Le mystère du lac sacré-1
Le mystère du lac sacré
Comme c’est bien souvent le cas, des aventures comme celle que j’allais vivre en Colombie se présentent sans crier gare et au moment où on s’y attend le moins.
Comment aurais-je pu en effet penser qu’en mettant les pieds à Bogota pour y négocier l’achat de vieux juke-box, j’allais être entraîné dans une suite de péripéties invraisemblables, où je faillis bien laisser ma peau.
Dans cette étrange histoire, il ne sera, comme certains auraient pu le croire, jamais question de la mafia locale qui me laissa tranquille durant toute la durée de mon séjour. Il est vrai que l’achat d’anciens juke-boxes, souvent en piteux état, ne pouvait intéresser personne.
Mon séjour dans la capitale colombienne se déroulait donc de la meilleure manière qui soit, d’autant que mes achats s’étaient avérés très fructueux.
Je m’apprêtais donc à rejoindre l’Europe avec deux containers remplis, lorsque me vint l’idée – pour le temps qui me restait – d’aller visiter le Musée de l’or de Bogota, un musée fondé en 1939 par la Banque de la République de Colombie, et où sont exposés principalement les trésors de l’art précolombien. Cela représentait au total plus de 55 000 objets – en or pour la plupart –, soit le plus grand ensemble au monde de l’orfèvrerie précolombienne.
Je ne fus pas déçu par ma visite. L’or sous toutes ses formes était présent partout, et j’étais émerveillé de voir à quel point les artistes de l’époque étaient arrivés à maîtriser les techniques de fabrication, et ce, malgré un outillage des plus rudimentaires.
Au cours de ma visite, je fis la connaissance de Pedro Álvarez, le conservateur du musée qui, précisément ce jour-là, donnait une conférence sur les récentes découvertes effectuées dans la province de Santa Fe.
Quand je dis « faire connaissance », c’est une façon de parler, car sans un événement pour le moins fâcheux, je n’aurais jamais osé aborder le señor Álvarez.
Au cours du drink qui clôturait la conférence et où je m’étais mêlé aux invités sans y avoir été prié, je trébuchai sur le rebord d’un tapis, et le verre que je tenais à la main vint atterrir sur le ventre rebondi du conservateur en grande conversation avec un personnage qui devait, pour le moins, être un ministre ou un directeur de banque.
Résultat : mon verre de vin rouge vint se répandre sur la chemise immaculée de Pedro Álvarez, qui ne put s’empêcher de pousser un cri en levant les bras au ciel. De sa part, c’était plus un réflexe que la peur d’une agression.
N’empêche, dans la minute qui suivit, deux policiers armés jusqu’aux dents arrivèrent en courant et me ceinturèrent comme si je venais de commettre un attentat.
Heureusement, le conservateur était un homme de bonne composition, et se rendant compte que je n’étais pour rien dans cet incident, il ordonna aux policiers de me relâcher. Inutile de dire que j’étais honteux et confus de ce qui venait d’arriver par ma faute et ce, d’autant plus que je ne faisais pas partie des invités.
Je m’attendais donc à une réaction très vive de la part du conservateur et à me faire jeter dehors comme un malpropre, mais à ma plus vive stupéfaction, ce fut exactement l’inverse qui se produisit. Le conservateur me demanda si je ne m’étais pas fait mal et commanda aussitôt un autre verre, le mien gisant brisé sur le sol.
— Excusez-moi, fis-je confus, j’ai trébuché sur un tapis et n’ai pu vous éviter lors de ma chute. Il va de soi, ajoutai-je, que je vous paye une nouvelle chemise.
— Tout cela n’est pas bien grave, répondit le conservateur en riant. Quant à ma chemise, j’ai largement de quoi la remplacer. Ne vous en faites surtout pas pour cela.
Et c’est ainsi que je fis la connaissance du señor Álvarez, avec qui j’allais par la suite entretenir les meilleures relations.
Au cours de l’entretien qui suivit – après que le conservateur eût changé de chemise –, j’appris comment de telles quantités d’or, sous forme de bijoux essentiellement, avaient pu se trouver dans les mains des populations précolombiennes.
L’or alluvionnaire, abondant à l’époque, occupait la première place dans la récolte du métal jaune, mais les Indiens avaient également découvert dans les montagnes quelques gisements d’or très importants, qui, s’ajoutant à l’or des rivières, gonflèrent encore la production du métal précieux. Ceci explique, bien sûr, pourquoi tant de gens pouvaient se permettre d’acheter ou de se faire offrir des bijoux en or.
