Que me faudrait-il ? Quelques centaines de louis, et je jure Dieu que j’irais loin. Mais je me heurte à la malchance persistante, odieuse… Chaque jour ce sont nouvelles désillusions, nouvelles humiliations… Ah ! qu’elle vienne donc, cette chance… par n’importe quels moyens… et comme je me vengerai ! En attendant, je suis seul, rivé à cette médiocrité qui me tue, embourgeoisé dans cette vie plate et idiote qui m’étouffe… Ah ! si vous saviez…
Vaucroix écoutait attentivement, comme un dilettante qui étudie chaque note d’une mélodie déjà entendue.
En fait, il trouvait Clairac bavard et déclamateur ; pour son compte, il était beaucoup plus pratique et ne se payait guère de phrases.
– En un mot, dit-il simplement, pour sortir d’embarras vous êtes prêt à tout…
Il avait accentué brièvement, nettement les deux dernières syllabes.
Clairac le regarda ; sans doute, dans les yeux de Vaucroix, il trouva le sens des mots prononcés, car il eut un léger frisson et répéta :
– À tout…
Les deux hommes se turent : ils venaient de beaucoup parler…
Mais Vaucroix n’entendait pas laisser tomber la conversation : la comparaison des loups était exacte, et il avait longues dents.
– Vous êtes orphelin, dit-il, mais non sans parents.
Clairac eut un geste d’insouciance, presque de mépris.
– Oui, oui, reprit Vaucroix. Votre famille ne prend guère souci de vous ; certains cousins fort riches ne daigneraient pas vous venir en aide… Quant à l’héritage de votre tante !…
– Comment ! vous savez ?…
Sans paraître avoir entendu la question, Vaucroix continua :
– Vous n’y pouvez guère compter… on vous tient rigueur de je ne sais trop quelles peccadilles… Bref, c’est là quelque chose comme un et peut-être deux millions qui vous couleront entre les doigts…
Clairac serra les poings :
– Deux millions, répéta-t-il… La vieille folle me hait !
– Eh, eh ! point si folle, puisqu’elle a su des débris de sa fortune compromise par l’infâme Révolution reconstituer un fort beau gâteau…
– Et elle ne dépense pas le dixième… le centième peut-être de son revenu…
– Que voulez-vous ?… les vieillards sont gens bizarres… Cette comtesse de… de ?… aidez-moi donc : je n’ai pas la mémoire des noms…
– Comtesse de Versannes, la propre sœur de mon père…
– Oui, c’est cela ! Eh bien, elle thésaurise… elle enfouit dans ses meubles, dans ses caves… qui sait ? dans les murs, dans la terre de son château de Neuilly des milliers de louis… À chacun sa passion… l’avare est un artiste à sa façon…
– Et, tandis que la misérable végète au milieu de cette richesse, moi, je meurs de misère… et de rage.
– De rage surtout… par exemple de ne pouvoir acheter certain bijou, que vous examiniez fort attentivement l’autre soir, galerie de Valois !
Clairac, stupéfait, s’écria :
– Mais vous m’espionnez donc à toute heure !
– Vilain mot… Je m’intéresse à vous, voilà tout… Oui, je vous voyais devant la vitrine de Froment, les yeux brillants, les lèvres pâles… et je me disais : En vérité, il est grand dommage que ce beau garçon ne puisse pas offrir cette parure à sa maîtresse…
– Chut ! fit brusquement Clairac en posant son doigt sur ses lèvres et en jetant un regard inquiet sur la porte par laquelle Alise avait disparu.
Vaucroix le rassura d’un geste discret ; puis, se penchant vers lui, il ajouta tout bas :
– C’est grand dommage, surtout quand la maîtresse est une grande dame qui pourrait, si elle le voulait, réparer d’un mot toutes les injustices du sort :
Clairac eut un soubresaut v*****t.
– Assez ! fit-il. Vous en savez sur mon compte trop ou trop peu… Je vous défends…
– Là, là, ne vous fâchez pas… De quoi vous plaignez-vous d’ailleurs ? Je ne suis pas un s*t – en ce temps-là, on prononçait sott – et j’ai besoin de bien connaître ceux à qui je veux du bien.
– Mais, encore une fois… vous ne pouvez rien pour moi.
Vaucroix se leva ; d’un geste théâtralement paternel, il posa ses deux mains sur les épaules de Clairac et, le regardant au fond des yeux :
– Écoutez, dit-il. Vous êtes misérable, plus misérable que moi… car vous avez des ambitions, des désirs que je n’ai plus ; plus misérable surtout parce que vous êtes plus jeune… Moi, je n’ai à jouer que quelques années de vie… Mais vous, vous avez devant vous, faute de quelques centaines de louis, toute une existence de colères et de rancœurs… Et tenez, dites-moi donc si vous n’éprouvez pas d’épouvantables rages alors que les laquais de votre maîtresse ricanent derrière votre dos…
– Taisez-vous !
