Chapitre 10-2

2044 Words
— Venez ! Nous devons nous voir ! — Pas maintenant, petite fée, je remplis une mission très importante et… — Je le sais, coupa la fée, je suis là pour vous aider dans votre mission. Il faut nous rendre visite tout de suite, après ce sera trop tard ! — Je pars de bonne heure demain matin, je dois aller dormir… — Aucun souci, couchez-vous et, en vous endormant, posez votre main sur le livre. Faites-le, sinon, vous mourrez tous… Saisie par ces propos, Aila y consentit. Elle enfila sa chemise de nuit, souffla sa bougie et s’allongea, l’ouvrage à ses côtés. Le sommeil la gagna aussitôt, alors elle tendit sa paume vers la couverture qu’elle toucha juste du bout des doigts avant de somnoler. Quand Hubert rentra, il vint la trouver pour lui parler, mais, s’apercevant qu’elle dormait, il resta un instant à la regarder, puis, après un demi-tour, regagna sa chambre. Aila se réveilla de très bonne heure ; le soleil ne l’avait pas encore saluée. Elle se sentait légèrement malade, mais cette sensation nauséeuse disparut vite. En s’étirant, elle découvrit le livre des fées dans son lit. Mais que faisait-il là ? Elle essaya de se souvenir si elle l’avait effleuré le soir précédent, mais sa mémoire refusait de lui fournir le moindre indice. Balayant ses interrogations, elle enfila ses vêtements rapidement, caressa son kenda avec tendresse, ressentant le lien qui les unissait avec un plaisir renouvelé. Le sac sur son dos, elle embarqua à la main le reste de ses affaires. Parvenue au box de Lumière, elle s’en occupa comme elle ne l’avait pas fait depuis bien des jours, lui racontant dans un murmure tout ce qu’elle envisageait, lui répétant mille fois son bonheur de repartir avec elle, qu’elle était la plus merveilleuse jument du monde, tout en l’étrillant avec dynamisme. À son arrivée, Hubert la salua brièvement, puis partit seller sa monture pendant que des garçons d’écurie sortaient les chevaux pour le châtelain et son fils. Elle roula sa besace à dos et le fixa à l’arrière de sa selle à la place de sa pèlerine et de sa couverture emportées par Blaise. La sacoche contenant son arc démontable en bandoulière, elle attacha son kenda et enfourcha Lumière. À l’extérieur, elle retrouva Barnais et Airin, alors que l’aurore affleurait. Hubert les rejoignit immédiatement et, silencieuse dans la fraîcheur matinale, la petite troupe partit au trot vers la forêt. La douceur apportée par le soleil commença à dégeler l’atmosphère et Airin, mû par une énergie inattendue, se mit à raconter avec entrain tout ce qui lui passait par la tête, rompant la monotonie du voyage. Concentrée à surveiller les parages, Aila choisit de rester discrète. Lorsqu’ils s’arrêtèrent le midi, le seigneur d’Escarfe leur réserva une délicieuse surprise en extrayant de son sac un véritable repas de gala, déclenchant à son égard une série de commentaires facétieux qui le firent rire. Toute à sa surveillance des environs, Aila ressentit le besoin de s’isoler et s’éloigna des conversations. Barnais la rejoignit rapidement, alors qu’elle espérait la venue d’Hubert pour discuter de la situation. Apparemment contrarié, le fils d’Airin la détaillait des pieds à la tête. Elle se souvint alors qu’elle ne portait plus tout à fait les mêmes tenues que dame Aila et encore, elle n’avait pas remis l’ensemble en cuir de Bonneau. — Vous avez changé depuis notre départ, dame Aila. — En bien ou en mal ? — Ni l’un, ni l’autre. Vous me donnez l’impression que deux personnalités différentes coexistent dans une même personne… — Vous avez changé, sire Barnais, et je préfère assurément celui que vous êtes devenu. Elle lui sourit. Avec un rire un peu triste, il poursuivit : — Vous pourrez dire que vous avez modifié ma vie et ma vision du monde. Avec le recul qui s’impose à moi chaque jour un peu plus, je comprends le désarroi de mon père et le nombre de femmes qui doivent me haïr aujourd’hui. Croyez-vous que celle qui doit devenir la mienne me déteste déjà, comme toutes les autres ? — Je ne le pense pas. Je présume surtout que si elle voit la même personne que moi en ce moment, elle vous aimera. — Dommage que cela ne puisse être vous… — Non, Barnais, vous faites erreur. Vous jouez votre plus grande chance et la sienne : vous allez repartir à zéro sous un regard dénué d’idées préconçues. Elle vous accueillera comme le plus pur des bonheurs dans sa vie. À combien de gens cette chance insensée de tout recommencer est-elle offerte ? — C’est bizarre, à vous écouter, j’ai presque la conviction que vous la connaissez. Enfin, pourquoi pas, puisque