L’Eldorado, dont on parle souvent comme d’un endroit de rêve où tout est merveilleux, n’est autre que la Colombie de l’époque des conquistadors.
En ce temps-là, le pays était dirigé par un cacique, sorte de chef tout-puissant, incarnation vivante du dieu Soleil que le peuple appelait aussi volontiers El Dorado.
Il y avait à cela une bonne raison. Au mois d’août de chaque année avait lieu une grande fête au lac de Guatavita, un lac sacré, où tout le peuple était réuni sur les rives pour accueillir l’embarcation royale où trônait le cacique dont le corps avait été enduit au préalable de poussière d’or.
Durant le trajet qu’il effectuait jusqu’au centre du lac, où il déversait ses offrandes au dieu Soleil, pour toute la population rassemblée sur les berges il était devenu El Dorado, l’homme doré, l’envoyé des dieux.
Comme les régions contrôlées par le cacique étaient particulièrement prospères à l’époque, l’appellation El Dorado s’appliqua bientôt au pays tout entier. Plus pour longtemps, hélas, car lorsqu’arrivèrent les conquistadors espagnols, ceux-ci perdirent la tête en voyant tant d’or autour d’eux et commencèrent à saigner la population pour qu’elle leur livrât l’or qu’elle possédait mais aussi qu’elle leur indiquât les emplacements des mines d’où était extrait le précieux métal.
Heureusement, devant les méthodes brutales des soldats, mais aussi de leurs chefs qui voulaient leur part du gâteau, les habitants évitèrent soigneusement de leur indiquer les endroits d’où était extrait l’or. Les seules mines qu’ils consentirent à leur signaler étaient épuisées ou en passe de l’être.
Dans leur conquête du pays, les conquistadors étaient également accompagnés de prêtres, dominicains et jésuites pour la plupart, dont la mission était de convertir la population à la religion catholique, par la persuasion mais également par la force lorsqu’ils le jugeaient nécessaire.
Eux aussi enjoignirent les habitants de leur remettre les bijoux en or qu’ils possédaient, ces objets du diable qu’il fallait remplacer par des médailles de la vierge ou des chapelets.
Devant les discours enflammés de ces prêtres qui agitaient le spectre de l’enfer, beaucoup finirent par se défaire des objets qu’ils possédaient. Toutefois, il est important de préciser que les buts des uns et des autres étaient bien différents. Pour les soldats et leurs chefs, le seul objectif poursuivi était un enrichissement personnel et rapide ; pour les religieux dont, malgré tout, beaucoup étaient sincères, l’or récolté devait servir avant tout à la construction d’églises qui faisaient totalement défaut au pays.
Ainsi, que ce soit pour une raison louable ou un motif méprisable, l’or détenu par une grande partie de la population changea de mains. Mais le pire dans tout cela fut que la plupart de ces bijoux ou de ces parures – des œuvres d’art bien souvent – finirent dans des creusets pour y être fondus et convertis en lingots. Un sort identique, et on peut le déplorer, fut réservé à tous les objets en or détenus par les Aztèques au Mexique ou les Incas au Pérou. Les conquistadors ne montrèrent jamais le moindre intérêt pour le côté artistique des parures et des objets découverts ou arrachés à la population. Ce qui était beau à leurs yeux était une pile de lingots faciles à ranger, faciles à transporter et surtout faciles à monnayer.
Après une heure de conversation avec le conservateur, j’en connaissais plus sur l’art précolombien que ce qu’avait pu m’apprendre le petit livret acheté à l’entrée du musée. Piqué par la curiosité, j’en vins à poser quelques questions au señor Álvarez, très flatté qu’un étranger montrât autant d’intérêt pour son musée et l’art précolombien en particulier.
— Ce lac de Guatavita dont vous m’avez parlé a été fouillé, je suppose, et a sans doute livré des quantités d’or impressionnantes ?
— Pas du tout, rétorqua le conservateur. À cela deux raisons : en son centre, le lac est très profond, une trentaine de mètres au moins, et le fond de la cuvette est recouvert par une épaisse couche de vase qui rend la visibilité nulle. Pour explorer la zone supposée où les caciques déversaient leurs trésors, il faut de gros moyens et une importante équipe de plongeurs, mais, aussi étrange que cela puisse vous paraître, ces moyens n’ont jamais été mis à notre disposition.
— Pourtant, me semble-t-il, en faisant appel à des sociétés de récupération étrangères, cela ne devrait pas poser trop de problèmes. Certaines disposent de fonds importants et seraient très heureuses de se saisir de cette affaire.
