IVA peine les enfants levés, ils descendirent à la cuisine où les accueillit Séraphin occupé à cuire des œufs sur une gazinière éteinte pendant que les tranches de lard rôtissaient dans le grille-pain. Le vieillard devait leur préparer le déjeuner quand Rose partait tôt au travail, une mission dont il s’accommodait toujours avec beaucoup de zèle, malgré un manque de réussite pathologique. Yapaklou lui retira gentiment la poêle des mains et Zibeline le fit asseoir. Ils trouvèrent leurs céréales dans le congélateur, les cuillères dans la poubelle et le lait dans l’écuelle d’un chat qui était mort depuis des années. C’était comme cela tous les matins, mais ils ne disaient rien à leur mère, pour ne pas l’inquiéter davantage. Yapaklou apporta une assiette de schnitz à Philanthropie, incapable de s’extraire de son canapé en raison de ses formes expansives. A la vue des pâtisseries, ses grands yeux verts brillèrent d’une joie qui aurait pu à elle seule emplir ce corps généreux, s’il n’avait été fait, comme celui de ses congénères, de chair et de sang. Au contraire de ses deux anges gardiens, Daphné et Tournov, créatures ascétiques et diaphanes, qui veillaient sans relâche à ses côtés, affranchies de la faim et de la soif, mais dont le visage angélique n’était pas épargné par les cernes bruns d’un travail terrestre.
De mémoire d’homme, Philanthropie avait toujours été là sur ce canapé dont elle effaçait, année après année, le joli motif à fleurs sous ses chairs abondantes. Elle en avait vu défiler des familles dans cette maison ! Et toujours, elle les accueillait de sa voix divine qui ne sortait que pour chanter. La cohabitation durait six mois, cinq ans, douze ans, puis les familles s’en allaient. Philanthropie, elle, restait. Comme une cariatide soudée à sa maison.
A neuf heures moins dix, le bus scolaire klaxonna. Les enfants décidèrent de ne pas y grimper. Ils préféraient jouer. Le chauffeur continua sa tournée, convaincu que cette maison-là venait d’être abandonnée durant la nuit. Zibeline sortit le violon de son étui et frotta les cordes en essayant de reproduire la mélodie que Philanthropie lui fredonnait. Yapaklou s’enroula dans un drap et cette cape toute neuve lui permit de parcourir les 350 années-lumière qui le séparaient de l’étoile polaire. Quant à Séraphin, il épluchait au moyen d’une loupe de vieux journaux, prospectus, tracts publicitaires, règlements et autres paperasses ramenées de ses escapades, à la recherche d’informations sur l’Homme noir, une vieille connaissance qu’il vénérait pour son esprit de justice, sa bonté et qu’il espérait un jour rencontrer. Les papiers, scrupuleusement dépouillés, s’entassaient ensuite dans sa chambre en des piles branlantes qui constituaient sa bibliothèque et qu’il couvait avec l’amour du collectionneur.
En début d’après-midi, les enfants profitèrent de l’immobilité de Philanthropie et de l’affairement de Séraphin pour se sauver. Zibeline attrapa son instrument et glissa sa main dans celle de son frère. Ils faisaient tout ensemble. C’étaient de faux jumeaux. Ils avaient deux ans d’écart.
Une fois dans la rue, Zibeline se mit à jouer du violon pour attirer les enfants du quartier, probablement cachés derrière leur fenêtre. A part le petit Jojo, qui les suivit sur quelques mètres, aucun camarade ne se montra. Il n’y avait plus d’enfants, plus de familles, plus de têtes aux fenêtres, ni même de fenêtres, ni même de portes, mais des planches hâtivement placardées pour empêcher les pillards d’entrer et de voler les quelques meubles laissés là à cause d’un départ précipité. Pour protéger les aménagements extérieurs, on plantait des pancartes vite balayées par le vent où l’on avait écrit sans trop se faire d’illusion : pas de cuivre, la canalisation est en plastique. Cela n’empêchait pas, la nuit tombée, de croiser de drôles d’ouvriers affairés à désosser les maisons désertées : aluminium d’un côté, bois de l’autre, installations électriques, revêtements, antennes, tout était bon à prendre. On entendait bien une sirène de police, mais toujours au loin, dans une autre direction, là où on n’en avait pas besoin La moitié des maisons de la rue avait été abandonnée, faute de pouvoir honorer son loyer. Zibeline et Yapaklou perdaient leurs camarades les uns après les autres. C’était le matin qu’on s’en apercevait. On avait préféré s’en aller discrètement pour préserver sa dignité, une nuit sans lune ou lors d’une panne d’électricité. La nuit se croisaient ainsi pilleurs et pillés dans un ballet de camionnettes surchargées, de chuchotements et de honte dissimulée, pilleurs et pillés que l’obscurité ne parvenait à distinguer. Et au matin, la rue avait retrouvé sa blancheur, la neige ayant accompli son œuvre d’oubli, comme si chacun avait tranquillement dormi dans son lit.
