I

2121 Words
IDans la rue du Cherche-Midi, au rez-de-chaussée d’une maison étroite et haute, existait depuis nombre d’années un magasin d’antiquités, qui avait appartenu d’abord à un sieur Erdhal, se disant sujet hollandais, mais que des gens initiés assuraient originaire de la très prussienne province de Silésie... Après fortune faite – ou bien sa mission secrète réalisée, prétendaient certains de ces gens clairvoyants que personne n’écoute – l’antiquaire s’était retiré, en cédant son fond à un Italien du nom de Ricardo Clesini. Ce personnage arrivait de Rome, où il tenait auparavant un commerce de joaillerie. Sa femme l’accompagnait – la belle Sephora, ancienne danseuse à l’Alfieri de Florence, qu’un accident de voiture avait rendue infirme... Ils s’étaient installés dans la maison de la rue du Cherche-Midi, achetée par eux, et s’étaient aussitôt activement occupés de leur nouveau commerce. Ricardo allait et venait, en province, à l’étranger, pour l’achat de meubles ou d’objets anciens. Ce petit homme maigre, chauve, au teint jaune et aux yeux brillants, possédait un flair extraordinaire pour dénicher l’objet rare, et une adresse non moins remarquable pour l’obtenir à petit prix... La vente regardait surtout Mme Clesini. Elle s’y entendait fort bien et, tout en roulant gracieusement le client, s’arrangeait pour qu’il se trouvât généralement satisfait de son marché. Un après-midi, vers deux heures, un homme vêtu avec une certaine élégance ouvrit la porte du magasin dont le timbre résonna longuement. Au fond, une portière de damas vert fut soulevée, une femme apparut et dit en italien, d’une voix calme, au timbre profond : – Ah ! c’est vous, Manbelli. – Votre message m’a été remis tout à l’heure, signora. – Venez par ici. Orso Manbelli traversa le magasin encombré, mais où chaque meuble, chaque objet, était placé dans un ordre parfait et un sens artistique incontestable... Sephora l’attendait, sa belle tête aux lourds cheveux noirs ressortant sur le fond vert de la portière qui retombait à demi derrière elle. Son visage d’une pâleur ambrée, dont quelques traits rappelaient l’origine sémitique de sa famille maternelle, portait les marques d’une santé précaire ; une de ses mains serrait le bec d’ivoire de la canne qui aidait sa jambe infirme. Mais rien n’aurait pu éteindre le feu de ses yeux noirs, l’ardeur inquiétante de ce regard où brûlait une vie intense. Orso la suivit, d’abord dans une petite arrière-boutique éclairée à l’électricité, où se trouvaient les objets les plus précieux, puis dans une autre pièce plus grande, que fermait une porte capitonnée. Une grande baie vitrée, donnant sur la cour, éclairait les murs tendus de tapisseries du seizième siècle, les peaux de bêtes sauvages qui couvraient le parquet, les meubles de la Renaissance italienne, toutes pièces d’une très grande valeur... Sur un divan de soie jaune s’amoncelaient des coussins brodés d’argent. Une Junon de marbre reposait sur un socle de malachite, entre deux énormes candélabres d’argent, qui avaient dû appartenir à une église. Devant elle s’élevait la fumée légère et parfumée qui sortait d’un brûle-parfums de bronze. À côté, un grand portrait de femme apparaissait, encadré d’ébène à incrustations d’ivoire. Orso, un moment, s’arrêta sur le seuil... Bien qu’il fût à plusieurs reprises venu chez les Clesini, c’était la première fois qu’on le recevait ici. La singulière somptuosité du décor le surprenait et l’émerveillait... Mais la signora Clesini dit d’un ton impératif : – Allons, venez vous asseoir. Elle-même prenait place parmi les coussins. Et elle déclara