vous saviez qui elle était… — Venez, Barnais, allons rejoindre nos amis. La journée s’écoula sous le bavardage incessant d’Airin, décidément en pleine forme. Elle ne lui connaissait pas cette facette exubérante. Peut-être se sentait-il simplement heureux de ce voyage avec son fils retrouvé ? Par politesse, Barnais et Hubert ponctuaient l’interminable monologue du châtelain de hochements de tête intéressés, cependant, elle doutait de la sincérité de leur attention. Toute à sa mission, elle partait régulièrement en avant sous le regard intrigué de Barnais. Dans ces moments-là, ses sens devenaient particulièrement aiguisés et précis. Elle avait l’impression de sortir de son corps et de survoler les environs, détaillant chaque buisson, chaque maison, chaque présence, humaine ou non… Ne percevant aucun danger immédiat, elle décida de ne rien changer au programme d’Airin. Quand le crépuscule bleuit la campagne, la petite troupe accéléra pour arriver au plus vite chez l’ami d’Airin. Argue, un homme simple et agréable, leur réserva un accueil très chaleureux et les emmena dîner près d’un feu qui crépitait, les réchauffant de la fraîcheur de la nuit tombée. Les deux compères, qui ne s’étaient pas vus depuis des lustres, avaient tant à se raconter qu’ils se retrouvèrent bientôt seuls devant la cheminée. Barnais partit dans sa chambre, tandis qu’Hubert et Aila s’isolaient. — Allons dehors, souffla le prince. Ensemble, ils inspectèrent les abords la demeure pour évaluer les risques d’une attaque nocturne, mais ce qu’ils virent les rassura : une bâtisse solide, un rez-de-chaussée et des étages bien protégés par de robustes volets en bois ou des grilles, sûrement des vestiges d’anciennes querelles… Une nouvelle fois, Aila hésita à lui faire part de ses réflexions, puis renonça. À quoi bon partager avec lui ses craintes maintenant qu’ils ne pouvaient malheureusement plus recevoir d’aide de quiconque ? Étrangement, elle eut le pressentiment qu’Hubert, de son côté, avait également voulu lui annoncer quelque chose… Tranquillisée par la sécurité apparente de l’endroit, elle regagna sa chambre pour se déshabiller. Au moment de se coucher, comme une somnambule, elle attrapa le livre de la magie des fées et s’endormit en l’effleurant. Le réveil du lendemain fut difficile. Elle se sentait épuisée, le cœur au bord des lèvres. En se levant, elle retrouva l’ouvrage par terre. Mais que faisait-il là ? Elle ne l’avait pas touché hier ! À moins que… Non, elle s’en serait souvenue. À croire que ce livre possédait des mains pour sortir seul du sac et des pieds pour se déplacer ! Avec un geste d’humeur, elle le rangea, puis choisit de revêtir sa tenue de cuir. Évidemment, cela allait surprendre Airin et Barnais, mais, pour une journée qui s’annonçait décisive, elle ne pouvait s’arrêter à ces considérations. De toute façon, le secret de n’être qu’une garde du corps et non une promise serait bientôt éventé, cela ne présentait aucun risque. Elle monta son arc et prépara son carquois. Avant de quitter sa chambre, elle effleura son kenda. Le lien qui les unissait la submergea comme une onde de lumière. Elle ferma les yeux et de multiples petits papillons se mirent à danser devant ses paupières. Cette image la ramena dans la pièce. Elle avait déjà vu ces papillons dorés, mais où ? Dans l’incapacité de réunir ses souvenirs, elle abandonna et descendit se restaurer. Tout le monde fut vite prêt et, après avoir remercié Argue, la troupe repartit. Aila se sentait d’aplomb, le petit déjeuner l’avait remise en forme, mais, à présent, elle pressentait le danger. Elle ignorait encore où, mais se doutait qu’il se rapprochait. — Dame Aila, vous voici armée d’un arc ! Je ne me doutais pas qu’une dame de votre qualité sache tirer ! Dans les maisons d’éducation, il me semblait que les femmes apprenaient plutôt la couture ou la danse… Un léger sourire ironique sur les lèvres, Barnais la fixait. Elle décelait dans son regard une lueur dansante aux reflets provocateurs. Il ne laissait rien au hasard et se souvenait de chaque parole qu’elle avait prononcée. Plutôt que de s’enfoncer dans le mensonge, elle s’en sortit par une pirouette. — J’ai juste pensé qu’un petit lapin ou deux pourrait améliorer notre dîner de ce soir si jamais l’auberge que nous trouvons se révèle médiocre. Vous savez, j’ai aussi appris à cuisiner… Une moue sceptique s’afficha sur le visage de Barnais, mais l’homme ne renchérit pas. Le silence s’était installé parmi eux ; même Airin ne discourait plus, comme s’il percevait lui aussi la gravité de la situation. Ils approchaient