IIIUn vent glacial crachait sur la ville des tourbillons de flocons arrachés aux plaines du nord. Les avenues étaient désertes, à peine troublées par le cycle des sémaphores qui animaient la nuit de leurs lueurs vertes et rouges, sorte de ballet mécanique que rien ne venait interrompre.
Nathanaël Chagrin avançait lentement au volant de son camion, se frayant une voie dans la neige avec un racloir, puis abandonnant des millions de grains de sel sur la chaussée fraîchement dégagée. Une sirène de police transperçait la nuit, pour la forme. Une deuxième passait en sens inverse. Question de symétrie. Nathanaël progressait systématiquement. En carré. Les routes étaient larges. A l’époque, on avait vu grand. Cela avait été à la hauteur des hauts fourneaux. A présent, les camions passaient à proximité des usines désaffectées en se demandant pourquoi on se donnait encore la peine d’en dégager un accès. On avait remplacé les monticules de sable et d’acier par du sel. Des réserves enfouies sous des chapiteaux que les enfants prenaient pour des cirques et qui conféraient à la ville une allure festive perdue depuis longtemps. Nathanaël s’enfonçait toujours plus loin, dans des rues où l’alignement de maisons récemment condamnées, pillées, échevelées, sacrifiées aurait pu faire croire au passage d’un typhon, si cela avait été la saison, ou à celui d’une guerre, si l’on s’était connu des ennemis. Un petit signe à un collègue qui venait de l’autre côté de la rivière, là où poussait une nouvelle sorte de mauvaise herbe, tenace et proliférante, les caravanes-champignon. Puis, il suivit les méandres sinueux de la rivière avec son système de ponts à bascule et de voies ferrées. Près du port, les entrepôts de briques rouges dissimulaient leur carcasse ajourée derrière des panneaux publicitaires qui vantaient dentifrice et crème de nuit. Le camion obliqua à droite et s’engagea sur la Grande Avenue qui saignait la ville sur quinze kilomètres et au terme de laquelle se dressait une forêt de stalagmites, les fameuses tours de verre, dont on n’apercevait par temps de brume que la lanterne rouge à leur sommet. Nathanaël s’en rapprochait et les regardait grandir avec un respect mélangé de crainte. A l’angle de la 36e rue, quelques chiens fouillaient les ordures d’un restaurant jour et nuit tandis qu’une tête ensommeillée émergeait d’un carton. Le Temple s’élevait sur la gauche, sa coupole gigantesque illuminée grâce à l’argent des fidèles. En face, une église plus modeste, celle des derniers chrétiens. A la station d’essence, Nathanaël eut le temps de boire un café. Les pompes étant presque gelées, le carburant s’écoulait lentement. Derrière lui, une camionnette chargée de ferraille attendait son tour. Chéneaux, conduits, antennes, siphons, plomberie, câblage électrique, une maison en pièces détachées, le butin d’une nuit ordinaire. Nathanaël reprit le volant, un œil sur les tours qui occupaient à présent la moitié de son pare-brise. La radio commençait à se réveiller. On croisait quelques voitures mal déneigées. Une colonne de fumée émergeait çà et là du bitume, signe que le métro fonctionnait. Le vent était tombé et à l’horizon, on percevait un halo rose qui aurait bien pu être l’annonce d’un soleil timide. Nathanaël leva son racloir et coupa le moteur. Il était arrivé au pied des tours de verre où, quelque part dans les étages, des employés recopiaient à des milliers d’exemplaires une lettre identique que des commissionnaires remettraient le soir même à des citoyens tout juste rentrés d’un travail qui ne suffirait plus.
Le soleil se reflétait à présent dans les fenêtres des tours, conférant à cette multitude de rectangles identiques l’apparence de la transparence.