VIA la tombée de la nuit, lorsque le soleil cédait sa place aux réverbères, on sentait l’angoisse monter. Une foule pâlotte se pressait dans les grands magasins où l’accueillaient une débauche d’électricité et de sourires rassurants qui semblaient enrayer le cycle des saisons. On buvait des jus de fruits à l’ombre de palmiers en plastique et l’on s’achetait des chemises à manches courtes ou des jupes à fleurs imprimées. Plus loin, on vous massait les tempes sur une chaise longue perdue au milieu d’un océan de peinture bleue. On vous proposait des parfums exotiques, des couleurs vives et des minutes inoubliables. Et partout s’infiltrait une musique légère qui rythmait la vie comme les battements du cœur : celle de la caisse enregistreuse. Enregistreuse de chèques, de cartes, plus rarement de billets de banque. A 19 heures, on endossait à regret son manteau de belle facture et l’on franchissait les portes coulissantes du grand magasin. A cette minute où la nuit vous saisissait, on avait soudain moins froid, couverts de ses quelques achats à tempérament.
A chaque ouverture des portes, un souffle chaud s’échappait sur le trottoir. Accroupi aux pieds de son client, le derrière touchant pratiquement terre, Nathanaël Chagrin levait la tête pour profiter de cette chaleur éphémère et apercevait alors la main gantée de son client, installé sur un fauteuil surélevé. Plus haut, il y avait la tête souvent dissimulée par un cache-col ou une queue de renard. Plus haut encore s’étirait la façade du grand magasin, animée de milliers de fenêtres et au sommet de celle-ci, une lanterne rouge qui transperçait le mauvais temps. Nathanaël baissa la tête. La bouffée d’air chaud s’était évaporée. Il appliqua une couche de cirage sur les chaussures ternies et astiqua énergiquement. Cela le réchauffait et puis il recevrait un généreux pourboire. Il désinfecta ensuite le siège libre et s’abrita sous le porche du grand magasin en attendant le prochain client.
Les gens marchaient d’un pas rapide, pressés d’en finir avec cette nuit qui les étreignait chaque jour plus tôt. Regagner sa voiture, c’était déjà être un peu chez soi. Et lorsque l’on entrerait dans sa maison à crédit, le salon serait illuminé, la cuisine sentirait le poulet et toute la famille vous embrasserait. Peut-être pas la petite, ce n’était pas dans son caractère, mais elle vous lancerait quand même un coup d’œil en coin pour s’assurer qu’on ne l’oublie pas.
Nathanaël consulta sa montre. Encore une demi-heure ! Il soupira en enfouissant son nez sous le col et reprit sa position figée. Alors qu’il décomptait les minutes, on le siffla. Il se dépêcha de traverser la rue. Un client venait de s’asseoir sur le deuxième fauteuil dont il disposait devant le grand magasin voisin. Il attrapa le pied gauche et le cala entre ses cuisses. La bottine était souillée d’une ligne de sel, probablement celui qu’il avait répandu durant la nuit. Il frotta énergiquement pour détacher les cristaux et, lorsque le reflet de son client apparut dans le cuir, celui-ci se pencha vers lui.
« Avez-vous besoin d’argent ? » Nathanaël ne répondit pas. L’autre reprit. « Si c’était le cas, j’aurais un emploi à vous proposer.
– Je n’ai plus le temps.
– On trouve toujours une petite heure par-ci par-là ! »
Nathanaël redressa la tête et chercha le regard dissimulé sous un large chapeau de feutre.
« J’ai une famille, monsieur.
– Précisément. L’argent peut arranger parfois bien des sentiments. Je paye très bien.
– Quel genre d’emploi ?
– Très peu de choses, en vérité. Il s’agit de me tenir compagnie une petite heure par jour. » Il se leva et sortit son portefeuille. « Réfléchissez, je vous laisse ma carte. »
Le client disparut à l’angle de la rue, avalé par une tour de verre, lui et sa silhouette sombre qui rappelait celle du commissionnaire. Et comme une machine bien lancée, les gens marchaient d’un pas rapide, emmitouflés dans leur intimité et leur angoisse de fin de saison, trimbalant paquets et petits cadeaux qui éclairciraient leur intérieur.