La lune s’efface lentement derrière le voile du soleil.
Le ciel, d’abord cuivre et incandescent, s’assombrit progressivement. Chaque teinte de lumière semble dissoudre le monde connu, étirant les ombres comme si elles voulaient tout envelopper dans un silence immobile. L’air est saturé d’un froid ancien, un frisson qui n’appartient à aucune saison, aucun vent, aucune heure. Il s’insinue dans les os, dans le sang, et dans la moelle. Même le souffle du vent semble retenir son chemin, craignant de troubler ce moment que le monde tout entier semble attendre.
Neïly avance seule, pieds nus, ses orteils s’enfonçant dans la mousse humide. Chaque pas laisse une empreinte fragile qui disparaît aussitôt sous son poids, comme si la terre refusait de retenir son passage. Son cœur bat fort, résonnant dans sa poitrine comme un tambour primitif, lointain et pourtant étrangement familier. Elle n’entend rien d’autre : ni les oiseaux, ni les insectes, ni le froissement des feuilles. Le monde s’est tu, suspendu à son souffle, suspendu à sa présence.
Le loup blanc la suit, silencieux, comme une ombre fidèle. Ses yeux d’argent reflètent l’éclat déclinant de l’aube et, dans leur profondeur, Neïly devine une intelligence ancienne, un jugement silencieux et une patience infinie. Il reste à quelques pas derrière elle, une présence rassurante mais imposante, comme si lui seul connaissait le chemin à suivre.
Soudain, un éclat surgit dans le ciel.
Une lumière crue, blanche et rouge, fend l’horizon. L’éclipse commence. Le sang du soleil se mêle à celui de la lune. Le ciel, le monde, et le temps semblent se plier à cet instant unique.
Neïly tombe à genoux. Une douleur fulgurante traverse sa poitrine. Chaque battement de son cœur est un couteau qui s’enfonce et se retire, un déchirement qui brûle ses poumons, sa gorge, ses tempes. Son pendentif pulse plus fort que jamais, rouge incandescent, comme si l’astre céleste lui-même voulait lui transmettre un message, un pouvoir, un secret. Elle ne peut retenir un cri silencieux, un hurlement intérieur qui ne se libère pas mais qui fait vibrer chaque fibre de son être.
Et puis… les voix s’élèvent. Elles ne viennent pas d’autour, ni du vent, ni de la forêt. Elles viennent d’en dedans, d’un espace qu’elle croyait vide, où seule la peur et le souvenir avaient régné.
> Neïly de la Lune Rouge… née du pacte brisé, fille du sang mêlé.
Tu portes la lignée interdite. Celle du lien entre les meutes et les dieux.
Son souffle se coupe. Ses yeux papillonnent tandis que des images surgissent derrière ses paupières.
Une femme aux cheveux d’argent hurle dans une tempête de vent et de feu. À ses côtés, un loup noir fend l’obscurité, puissant, immense. Une flamme rouge vacille dans ses bras, s’éteint et se consume. Chaque image est un éclat, un souvenir ancestral qu’elle n’a jamais connu mais qui la traverse comme une vérité gravée dans son sang.
Elle comprend enfin. Sa mère n’était pas une simple louve, une oméga quelconque. Non. C’était la Gardienne du Premier Croissant, la protectrice des liens sacrés, celle qui, jadis, liait les royaumes des hommes et des bêtes. Une légende incarnée, puissante et immaculée.
Son père… n’était pas mortel non plus.
Il y a quelque chose dans l’air qui change, un parfum d’éternité, un éclat de divinité effacée, mais toujours présent.
Le vent tourne brusquement. Le ciel se déchire en éclairs rouge sang. Une silhouette massive apparaît dans la clarté rouge. Immense. Ni entièrement homme, ni entièrement loup. Ses yeux violets reflètent la lumière et l’ombre, et, en les croisant, Neïly reconnaît la marque de sa propre essence.
— Enfin, dit la voix, grave et calme, tu te souviens de moi.
Neïly chancelle, ses jambes fléchissent sous elle.
— Qui es-tu ? murmure-t-elle, la gorge nouée.
— Celui que ta mère a aimé. Celui que le monde a voulu effacer, répond la voix, pleine de souvenirs et de regrets.
— Tu… tu es mon père ?
Le silence s’abat. Tout tremble autour d’eux, et pourtant aucune menace ne vient. Le loup blanc s’incline, humble, comme devant un roi oublié. Neïly avance lentement, chaque pas un mélange de colère, de peur et de curiosité. Ses larmes perlent au bord de ses cils.
— Pourquoi m’avoir laissée seule ? Pourquoi le secret ? Pourquoi la souffrance ? demande-t-elle, la voix brisée par l’émotion.
Son père la regarde enfin. Ses yeux sont profonds, chargés d’étoiles mourantes. Il respire lentement, chaque souffle semble peser des siècles.
— Parce que ton destin devait éclore dans la douleur, murmure-t-il. Parce qu’une prophétie ne se vit pas… elle se supporte.
Le sol tremble à nouveau, léger mais distinct. Autour d’eux, des ombres s’animent. Des silhouettes de loups célestes émergent de la brume, des âmes anciennes venues assister à l’éveil de celle qui porte la lignée. Des murmures se glissent dans l’air, doux et menaçants à la fois.
— L’éclipse te choisit, Neïly, continue-t-il. Mais souviens-toi : chaque lumière réclame un prix. Et la tienne… sera ton cœur.
Un éclair traverse le ciel. La lumière tombe en éclats, pure et impitoyable. Le monde retient son souffle. L’éclipse touche son apogée puis s’achève, laissant derrière elle un silence absolu.
Neïly reste à genoux, haletante, son pendentif brûlant toujours contre sa peau. Le loup blanc se tient immobile à ses côtés. Ses yeux ne brillent plus d’argent, mais d’un rouge profond, incandescent, comme si le sang des astres s’était installé en lui. Dans ce reflet, Neïly ne voit plus une oméga vulnérable. Elle voit une reine. Une souveraine née de la lune et du sang, portant sur ses épaules la puissance et le poids de générations entières.
Elle se relève lentement, la nuque raide, les yeux brillant d’une détermination nouvelle. Ses doigts effleurent le pendentif, et chaque pulsation semble synchronisée avec son propre cœur. Elle inspire profondément. Le monde est silencieux, mais il ne l’est plus pour elle. Elle entend, à présent, la voix des anciens, le souffle des prophètes, et la mélodie du destin qui l’appelle.
Un vent léger s’élève, soulevant ses cheveux et sa robe blanche. Le loup rougeoyant à ses côtés grogne doucement, fidèle, prêt à suivre sa reine dans les ténèbres ou la lumière. Elle comprend enfin : ce moment n’est pas une fin. C’est un commencement. Une page vierge où s’écrira sa légende. Et dans ce silence, dans cet instant suspendu entre ciel et terre, elle promet — silencieusement, profondément — qu’elle ne fuira jamais plus.
Ce n’est pas la fin d’une oméga. Ce n’est pas la fin d’une fille. Ce n’est pas la fin d’une lignée. C’est la naissance d’une légende.