aussitôt, sans préambule : – Angelica m’a téléphoné ce matin... Elle a besoin de vous là-bas. – Besoin de moi... là-bas ?... Pour quoi faire ? – Elle vous l’expliquera... Vous partirez d’ici tout à l’heure en automobile, vous laisserez celle-ci sur la route de Clermont, à quelques kilomètres de Champuis, et vous gagnerez à pied la Roche-Soreix. Mais vous n’irez pas au château. Longez le mur du parc vers deux heures, demain dans l’après-midi, vous trouverez une petite porte ouverte. Votre cousine vous attendra tout près de là pour vous donner ses instructions. – Bien... Mais l’automobile ? – Mon mari s’en est chargé. Elle sera prête dans une heure, avec un chauffeur très sûr. – Il s’agit donc d’une affaire... sérieuse ? – Je le suppose. Angelica n’a pu me dire que fort peu de chose, naturellement, mais sous les formules conventionnelles usitées entre nous, j’ai compris qu’il fallait beaucoup de précautions. Aussi trouverez-vous dans l’automobile de quoi vous grimer, en cas de besoin, ainsi que le chauffeur, et celui-ci emportera le nécessaire pour camoufler convenablement la voiture. – Très bien. Alors, je rentre chez moi pour me préparer vivement. Où rejoindrai-je l’auto ? – Elle vous attendra rue de Sèvres, le long des magasins du Bon Marché... Avez-vous de l’argent ? – Un peu, oui. Le signor Clesini me paye bien, quand il me donne du travail. – Prenez ceci, en acompte sur le prix dont Angelica payera l’aide que vous lui apporterez. Elle entrouvrit un petit sac de cuir fauve pendu par une chaîne d’or à la ceinture de sa robe de velours noir et en sortit un billet de mille francs qu’elle tendit à Orso. L’Italien remercia, tout en se levant... Comme il se détournait un peu, son regard tomba sur le grand portrait, qu’il se prit à considérer longuement. – Vous admirez la belle Sephora, Orso Manbelli ? La voix dure, amère, pleine de raillerie, fit tressaillir Orso. – Oui, signora. Quelle merveille que ce portrait !... Mais que ne pouvait-on pas faire, avec un pareil modèle ! Elle était, en effet, superbement belle, la jeune femme dont l’image était reproduite sur cette toile avec une vérité saisissante. Grande, souple, drapée avec une suprême élégance dans les plis harmonieux d’une somptueuse robe de brocart jaune pâle, elle dressait avec une grâce orgueilleuse sa tête brune parée de rubis et dardait sur un être invisible l’éclat passionné de ses yeux noirs, tandis qu’un sourire séducteur entrouvrait les lèvres longues, d’un rouge très vif. À la réponse d’Orso, la signora Clesini eut un rire étouffé, qui parut lui déchirer la gorge. – Oui, c’est un très beau portrait... Le comte Dorghèse le fît peindre par Luigi Sardo, à l’époque où il m’appelait sa vie, son idole, et m’assurait que, sans moi, l’existence lui serait impossible... Trois mois plus tard, j’étais victime de cet accident terrible, dû aux chevaux difficiles dont il avait l’habitude de se servir. Il se montra empressé près de moi pendant quelques semaines... puis se déclara appelé à Rome pour ses affaires. Je ne le revis plus... Et je conservai le portrait qu’il ne me redemanda jamais. Elle parlait d’une voix lente, avec un accent d’ironie glacée qui fit un peu frissonner Orso. Dans les coussins de soie jaune, elle blottissait son corps infirme et sur sa main très belle, aux ongles brillants, elle appuyait son visage frissonnant où les yeux étincelaient d’une flamme étrange. – ... Mais vous connaissiez toute cette vieille histoire, Manbelli ?... Cela fit un peu de bruit, à son heure, dans le monde élégant de Rome et de Florence. Puis on oublia tout à fait cette pauvre