de la frontière d’Escarfe et, pour Aila, l’intuition du danger se renforçait à chaque pas. Si elle n’en comprenait pas l’origine, elle avait au moins analysé que la projection de son esprit sur les environs expliquait son acuité exceptionnelle. Elle ne savait pas non plus comment elle réalisait cet exploit, mais, petit à petit, elle parvenait à en maîtriser l’utilisation. Elle jeta un coup d’œil expressif à Hubert que capta Barnais au passage. Ce dernier s’arrêta net. — Cela suffit à présent. Je ne voudrais manquer de respect ni à vous, sire Hubert, et encore moins à votre promise, mais je pense que mon père et moi méritons des explications sur votre comportement. J’ai mis toute confiance en vous, alors accordez-moi l’honneur de la vôtre ! Elle restait silencieuse, attendant la réaction de son prince qui prit la parole : — Pouvons-nous parler ici, Aila ? Elle fit oui de la tête. Mais pourquoi lui posait-il cette question à elle ? — Airin, Barnais, nous avons eu vent d’un complot qui visait à vous éliminer tous les deux. Si nous vous avions laissé partir seuls, vous n’auriez plus que quelques heures à vivre. Aila et moi nous sommes dit qu’en vous accompagnant, nous multiplierons par deux vos chances de survie. Airin intervint — son expérience d’homme âgé rejaillissant à travers ses propos : — Voyons, sire Hubert, dame Aila aurait dû rester en sécurité au château ! Que vous ayez mis en jeu la vie de votre future femme me surprend. Pourquoi frisez-vous ainsi l’inconscience ? — Simplement parce qu’elle est la meilleure d’entre nous pour combattre. Si Airin et Barnais écarquillèrent leurs yeux, ceux d’Aila s’écartèrent encore plus largement. « La meilleure d’entre nous pour combattre », venait d’avouer le prince ! — Dame Aila, une combattante ? Mais voyons, c’est votre promise ! contesta Airin, complètement dérouté. — Je ne suis pas sa promise, mais sa garde du corps, surenchérit-elle. Cette confession assomma les deux seigneurs et surtout Barnais. Elle savait ce qu’il pensait : elle lui avait menti, car elle n’avait pas refusé sa proposition par fidélité à un autre homme… Elle décida de juguler la fureur qu’elle sentait monter en lui. — Barnais, je ne suis pas une femme disponible. J’ai juré de me dévouer aux habitants de mon pays. Que je respecte cette promesse en me mariant à sire Hubert ou en me battant pour lui ne me paraît pas important. Vous qui avez une mémoire tellement extraordinaire, repassez ce que je vous ai dit et vous constaterez que la dimension de mon engagement est la même. Par contre, je vous prie instamment d’oublier les rares moments d’égarement dont j’ai pu faire preuve, car ils ne sont pas à mon honneur, ajouta-t-elle, sans baisser les yeux. — Que devons-nous faire alors ? enqhaîna Airin qui tentait de reprendre le fil de la discussion, coupant court à toute digression. — Le danger est à quelques kilomètres d’ici, et deux choix s’offrent à nous, poursuivit-elle. — Mais comment pouvez-vous le savoir ? coupa Barnais, dont la hargne s’attisait. Visiblement, il était très fâché. — Parce que je le sais, comme je savais qu’Astria avait gravi la falaise ! Sa voix se cassa, dévoilant son chagrin encore si vivace. Elle respira à fond avant de reprendre : — Bascetti ne nous fera aucun cadeau. Nous détruire tous les quatre représente l’opportunité de sa vie. Il rentrerait en Faraday parader comme un grand de ce monde ! Il nous veut, mais moi, je veux Bascetti et je suis sûre qu’il viendra superviser les opérations ! Le neutraliser apporterait une sécurité temporaire à notre pays. — Mais que vient faire Bascetti là-dedans ? s’étonna Airin. Elle laissa Hubert expliquer la situation : — Faraday a envie de s’agrandir… — Vous avez raison. Son roi nourrit de grandes ambitions, alors pourquoi pas sur Avotour ? Mais comment devons-nous réagir ? questionna le seigneur. Un coup d’œil d’Hubert suffit à Aila pour qu’elle reprît la parole à son tour : — Soit nous repartons en Escarfe et la possibilité d’une attaque diminue nettement, nous nous mettrons en sécurité chez Argue et pourrons attendre des renforts là-bas, tandis que Bascetti nous échappera, soit nous poursuivons notre chemin, mais le danger nous guette, à mon avis, dès que nous atteindrons les limites du comté d’Antan. J’aurai une chance de supprimer Bascetti, mais cela vous fera courir des risques importants. Notre ennemi peut avoir payé une escouade d’hommes entraînés ou en avoir choisi un très grand nombre pour nous tuer. Dans les deux cas, nous pouvons échouer et mourir…
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