La nuit était tombée sur la vallée de Moon Fire, une nuit si dense qu’elle semblait avaler les montagnes une à une, comme un grand animal patient. L’air vibrait d’humidité et de chaleur, pourtant la lumière de la lune rouge — cette lune maudite par les anciens, bénie par les rois-loups — se répandait sur les arbres comme une pluie de braises liquides. On aurait dit que le ciel saignait.
Neïly avançait en silence, pieds nus, le souffle court, comme attirée par une force qu’elle refusait de nommer. La clairière s’ouvrit devant elle, lumineuse, presque sacrée. C’était ici qu’elle avait trouvé le loup blanc. Ici qu’elle avait tremblé. Ici qu’elle avait senti son cœur battre au rythme d’un autre.
Depuis ce jour-là, cet endroit l’appelait. Non pas avec des mots — avec une mémoire qui n’était pas la sienne.
Elle s’agenouilla dans l’herbe humide. La mousse s’écrasa sous ses genoux, froide, presque vivante. Elle ferma les yeux.
Un battement.
Puis un autre.
Un rythme profond, comme s’il venait du centre de la terre.
Ce n’était pas son cœur.
C’était… l’autre. Celui qu’elle refusait. Celui qui la hantait.
Un souffle invisible entrouvrit l’air autour d’elle, comme une main posée sur sa nuque.
> — Arrête de te battre contre ce que tu es, murmura une voix au fond d’elle.
Elle rouvrit les yeux d’un coup, paniquée. La clairière était vide. Pas de silhouette. Pas d’ombre. Mais ce n’était pas une voix humaine.
C’était la voix du lien.
Celui qui vibrait sous sa peau depuis qu’elle avait croisé, par malheur ou par destin, les yeux dorés de Daimon.
Elle inspira, ou tenta. Son souffle trembla.
Un craquement feutré fit frémir les fougères. Le vent se coupa comme s’il retenait sa respiration.
Puis il apparut.
Le loup blanc.
Majestueux. Immense. Les poils lumineux comme si la lune rouge se noyait dans sa fourrure. Ses yeux d’argent fixaient Neïly sans violence, mais avec une intensité qui lui brûla la peau.
> — Qui es-tu ? souffla-t-elle.
La bête s’approcha, lentement, sans bruit, comme un rêve qui prend chair. Il posa son front contre le sien. Sa truffe glacée toucha sa peau.
Et tout explosa.
Des images. Des cris.
Des chaînes.
Le feu qui dévorait l’obscurité.
Des mains qui la saisissaient.
Un hurlement qu’elle connaissait trop bien.
Et dans ce chaos, une silhouette masculine, le regard doré d’une rage désespérée, penché sur elle comme un protecteur ou un bourreau.
Elle bascula en arrière, haletante, les doigts enfoncés dans la terre. Elle avait l’impression de tomber dans ses propres souvenirs… ou peut-être dans ceux du loup.
Elle comprit.
Trop vite.
Trop fort.
Ce lien.
Cette chaleur qui n’était pas la sienne.
Cette douleur qui n’était pas que la sienne.
C’était lui.
Daimon.
Le destin n’avait pas uni une Omega brisée à un roi Alpha pour former un couple sacré ou une histoire d’amour.
Non.
Le destin les avait liés pour réparer un passé tordu par la haine.
Pour les briser ou les sauver.
Elle n’était plus sûre de vouloir l’un ou l’autre.
Le loup recula d’un pas. Sa forme trembla, devint flamme, puis air, puis… plus rien.
Neïly resta là, seule dans le silence lourd de la clairière, le cœur battant trop vite, trop fort, trop en accord avec celui qu’elle voulait fuir.
Et c’est là qu’elle le sentit.
Daimon.
Il était là depuis un moment peut-être. Il savait se faire ombre. Roi des prédateurs, roi des secrets.
Quand elle se tourna vers lui, il la regardait déjà comme s’il lisait dans chaque tremblement de son corps.
> — Tu l’as senti, toi aussi, dit-il d’une voix étrangement calme.
Elle détourna les yeux aussitôt. Elle ne voulait pas voir la vérité dans les siens. Elle ne voulait pas voir ce qu’elle sentait dans sa poitrine — ce cœur qui battait au rythme du sien.
> — Je ne veux pas de ce lien. Pas de toi.
Son ton claqua comme une gifle froide.
Daimon inspira, les épaules contractées.
> — Et crois-moi, Neïly, je n’ai jamais voulu de ça non plus.
Son aveu n’avait rien d’une excuse. C’était brut, presque arraché. Une seconde — juste une — sa voix trembla.
> — Mais ce lien n’est pas une malédiction. C’est une vérité. Et si tu la refuses… elle te dévorera.
La colère reprit vie dans son ventre. Une bête féroce.
Elle se releva d’un bond.
> — Une vérité ? Tu veux parler de quoi, exactement ? Du fait que j’ai senti ton cœur avant de connaître ton nom ? Que chaque fois que tu respires, mon corps réagit comme si j’étais ta propriété ?
Tu crois que c’est un destin ?
C’est une punition !
Daimon serra les poings. Le sol gémit sous ses pieds. Les feuilles vibrèrent, comme si la forêt entière retenait son souffle.
> — Je ne suis pas lui.
Sa voix était grave. Lourde. Comme un serment.
> — Mais tu es comme lui, répliqua-t-elle sèchement.
Un Alpha.
Un Roi.
Un homme habitué à tout posséder… même ce qu’il détruit.
Daimon ferma les yeux une seconde. Quand il les rouvrit, son regard était du feu tremblant.
— Sauf toi, murmura-t-il. Et c’est bien pour ça que tu me fais peur.
Elle resta figée. Ces mots, elle ne s’y attendait pas.
Pas de la part de lui.
Pas du Roi.
Le silence s’étira, presque vivant. On aurait pu entendre deux cœurs battre à l’unisson — le sien, le sien, impossible de savoir.
La lune rouge sembla éclater d’éclat, inondant la clairière d’une lumière démente.
Neïly recula, la gorge serrée, les larmes prêtes à tomber.
> — Alors fuis-moi, Daimon.
Avant que ma haine… n’apprenne à t’aimer malgré moi.
Cette fois, il ne répondit pas.
Pas un geste.
Pas un souffle.
Il la regarda tourner le dos. La regarder s’éloigner. Chaque pas de Neïly semblait lui arracher quelque chose.
Dans le reflet de ses yeux dorés, pourtant, quelque chose prit forme.
Une promesse.
Une folie douce.
Ou peut-être un avenir.
Il ne fuirait pas.