PDV de Neïl
J’ouvre péniblement les yeux, comme si mes paupières étaient collées avec du sable et du sang séché. Le plafond de pierre flotte au-dessus de moi, immobile et froid, exactement comme dans mes souvenirs. J’ai dû m’évanouir — encore. Mon corps a cette habitude agaçante de lâcher avant mon esprit. Je sens le sol… non, pas le sol. Une surface dure, rugueuse, familière. Mon lit. Enfin, ce qui me sert de lit : une planche avec une mince couverture qu’on a la décence de me laisser pour que je ne meurs pas de froid trop vite.
Quand j’essaie de bouger, une douleur vive traverse mon dos, me coupant presque le souffle. Ça brûle. Ça pulse. Ça tire. Je serre les dents. Je n’ai pas encore ma louve, pas encore cette régénération que tous les autres possèdent depuis leurs premières années. C’est normal que je souffre plus longtemps. Normal que je cicatrise comme une humaine. Normal qu’ils me déchirent, puisqu’ils m’ont classée dans la catégorie faible dès ma naissance.
Le tissu qui me servait de robe git sur le sol, froissé, déchiré… et imbibé de sang. Mon sang. Je détourne les yeux. À la place, je porte une longue chemise noire. Trop grande. Trop douce pour venir de moi. Je n’ai même pas besoin de la renifler pour savoir à qui elle appartient : l’odeur de vanille, chaude et étonnamment apaisante, flotte autour de moi comme un voile familier.
Dæmon.
Chaque loup-garou possède une odeur unique, née de la fusion avec son loup. Ceux qui en sont dépourvus — comme moi — sont considérés comme pitoyables. Inférieurs. Presque humains. Et dans cette meute, être associé à « humain » est un crime. Une faiblesse. Une honte.
Quand je pense que mon propre père cautionne ça… qu’il m’inflige ça… qu’il trouve normal qu’on me réduise à rien… j’ai un haut-le-cœur. Littéralement. Mes entrailles se soulèvent, mais je ravale la nausée, comme j’ai appris à le faire depuis des années. Jamais je n’oublierai ce qu’ils m’ont fait : la douleur, le rejet, les rires cruels, les coups, les humiliations publiques. Tout est imprimé dans ma chair, dans ma mémoire, dans ma colonne vertébrale qui porte encore les marques de leurs griffes.
Je ferme les yeux un instant, juste un instant, pour calmer la douleur qui pulse dans mon dos. Le sommeil me reprend presque, sa brume chaude m’enveloppant doucement… jusqu’à ce qu’un grincement léger me traverse comme une lame.
La porte.
Mon corps réagit avant ma tête. Je me redresse en sursaut, et une onde de douleur incendie mes omoplates. Je m’appuie sur mes mains tremblantes, me mettant en position défensive malgré la souffrance. On m’a appris à survivre. À encaisser. À toujours attendre le pire.
La silhouette qui se découpe dans l’entrebâillement de la porte n’est pas une menace. Ou plutôt, pas celle que j’attendais.
Dæmon entre, un plateau dans les mains. De la nourriture. Je cligne des yeux, incertaine. J’observe chaque détail, chaque micro-expression, à la recherche d’un piège, d’une manipulation, d’un mensonge dans son regard. Il ne parle pas. Il s’avance simplement, lentement, comme s’il voulait éviter de m’effrayer — ou de m’énerver.
Il s’arrête à un mètre de moi. Je recule aussitôt, mon dos heurtant le mur. La douleur me lacère, mais je ne cille pas. Lui, si. Son visage se tend, et ses doigts se crispent autour du plateau. Un éclat apparaît dans ses yeux. De la culpabilité ? Je crois la voir. Puis elle disparaît.
— Je viens en paix, laisse-moi t’aider, dit-il, la voix remplie de quelque chose d’indéfinissable. Une supplique, peut-être.
Je ricane, sans humour.
— Il est un peu tard pour ça, non ? Tu ne crois pas ?
Silence. Un silence lourd, brûlant, inconfortable. Il baisse la tête légèrement, comme s’il encaissait le coup. Mais je refuse de lui offrir la moindre douceur. Je n’ai pas envie de lui montrer de la sympathie, surtout si je n’en ai pas. Ça serait hypocrite.
Je lâche un soupir, long, fatigué. La douleur dans mon dos m’arrache un frisson.
— Je te dois au moins ça pour m’avoir aidée. dis-je, plus calmement malgré moi. Assieds-toi.
Il pose le plateau sur le lit et attrape une chaise. Une chaise qui n’était pas là avant. Il l’a ramenée pour s’asseoir près de moi. Pour… s’occuper de moi ?
Je chasse cette pensée ridicule et me jette presque sur le bol de soupe encore chaud. Mes papilles explosent. Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas mangé quelque chose de chaud, de consistant, de… bon. Parfois, il se passait une semaine complète avant qu’on me jette des restes, des miettes, ce qu’on ne donnerait même pas à un chien.
Dæmon reste silencieux. Il me regarde manger, sans jugement, sans dégoût. Je ne sais pas si ça m’agace ou si ça me trouble.
Dix minutes plus tard, mon ventre est enfin apaisé. Il reprend le bol vide, puis s’installe derrière moi. Je retiens un grognement. Son parfum m’enveloppe. Un parfum que je connais depuis l’enfance, mais qui m’a blessée autant qu’il m’a bercée.
Ses doigts effleurent ma peau, et je me raidis malgré moi. Il applique une pommade froide. Je mords ma lèvre pour ne pas gémir. Chaque pression me fait grimacer, mais il ne dit rien. Il se contente de soigner. D’être là. D’être… attentif.
Une fois terminé, il se lève, prend le plateau, et se dirige vers la porte.
— Repose-toi bien, murmure-t-il. Personne ne viendra t’embêter. Je reviendrai demain pour nettoyer tes blessures.
Je ferme les yeux. Sa voix… pourquoi elle sonne comme ça ?
— Pourquoi tu fais ça ? lâchai-je, la voix étranglée. Je n’en veux pas de ta pitié. Ça fait treize ans que je me bats seule. Qu’est-ce qui a changé ?
Il s'arrête. Lentement. Très lentement. Puis il se tourne vers moi. Et là, dans ses yeux… je retrouve quelque chose que je croyais mort.
— Ça fait treize ans que je me tais alors que ce n’était pas ta faute, répond-il d’une voix basse. Treize longues années à te traiter de bouc-émissaire, à croire que tu ne me pardonnerais jamais. Mais c’est terminé. Je sais qu’il est trop tard pour demander pardon. Trop tard pour regretter. Mais j’essaierai de me racheter. Je te le promets.
Un frisson parcourt ma colonne. Pas de peur. Pas de colère.
De mémoire.
À cet instant précis, je revois le petit garçon qu’il était, celui qui traversait vent et marée pour moi. Celui qui jurait qu’il me protégerait toujours. Celui que j’ai perdu avant même de pouvoir le retenir.
Je ne dis rien. Je n’ai pas les mots. Je n’ai plus la force.
Il s’en va. La porte se referme.
Je me tourne lentement, dos à l’entrée. Et, bercée par l’odeur de vanille, par la fatigue, par la douleur, par les souvenirs qui se déchirent, je sombre dans le sommeil.