Seize ans plus tard
Comme chaque jour depuis des années, le vieux pêcheur une fois revenu avec sa pirogue remplie de poissons court se changer pour donner des cours d’arts martiaux aux jeunes des villages voisins. Un garçon de l’île l’attend afin de s’occuper de sa pêche miraculeuse, puis nettoyer la pirogue pour sa prochaine sortie en mer. Tout ça en échange d’un peu d’argent pour lui et sa famille.
Le pêcheur qui a recueilli un petit nourrisson seize ans plus tôt est un vieux Maître chinois appelé Lee Chang, nom qu’il s’est choisi en fonction de l’île où il vit (l’île Koh Chang) situé dans le golfe de Thaïlande. Il est le seul à enseigner cet art. Tous les habitants de cette même île travaillent la terre afin de nourrir leur famille.
Lee Chang appelé par tous ses élèves Maître, enseigne à ses jeunes le respect, la sagesse et l’intelligence de l’esprit. Il espère de cette manière leur éviter, pour gagner de l’argent, d’utiliser toutes sortes de violence. Sur le continent, il le sait bien, tous ne vivent que de vols et de combats clandestins. C’est le seul moyen qu’ils ont pour survivre sans travail. Le jour de sa rencontre avec sa petite protégée, Lee Chang décide de la baptiser Lee Lou. Et comme tous les habitants de l’île, elle l’appelle Maître.
Seize ans ont passé. Lee Lou est devenue un jeune et joli brin de femme. Depuis qu’elle sait se tenir debout, le Maître lui a enseigné les arts martiaux avec plus de fermeté qu’à ses autres élèves. Il sait depuis qu’il l’a sauvé des eaux que leur rencontre n’est pas le fruit du hasard. Une grande destinée attend Lee Lou. Et c’est à lui de l’aider à trouver sa voie. Voilà pourquoi il l’entraîne avec tant d’ardeur.
Lee Chang a un projet pour la jeune fille. Sur d’anciens manuscrits en possession de sa famille depuis des générations est cité ce but précis. Installé aisément dans son patio, sur son fauteuil à bascule fabriqué lui aussi de ses mains, le vieil homme interpelle Lee Lou en pleine séance d’entraînement non loin de lui.
— Lee Lou, viens me voir une minute. C’est important !
Immédiatement, la jeune fille interrompt ses étirements. Elle ramasse sa serviette jetée près d’elle, la secoue pour retirer les petits grains de sable restés dessus. Puis tout en marchant, elle sèche toute marque de transpiration sur son visage ainsi que sous ses bras. Une fois arrivée vers son Maître, elle s’assoit sur une chaise en bois brut installée à côté de lui :
— Oui, Maître, qu’y a-t-il ?
— Bien…, dit-il en se redressant. Cela fait à peu près quatorze ans que je t’enseigne tout mon savoir sur les arts martiaux. Jamais je n’en ai appris autant à quelqu’un. Mais depuis le jour où je t’ai trouvé dans ce canot, j’ai su que tu accomplirais de grandes choses. Je le savais, car cela m’avait été écrit.
Lee Lou laisse paraître un regard de totale incompréhension à ce que lui raconte son Maître. Il poursuit donc ses explications en entrant un petit peu plus dans les détails.
— Vois-tu, sur de vieux parchemins sacrés, est écrit qu’un jour viendra où une personne de cette île réussira à se rendre au temple du dragon afin de passer les trois épreuves qui mènent aux pouvoirs. Il n’y est indiqué aucun détail sur cette personne, mais au fond de moi je suis persuadé que cette personne n’est autre que toi.
— Moi ! Mais pourquoi moi ? dit-elle sans comprendre.
— Depuis le jour ou je t’ai trouvé, répond-il, je me suis dit qu’un petit bébé qui arrive à traverser l’océan dans un canot en plein soleil sans boire ni manger et qui arrive à rester en vie ne peut-être qu’un petit bébé qui a une grande destinée.
Lee Lou qui ne quitte pas du regard son Maître lui répond sans aucune assurance dans la voix :
— Si vous le dîtes.
Le silence entre eux laisse percevoir le bruit de la mer qui cogne sur le petit ponton construit près du pavillon, là où est amarrée la pirogue du Maître. Lee Lou finit enfin par demander :
— Vous n’aviez pas parlé d’un temple ? Un temple… de… de je ne sais quoi.
— Oui, c’est exact, le temple du dragon. Voyant le regard interrogateur de Lee Lou, il poursuit. C’est dans ce temple que tu effectueras trois épreuves, qui si tu les réussis te donneront le pouvoir d’Électricité.