– Quand elle se cache de vous aimer, jusqu’au jour où elle se fatiguera de votre obscurité…
– Oh ! assez, par grâce… Pourquoi me torturer ? Au lieu de déchirer la blessure élargie, aidez-moi à la guérir…
– Il y a deux jours, reprit Vaucroix, dont la voix rogommeuse avait des raucités sinistres, comme un vieux gentilhomme sortait allègrement du jeu, emportant une lourde sacoche que vous aviez contribué à remplir, il vous est venu soudain la pensée de… le contraindre à restitution il se dirigeait vers le Marais… Vous l’avez suivi pendant un grand quart d’heure… vous vous êtes trouvé deux fois sur ses talons, à le toucher.
Clairac était devenu horriblement pâle ; il ne cherchait plus à nier, à discuter. Cet homme, cet inconnu qui le connaissait si bien, l’épouvantait. Il s’était penché vers lui, désireux et craintif d’entendre la suite.
– Et ?… fit-il involontairement, pour hâter le récit.
– L’homme s’est retourné tout à coup, défiant. Il paraît que vous n’aviez rien à lui dire… car vous vous êtes sauvé à toutes jambes… un accès de faiblesse…
– De faiblesse… parce que je n’ai pas…
– Chut ! c’eût été une sottise. La rue n’est pas bonne à des hommes tels que nous… De plus, s’il est bon de saisir les occasions, mieux vaut encore les préparer. Cette circonstance… insignifiante m’a seulement aidé à vous mieux connaître… En somme, vous êtes homme d’énergie : c’est ce qu’il me faut, quoique, par nature, je ne sois pas v*****t, bien entendu. Laissons cela d’ailleurs. Donc, nous parlions de madame votre tante, la comtesse de Versannes… Elle vit seule, je crois…
Ce diable d’homme avait d’étonnantes sautes de pensée. Clairac le regarda, surpris :
– Madame de Versannes… en effet… avec un vieux jardinier, je crois.
– C’est une imprudence… Êtes-vous allé jamais chez elle ?
– Une seule fois… il y a plus de cinq ou six ans…
– Que vous a-t-elle dit ?
– Elle a refusé de me recevoir…
– Et vous n’avez tenté aucune démarche nouvelle ?
– Aucune… À quoi bon ?
– Qui sait ? les vieilles gens sont capricieux.
Votre tante ne connaît pas exactement votre situation… peut-être, si vous la lui expliquiez bien nettement… elle est fort riche… elle n’a qu’un tiroir à ouvrir pour combler tous vos vœux…
– Encore une fois, elle ne me recevrait pas plus aujourd’hui qu’elle ne m’a reçu naguère… Elle me ferait chasser…
– Par le vieux jardinier… hum ! Et puis on pourrait faire une démarche… à deux…
Les deux hommes se regardèrent. Le dialogue devenait d’une délicatesse excessive, et encore, involontairement, Clairac jeta les yeux du côté de la chambre d’Alise.
Vaucroix parut comprendre que l’entretien avait assez duré : il prit son chapeau, qu’il avait déposé sur une chaise :
– Tout cela demande à être étudié, fit-il. Que veux-je, moi ? Vous tirer d’embarras… Il me déplaît de voir une nature comme la vôtre dépérir niaisement quand elle ne demande qu’à s’épanouir… Tenez, venez donc dîner ce soir avec moi au Palais-Royal… Nous causerons en dégustant certain cru dont vous me direz des nouvelles… Là, c’est dit ! madame de Clairac ne m’en voudra pas trop… hein ? de vous enlever à elle…
– J’irai… Mais, si c’est là tout ce que vous imaginez…
Vaucroix donna une pichenette sur un jabot imaginaire :
– Qui sait ? Il a fallu deux jours au moins pour bâtir Paris… Vous m’accorderez bien quarante-huit heures pour édifier l’échafaudage de votre avenir.
– À votre aise : je me confie à vous… Et maintenant, au revoir. Je commence à me sentir brisé et vais tâcher de dormir une couple d’heures…
Les deux hommes se serrèrent la main. Vaucroix prit deux morceaux de sucre sur le plateau et les glissa dans sa poche. Puis, s’étant recoiffé d’un geste rond, il sortit.
Seulement, sur le palier, il se retourna et dit à l’oreille de Clairac :
– Vous avez une femme charmante… et qui tient à vous. Prenez garde !
Clairac eut le beau geste insouciant – insolent – de ceux qui se savent l’objet d’une confiance inattaquable.
Puis il rentra ; un instant, il resta immobile dans la petite pièce où venait d’avoir lieu cette étrange conversation. Il regardait autour de lui, éprouvant un écœurement, presque un dégoût à l’aspect de ces meubles démodés, de ces étoffes fanées, élimées. Son visage blanc s’éclaira d’une rougeur brusque, et dardant le poing, il murmura :
– S’il ne faut que de l’énergie !…
– Gaston, tu es seul, cria Alise du fond de l’autre pièce. Viens donc te reposer un peu…
Il se tourna vers la glace, passa ses mains dans ses cheveux, contraignit ses lèvres séchées à sourire et pénétra dans la chambre, où les rideaux baissés tamisaient la lumière du matin…