Sephora, qui avait fait battre tant de cœurs et dont le comte Dorghèse, un des plus grands seigneurs du royaume, avait songé à faire sa femme. Il n’était bruit dans la société mondaine de Rome, à ce moment-là, que d’une nouvelle beauté, une Française, Mlle de Francueil, de passage chez un de ses parents qui occupait une importante situation diplomatique. Don Cesare l’aimait follement, disait-on, elle n’en était pas moins éprise, et ils venaient de se fiancer... Comment le mariage manqua, presque à la veille de la cérémonie, comment Luce de Francueil disparut si mystérieusement, voilà ce que personne ne comprit... n’est-il pas vrai, Manbelli ? Elle attachait sur Orso un regard dont la lueur presque sauvage le fit à nouveau frissonner. Il balbutia : – En effet, personne n’a compris, signora... Mais j’ai été fort surpris de trouver Mlle de Francueil institutrice à la Roche-Soreix... – C’est moi qui l’ai donnée à Angelica... Oh ! je m’intéresse à elle... énormément. Elle laissa échapper un rire étrange et ses yeux brillèrent d’une cruelle, d’une triomphante joie. Étendant la main, elle désigna la statue de Junon, vers laquelle montaient les spirales bleuâtres de la fumée odorante. – Tenez, voici mon modèle... Cette reine de l’Olympe s’y connaissait, en fait de vengeance. Moi, je crois que je n’y suis pas trop maladroite non plus. Luce de Francueil expie... elle expiera jusqu’à la fin de sa vie l’amour qu’elle a inspiré au comte Dorghèse, traître à ses serments à mon égard. – Mais comment... par quoi la tenez-vous ainsi à votre merci ? – Ah ! c’est mon secret, cela ! – Et de don Cesare, – le seul coupable, en réalité, – vous n’avez pas songé à vous venger ? Sephora eut un étrange sourire. – Il aura son heure, lui aussi... Patience !... Dites donc, Manbelli, il paraît que la grosse fortune de sa femme commence à s’épuiser ? Dans quelques années, de nouveau, il se trouvera complètement à sec. Ne pensez-vous pas qu’alors il songera encore à devenir possesseur des biens du prince Falnerra ? Orso blêmit et ne put réprimer un mouvement de recul, en balbutiant : – Comment puis-je le savoir ? Elle sourit avec ironie. – Non, vous ne le savez pas... mais tout ce que vous connaissez de lui doit vous le donner à penser. Ayez soin, alors, de ne pas vous faire l’exécuteur de ses hautes œuvres. Oh ! ne prenez pas cet air effrayé ! Je n’ai pas l’intention de vous dénoncer, rassurez-vous... et même je vous préviens charitablement de ne plus vous faire le complice de don Cesare, car celui-ci n’aura pas toujours la chance de conserver l’impunité. – Oh ! j’ai rompu avec lui depuis longtemps ! C’était un homme trop dangereux... et habile à se servir des autres en restant dans l’ombre. – Oui, un lâche. Ces mots sifflèrent, comme un coup de lanière, entre les dents de Sephora. – ... Mais nul comme lui ne possède l’art de séduire, de persuader... Nul, aussi, ne marche avec autant de cynisme sur tous les scrupules... Vous doutez-vous pourquoi, il y a dix ans, il était si pressé de supprimer le petit prince Falnerra ? – Sa ruine était presque complète, disait-on... – Oui. Mais il aurait pu se refaire par un très riche mariage, car il ne manquait pas d’héritières éprises de lui, dans la noblesse et ailleurs. Amoureux de Mlle de Francueil, qui était sans fortune, et sans doute s’étant assuré qu’elle ne l’écouterait pas s’il ne lui parlait mariage, il s’est avisé que le meilleur moyen d’acquérir cette fortune indispensable était d’hériter de son jeune cousin... Malheureusement pour lui, vous avez raté l’affaire, Manbelli... Orso tressaillit, en pâlissant de