Lee Lou de plus en plus attentive, mais aussi quelque peu incrédule, laisse son Maître poursuivre.
— Vois-tu, il existe sept autres pouvoirs dans ce monde. Qui sont la Divination à Ellora, un sanctuaire creusé dans la roche en Inde, la Rapidité en Arizona dans le Grand Canyon, l’Invisibilité dans l’île d’Ellesmere dans le Nunavut au Canada, la Transformation à Kamtchatka qui est une péninsule volcanique à l’Est de la Russie.
Lee Lou persiste à croire que son Maître a perdu la raison. Jamais elle n’a entendu parler de tels pouvoirs. Toujours silencieuse, elle laisse poursuivre.
— La Lévitation en Écosse située dans un château sur les bords du Loch Ness, la Téléportation dans la forêt amazonienne au Brésil et enfin la Télépathie en France dans une forêt-galerie appelée « courant d’Huchet » dans les Landes.
Malgré ses doutes sur l’existence de pouvoirs magiques, Lee Lou pose une autre question :
— Il y a une chose que je ne comprends pas. Quelle est l’utilité de ces pouvoirs ? Pourquoi les avoir séparés ?
— Une fois que, toi et les sept autres élus désignés pour recevoir ces pouvoirs réussirez vos épreuves, vous serez convoqués à un grand tournoi. Vous devrez combattre jusqu’à gagner le pouvoir de l’autre. Celui qui remportera la grande finale sera en possession des huit pouvoirs donnant la force absolue.
Lee Lou commence à entrevoir le point positif de cette histoire. Si tout cela est vrai, l’un des pouvoirs peut lui apporter une réponse tant attendue, et un autre, l’aider à accomplir une tâche. Elle doit bien l’avouer, Lee Lou n’est pas trop emballée par la perspective d’aller au temple du dragon. Elle ne sait rien de ce qui l’attend. Elle appréhende les destinations inconnues.
Désireuse d’en savoir plus, elle invite son Maître à lui apporter un plus d’informations. Pour cela, elle va essayer de ne pas lui faire entendre l’espoir qu’elle nourrit à l’énoncé de la liste des huit pouvoirs qu’elle pourrait obtenir.
— Dites-moi en plus au sujet de ce tournoi ?
— Je n’en sais pas davantage, je t’ai donné toutes les informations qui ont été inscrites sur les parchemins sacrés. Une fois au temple du dragon, tu auras les réponses.
— Je dois partir quand ? dit-elle partagée, entre, l’excitation et la peur.
— Aujourd’hui est un bon jour, les astres sont au point culminant du signe de la réussite. Toutes les énergies positives de tes planètes sont réunies afin de t’aider et de te guider. Il fait une pause et poursuit. Mon esprit sera toujours là avec toi. Quand tu auras peur, il te rassurera, quand tu auras un doute, il te guidera.
— Et vous, Maître, qu’allez-vous faire ?
Lee Chang sait que la vérité lui ferait de la peine et risquerait de compromettre son départ au temple. Il choisit donc de se taire et de lui répondre ce qu’elle souhaite entendre.
— Je vais continuer à donner mes cours aux jeunes de l’île… et t’attendre.
Lee Lou ne peut l’expliquer, mais le mot « attendre » ne lui laisse pas entendre une réponse sincère. Son corps se met tout à coup à ressentir des picotements d’angoisse qui ne présagent rien de bon. Elle sait très bien que son Maître a toujours su s’occuper de lui. Jamais il n’a demandé d’aide. Ce serait le déshonorer que de reculer devant l’adversité. Il lui a enseigné tout ce qu’il faut savoir sur la survie et la self-défense.
Voyant le visage de Lee Lou se contracter et son air absent, Lee Chang décide de la sortir de cet état-là ?
— Il est temps ! Prends de quoi te nourrir et boire et suis le sentier qui te sera tracé dans la montagne.
Lee Lou obéissant à son Maître se lève de sa chaise en lui souriant afin de le rassurer.
Avant de se rendre à l’intérieur du pavillon, elle s’agenouille à ses pieds pour lui dire avec tendresse :
— Je vous promets d’y arriver. Je ne vous décevrai pas.
— J’en suis certain. Comme je te l’ai dit, nos chemins ne se sont pas croisés par hasard.
Lee Lou enfourne de quoi manger ainsi qu’une gourde d’eau dans son baluchon. Sur elle, une chemise de soie noire avec un pantalon assorti et une paire de sandales blanches qu’elle ne quitte jamais. Ses longs cheveux châtains sont attachés par un lacet blanc. Une fois prête, Lee Lou part en direction de la montagne à tout juste deux kilomètres en amont de la mer.