Yapaklou et Zibeline remontèrent la rue au son du violon. Le petit Jojo s’était arrêté et les regardait s’éloigner. La nuit avait été particulièrement cruelle. Jules, l’ami de toutes les bêtises, n’était pas apparu. Sa maison était bien là, muselée et délaissée, mais lui était parti, dans une autre ville ou peut-être même à la frontière, à moins qu’il ne se soit arrêté au bord de la route où poussent les caravanes-champignon. Yapaklou se frotta le nez avec sa moufle, parce que soudain ça piquait. Ce n’était pas le froid, mais le souvenir de Jules.
Zibeline allait ranger son violon dans l’étui lorsqu’un car bifurqua dans la rue et s’approcha d’eux. Le chauffeur fit un commentaire dans son micro. Une dizaine de touristes tournèrent la tête dans leur direction. Zibeline souleva fièrement son violon pour qu’ils puissent l’admirer, mais les yeux ne fixaient ni l’instrument ni les enfants. Ils scrutaient la maison de Jules. Ce n’était pas le Parthénon, mais un bel objet à vendre, très bien entretenu et qui n’avait pas encore été pillé, entendirent-ils à travers la porte du car qui s’ouvrait pour laisser passer des costumes cravates et des tailleurs fraîchement achetés. L’un d’eux s’arrêta devant la petite et, jugeant son minois attendrissant, lui lança une pièce avant de rejoindre la troupe qui piétinait joyeusement le jardin de Jules. Zibeline la fourra dans sa poche. Personne ne l’avait mise en garde. On n’acceptait pas l’argent des inconnus, surtout si ces inconnus allaient bientôt dormir dans le lit de Jules.
La rue alignait sa misère au cordeau sur des kilomètres. Une journée n’aurait pas suffi à la parcourir. Rompant avec leur habitude, Zibeline obliqua à gauche. Elle avait aperçu quelque chose de nouveau en face du nettoyage à sec, le seul magasin du quartier à avoir survécu aux fermetures. Avec une moyenne de quatre emplois par personne, le col des uniformes se noircissait quatre fois plus vite. Les machines à laver tournaient nuit et jour. L’économie était en pleine forme. La preuve, on venait d’installer un distributeur de frites tout neuf sur le trottoir opposé. Zibeline avait immédiatement été attirée par cet objet brillant. Probablement l’objet le plus brillant du quartier, si l’on exceptait le sourire rutilant des touristes. Les enfants s’approchèrent de l’automate et observèrent avec envie la photo du paquet de frites dorées qui l’habillait. Des ampoules multicolores s’agitaient tout autour et un bruit de friture sortait d’un haut-parleur pour faire saliver les clients. Yapaklou se mit à jouer avec les trois boutons, qui correspondaient à trois tailles de paquet, pendant que Zibeline léchait le sel sur la photo. Ils s’amusèrent un bon moment avant de constater qu’ils avaient faim pour de vrai. Ça leur en coûterait une pièce. C’était dessiné sur le distributeur. Yapaklou persuada sa sœur de glisser la pièce qu’elle venait de recevoir. Il pressa sur le bouton « petite portion ». La machine se réveilla. Une voix enjouée les salua et leur demanda de patienter trois minutes. Ni plus ni moins. Les enfants crurent entendre le bruit d’un couteau. Puis, le grésillement de l’huile quand on y plonge les frites. Peu après, le son cristallin d’une minuterie, un froissement de papier et une pluie de sel. Le paquet « petite portion » tomba dans le sas prévu à cet effet. Un jet de ketchup aspergea les frites qui pointaient leur tête et la voix enjouée leur souhaita bon appétit. Les enfants contemplaient le distributeur avec émerveillement.
« Cela doit être un homme de très petite taille pour tenir dans cette machine », dit Yapaklou. Zibeline acquiesça.