— Vous avez sans doute raison, et des propositions dans ce sens nous ont d’ailleurs déjà été faites à plusieurs reprises, mais vous oubliez que le lac de Guatavita est un lac sacré, et que nous excluons formellement de voir des étrangers effectuer des fouilles à notre place. La population qui vit autour du site et qui vénère toujours les anciennes divinités ne comprendrait pas que la recherche de ces trésors soit confiée à des mains étrangères et donc impies.
— Mais êtes-vous sûr que l’or des caciques est toujours au fond du lac ? Tout ce que vous me racontez remonte à plusieurs siècles, et des tentatives de récupération ont peut-être eu lieu précédemment, au courant du XIXe siècle, par exemple.
— Exact, répondit le conservateur. Un Anglais fortuné s’est attaqué au problème en 1880, mais la tentative qu’il a entreprise au centre du lac a lamentablement échoué faute d’un équipement adéquat. Il a toutefois obtenu un beau lot de consolation. En creusant une tranchée de plusieurs mètres sur une des rives de ce lac de montagne, il a réussi à abaisser le niveau de l’eau de cinq à six mètres et il a pu, grâce à cet ingénieux stratagème, récupérer tous les objets en or et en jade que la population avait jetés dans le lac au moment de l’apparition du cacique sur son radeau. C’était pour le peuple un moyen d’honorer à leur manière le dieu Soleil.
— C’est ahurissant, fis-je, que tant d’or et tant d’objets d’art de grande valeur soient perdus pour des raisons qui, je vous l’avoue, m’échappent complètement.
— Vous n’êtes pas le premier à le déplorer, mais c’est comme ça et nous ne pouvons rien y changer.
— Mais, insistai-je, pourquoi la banque, qui a créé le musée et a les moyens de monter une exploration en profondeur du lac, ne fait rien ? C’est pour le moins étrange, ne trouvez-vous pas ?
— Oui, à première vue ; beaucoup moins quand on connaît la quantité d’objets que contient déjà le musée. Aujourd’hui, on ne sait plus où les mettre et nos réserves débordent. Ajoutez à cela que la population – très fière, à juste titre, de ce musée qui est un peu le leur – continue à nous apporter régulièrement de nouveaux objets, et vous comprendrez pourquoi la banque ne désire nullement monter une expédition, qui sera forcément très coûteuse, pour amasser des objets que finalement elle ne saura pas où entreposer.
— Et votre ministère de la Culture ne pourrait-il pas prendre le relais et monter son propre musée en finançant une expédition sur place ?
— Vous voulez rire ! Le gouvernement colombien accorde à ce département un budget misérable qui suffit à peine à payer le personnel. Quant à l’art et à la culture, l’État s’en moque. Il a d’autres priorités et vous devinez lesquelles, je suppose ?
— La lutte contre les narcos, j’imagine, mais que tout ça est dommage ! De tels trésors laissés à l’abandon, cela me renverse.
Nous parlâmes encore de choses et d’autres, puis nous nous quittâmes en nous promettant de nous revoir lors d’une prochaine occasion.
De retour à l’hôtel, je trouvai un SMS de la compagnie maritime qui devait assurer le transport de mes containers, m’annonçant que le bateau partirait avec un retard de trois jours. Trois jours de plus à attendre, et que faire durant tout ce temps ?
Après quelques minutes de réflexion, j’optai pour une excursion dans l’intérieur du pays avec, au passage, la visite du lac de Guatavita que j’étais curieux de connaître après tout ce que m’en avait dit le conservateur.
Comme le lac était situé dans les montagnes et loin de toute agglomération importante, je dus louer une voiture. Ce ne fut pas simple d’en trouver une sans chauffeur, car, vu les nombreux vols, les agences de location se montraient fort réticentes, d’autant que je souhaitais louer un 4x4, un véhicule particulièrement convoitée par les voleurs.
La voiture que je pus trouver finalement était une Toyota qui avait déjà pas mal d’années au compteur et quelques centaines de milliers de kilomètres dans les jambes, mais elle possédait un bon moteur, ce qui était l’essentiel pour le périple que j’avais choisi d’effectuer.
En gros, je voulais visiter la ville de Grenade, qui possédait quelques beaux monuments de la période espagnole, puis remonter vers la Sierra de la Macarena, où se trouvait le lac de Guatavita, pour redescendre enfin vers Bogota en passant par Neiva, une petite ville très pittoresque habitée principalement par des Indiens.