IICe n’était pas la première fois que Nathanaël Chagrin recevait la visite du commissionnaire. Il était déjà venu à trois reprises. Porteur du même message. Un commandement de payer. Nathanaël avait eu du retard à cause d’une hausse de loyer, elle-même due à des bulles dans le système que soufflaient ces messieurs de leurs tours de verre qui dominaient orgueilleusement la ville. Nathanaël n’y avait pas compris grand-chose. Il avait signé. S’il voulait conserver sa maison, il fallait payer. A chaque augmentation, il avait pris un travail supplémentaire et cumulait à présent quatre emplois. De 6 h à 7 h, il promenait les chiens des autres. Jusqu’à 16 h 30, il était gardien de l’aciérie. De 17 h à 20 h, il cirait les chaussures devant un grand magasin. Enfin, à l’heure où tous montaient se coucher, il sillonnait les routes enneigées de la ville au volant d’un camion chargé de sel. Il ne dormait plus dans son lit, mais dans sa guérite de gardien. Evidemment, debout, c’était moins confortable. Sur 24 heures, il en travaillait 21. Ses trois heures libres, il les passait en famille, à surveiller la croissance des petits, la dégradation du vieux Séraphin, les sautes d’humeur de sa femme, et à écouter chanter Philanthropie, immuablement assise sur son canapé.
Nathanaël ne distinguait pas le visage du commissionnaire. Cet homme-là choisissait toujours une nuit sans lune ou une panne d’électricité pour se manifester. Il se tenait sur le perron, un peu en retrait, échappant ainsi à la faible lueur de la veilleuse qui signalait la maison. Une forte odeur d’encre l’accompagnait, comme si sa redingote sombre en était entièrement imbibée. Le commissionnaire lui tendit une lettre contre signature dont la blancheur lui fit l’effet d’une lame dans l’obscurité.
« Quand cela s’arrêtera-t-il ? demanda Nathanaël d’une voix étranglée.
– Vous avez une semaine pour vous mettre en règle. »
Le commissionnaire s’inclina en signe de salut. Une légère boursouflure lui déformait les omoplates. Pauvre homme ! Mais comme il se penchait davantage, la flamme de la veilleuse révéla la nature de cette bosse : un amoncellement de documents agrafés à sa redingote. Le commissionnaire ne saluait pas. Il présentait son dos pour récolter l’indispensable signature de son client.
« Quand cela s’arrêtera-t-il ? répéta Nathanaël en paraphant un feuillet. Vous le leur demanderez, n’est-ce pas ? »
Avait-il hoché la tête ou simplement rajusté sa redingote en se redressant ? A cause de la panne d’électricité, on n’était plus certain de rien.
Entre-temps, Rose Chagrin avait rallumé les bougies sur le gâteau et la cheminée à gaz pour éclairer la pièce plongée dans le noir. Zibeline déballait son cadeau. C’était un petit violon que sa maman avait échangé à l’un de ses clients contre un carton de vitamines. Personne ne savait en jouer. Elle apprendrait toute seule. Après tout, n’avait-elle pas deux oreilles dont l’une était musicale ? Répandue sur son canapé, Philanthropie dévorait une tranche de schnitz, une pâtisserie faite d’une multitude de couches de pâte feuilletée, fourrée d’une crème à la vanille et saupoudrée de sucre glace rose. Le schnitz constituait sa seule nourriture. Tout autre aliment lui provoquait des aigreurs d’estomac. Ses deux anges gardiens, qu’elle avait nommés Daphné et Tournov – les deux premiers noms qui lui étaient venus à l’esprit – lui massaient la naissance du cou de peur qu’elle ne s’étouffe. Il était vingt-deux heures. Nathanaël entra dans le salon la tête basse, la lettre encore cachetée à la main. On ne lui demanda rien. On avait compris. Madame Chagrin avala rapidement une de ses petites pilules roses. Elle se mettrait à sourire dans quelques minutes. Yapaklou viendrait se glisser entre ses bras tout en tenant fermement son nounours prénommé Bébé Gris. Zibeline s’approcherait elle aussi, mais pas trop, comme les chats. Philanthropie se mettrait à claquer des doigts, signe qu’elle allait chanter, et l’on embrasserait Nathanaël Chagrin avant de le laisser partir dans la nuit.
Le plafonnier éclaira soudain le salon et puis les milliers de salons qui se distribuaient sur le grand échiquier urbain, les aciéries, les ponts et le phare dont la lanterne éclaboussait les eaux gelées du lac d’une foi inébranlable. La ville reprenait des couleurs, surprenant Séraphin caché sous un fauteuil, la tête enfouie dans ses mains tremblantes.
« C’est fini, Séraphin ! le rassura Rose. Tu peux sortir.
– Quand la lumière revenait, murmura-t-il, on comptait les morts. Les camarades. »