Comme elle le sait depuis toujours, son Maître n’aime pas les adieux. Il aura sûrement préféré rester assis dans son fauteuil à bascule à contempler le large jusqu’au coucher du soleil.
En s’approchant du pied de la montagne, Lee Lou se rend rapidement compte qu’aucun sentier n’existe pour lui permettre de commencer son ascension. Toujours son baluchon sur les épaules, elle continue son approche sans tenir compte des fougères étonnamment hautes et des ronces qui lui barrent la route.
Subitement, après quelques pas, un chemin s’ouvre devant elle. Les herbes hautes et les ronces s’écartent sur les côtés en quelques secondes comme la mer s’est ouverte à Moïse. Sans aucune crainte, Lee Lou s’aventure dans les profondeurs de ce chemin tout tracé.
La jeune fille pivotant sur ses talons prend le temps d’observer les fougères, ronces, et autres plantes se remettre en place comme à son arrivée, permettant ainsi de camoufler le sentier à quiconque se promènerait par ici. Lee Lou considère ce procédé plutôt astucieux, mais tout aussi irréel.
Il aura fallu deux jours à Lee Lou pour atteindre le temple du dragon. La route a été plutôt longue, mais tout aussi agréable à découvrir. En chemin, elle peut reconnaître des fleurs et des arbres dont elle a eu connaissance grâce à son Maître durant des escapades d’entraînement en forêt.
Parmi ceux se trouvant sur son parcours, Lee Lou préfère les magnolias de soulange aux feuilles ovales et aux fleurs en forme de tulipes rose pâle et blanches. Les catalpas se font plus rares, ces arbres peuvent vivre jusqu’à cent ans, ornés de grandes feuilles ovales ainsi que des fleurs blanches groupées en grappes aux extrémités des branches. Quelques iris à fleurs bleu lavande traînent par-ci par-là. Cependant, les plus ravissantes par leur nom et leurs formes sont les reines-des-prés. Les feuilles, de gros coussins vert sombre rappellent les fougères, avec en prime des fleurs blanches. Toutes ces couleurs, ces formes, ces tailles ne sont qu’un enchantement pour les yeux.
Après toutes ces merveilles visuelles et odorantes, Lee Lou peut enfin savourer le plaisir d’être arrivée. Devant elle et sur sa droite se dressent deux immenses dragons en pierre.
Juchés sur leur socle, la tête levée vers le ciel, du feu sort de leur gueule. Leur patte droite pliée en l’air, serres acérées donnant l’impression d’être prêtes à attaquer. Lee Lou après vérification constate qu’il est impossible d’essayer de contourner ces deux dragons. Des arbres d’une hauteur incalculable et aux racines colossales s’entrecroisent et jaillissent du sol en errant à une hauteur d’environ un mètre, voire plus à certains endroits. Ils empêchent indubitablement Lee Lou de se frayer un chemin de chaque côté des deux dragons. Il est indispensable qu’elle s’approche à leur niveau, car entre eux doit se trouver une allée qui mène au temple.
Sans trop d’assurance, la jeune fille avance à petits pas. Comme un film au ralenti. Elle imagine que son Maître aurait honte s’il la voyait avoir autant peur, mais qu’à cela ne tienne Lee Lou préfère prendre ses précautions. Il serait idiot de prendre des risques maintenant alors qu’elle vient tout juste d’arriver.
En se rapprochant de plus en plus, un nouveau dragon en pierre est posté là dans la petite allée, encore plus grand, plus agressif. Celui-ci au sol, déconcerte la jeune fille.
Errant, devant le premier dragon, qui se trouve être à gauche de l’allée, Lee Lou peut facilement lire sur le socle en grosse lettre gravée sur la pierre, « YIN ». Au-dessous est peint son symbole, un demi-cercle sinueux noir avec un point blanc. Ensuite, se dirigeant vers le socle du deuxième dragon, le mot « YANG » y est gravé en grosse lettre, là est peint l’autre partie du symbole, un demi-cercle sinueux blanc avec un point noir. Alternativement, les couleurs de chaque symbole changent, le « YIN » devient un demi-cercle blanc avec un point noir, et le « YANG » un demi-cercle noir avec un point blanc. Et cela sans interruption.
Lee Lou reste à observer ce phénomène surnaturel pendant plusieurs minutes, jusqu’à ce que tout à coup elle réalise pourquoi ces changements alternatifs ont lieu.
— Mais oui, j’y suis, se dit-elle à haute voix. Ces deux symboles représentent les deux versants d’une montagne, l’un éclairé par le soleil, l’autre plongé dans la nuit. Comme le Yin-Yang forme un tout indissociable, ils fusionnent et s’engendrent en permanence.