nouveau. – ... Et d’ailleurs, peu après, Luce de Francueil rompit les fiançailles... Le comte Dorghèse se consola assez vite, car un an après, comme vous l’avez appris sans doute, il épousait une riche veuve, pas très belle, mais qui est en adoration devant lui et aveugle à souhait. – Je vois que vous êtes très au courant de son existence, signora. – Oh ! beaucoup mieux encore que vous ne le pensez !... Mais allez, Orso Manbelli, vous n’avez que le temps de vous préparer pour ce voyage. Au revoir. Elle lui tendit sa belle main sur laquelle il appuya ses lèvres. Quand il fut sorti, Sephora demeura longuement immobile, absorbée dans une profonde songerie... Le bruit de la porte capitonnée qui s’ouvrait lui fit lever la tête. Sur le seuil se tenait un homme de petite taille, correctement vêtu d’un complet gris foncé. – Ah ! te voilà, Ricardo... Manbelli vient de venir. Tout est bien convenu avec Ternier ? – Tout, oui... Orso n’a pas fait d’objection ? – Pas la moindre... Trop heureux de rendre service à sa charmante cousine... Nous avons un peu parlé du comte Dorghèse... Les sourcils de Ricardo se rapprochèrent et ses yeux brillants devinrent très sombres. Sephora eut un léger rire moqueur. – Toujours jaloux, mon pauvre Ricardo ? Il dit sourdement : – Oui... parce que, vois-tu, je me figure toujours que tu l’aimes encore... malgré tout. Une rapide lueur passa dans le regard de Sephora, qui, tout aussitôt, devint d’une caressante langueur. – Ne te mets pas ces idées dans la tête, Ricardo. Cet homme m’a fait une injure que n’oublie pas une femme de mon caractère. Devant toi, j’ai juré de me venger de lui... Ne t’en souviens-tu pas ? – Si... mais on peut haïr par amour. Elle leva légèrement les épaules et avança la main pour prendre la canne posée près d’elle. – Je ne te convaincrai jamais, mon pauvre Ricardo. – Non, jamais... Tu as trop aimé ce misérable... tu as trop souffert de son abandon... Je t’ai vue, Sephora... j’ai été ton confident, alors, quand, mal remise encore, tu t’es fait transporter à Rome, chez ma sœur Laura, pour savoir... pour savoir ce qu’il devenait et au bénéfice de quelle femme il t’abandonnait. Sephora, le visage soudainement contracté, dit avec irritation : – Ne me rappelle pas ces heures abominables !... Ta sœur et toi, vous avez été parfaits pour moi. Je l’en ai remercié en acceptant de devenir ta femme... à condition que, toujours, tu aiderais à ma vengeance. – Oui, tu as accepté par reconnaissance... par intérêt aussi, car j’étais riche. Mais de l’amour, jamais tu n’en as eu pour moi, Sephora... Oh ! je ne te le reproche pas ! ajouta-t-il, prévenant les mots qui allaient sortir des lèvres de la jeune femme. Tu m’avais averti que tu n’en pouvais plus avoir pour personne au monde, don Cesare l’ayant tué en toi... Mais c’est précisément pour cela que je crains toujours... le souvenir. Elle secoua la tête et se leva lentement. – Ne crains rien, Ricardo. Ne te fais pas de ces soucis. Viens, que je te montre la merveilleuse petite chose dont j’ai fait l’acquisition tout à l’heure, pour quelques billets de cent francs. Elle alla vers un cabinet florentin, aux précieuses incrustations, et l’ouvrit pour y prendre une miniature ancienne. Lui, pendant ce temps, l’enveloppait d’un regard d’angoisse et de doute, qu’elle surprit en se détournant avec une vivacité que l’on n’eût pas attendue de son corps infirme. Sans en rien laisser paraître, la jeune femme tendit à son mari la miniature, et tous deux se mirent à en discuter les mérites, avec une apparente liberté d’esprit.
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