Chapitre 2-1

2308 Words
Chapitre 2 Un rai de lumière frappa le visage de Kerryen. Comme pour un insecte bourdonnant, il tenta de chasser d’un geste de la main cette lueur dérangeante, évidemment sans succès, avant de se réveiller complètement de sa torpeur. Aveuglé par son éclat, il se déplaça aussitôt sur le côté pour ouvrir les yeux. Son regard se posa alors sur la chambre, simple, voire rustique, qui contrastait avec le lustre passé de la forteresse : une grande armoire, sobre et sombre, une table de travail et une autre de toilette ainsi qu’une étroite bibliothèque dans laquelle s’entassaient parchemins importants et livres, souvenirs d’un temps où sa fonction de roi ne le monopolisait pas encore intégralement. Aucun faste à remarquer : ni dorure, ni draperie, ni tableau. Ses uniques concessions à un minimum de confort se manifestaient par une couette duveteuse contre les hivers rigoureux et un tapis au pied de son lit pour éviter le contact glacial du sol. Seuls objets vraiment personnels, une miniature de sa mère avait élu domicile sur son bureau à gauche de l’écritoire de son père, sans oublier, à côté de l’âtre, un paravent plus décoratif qu’utile. Parmi les trois panneaux qui constituaient ce dernier, Ashabet avait réalisé une peinture sur celui du centre. Souvent, en hommage à l’habileté de celle disparue bien trop tôt dans son enfance, il admirait le tracé net des arbres aux allures ondoyantes comme agités par un alizé facétieux, et leurs couleurs se déclinant en nombreuses nuances de vert comme autant d’apaisement dans son existence tourmentée. La reine possédait un indéniable talent artistique qu’elle exprimait sous de multiples facettes, dont celle-ci. Quand elle ne tenait pas un pinceau, elle s’adonnait à une autre de ses passions, le chant, la danse ou l’écriture, sans négliger le plaisir qu’elle prenait à raconter des histoires et à enchanter la vie de ses proches par sa bonne humeur permanente et son enthousiasme communicatif. Lui, si petit à sa mort, n’était pas certain de s’en souvenir par lui-même, même si quelques images un peu floues et sombres persistaient dans les confins de sa mémoire. De fait, il ressentait plus l’impression d’avoir construit l’identité de sa mère à partir des propos et des descriptions que, principalement, Lothan et Inou avaient partagées avec lui. D’ailleurs, il se le demandait toujours, qu’avait-il reçu d’elle excepté la noirceur de ses cheveux et ses iris bleus ? Alors que ses parents auraient pu lui transmettre de fabuleuses aptitudes, lui-même n’avait développé aucun don. Finalement, peut-être ne les méritait-il pas… En tout cas, ce constat représentait la plus grande tragédie de son existence. Héritier du trône du Guerek, il en avait repris la charge par devoir ou par faiblesse, ou encore par bêtise, sans jamais clairement établir les raisons qui l’y avaient poussé. Peut-être même avait-il cédé à l’inébranlable confiance que Lothan lui portait. Jusqu’où pouvait aller un fils pour ne pas décevoir son père ? Pourtant, chaque jour, il espérait l’occasion de se défaire de son encombrante fonction. Toutefois, pour le moment, en l’absence d’alternative sensée, son destin demeurait inexorablement lié à celui de son pays et, malheureusement, à cette détestable porte des temps. Sentant la tension raidir son corps, prémices de la colère qui l’envahissait régulièrement, il inspira longuement, usant de l’unique moyen dont il disposait pour relâcher sa pression sur lui. Qu’il exécrait ce qu’il était ! D’un geste brusque, il repoussa le drap et se leva. Devant sa table de toilette, son regard s’arrêta sur le reflet que le miroir lui renvoyait, un homme grand, un peu sec, dont les muscles noueux prouvaient la vie à la dure et l’habitude de la dépense physique. Lorsqu’il se soumettait à une analyse sans concession de lui-même, seul son courage trouvait grâce à ses yeux. Rien ne lui faisait peur, ni la rigueur des hivers glacés, ni la fournaise des étés caniculaires, ni les efforts soutenus et intenses qui se succédaient. Combien de fois avait-il secondé ses soldats quand, tous ensemble, ils avaient dû, à la force de ses bras, bouger des pierres, tirer des charrettes ou hisser de lourdes charges ? Inou ne cessait de lui répéter que le rôle d’un souverain ne consistait pas à prêter main-forte à ses gardes, mais il s’en moquait ; au milieu d’eux, sa vraie nature se révélait et, pendant ces instants, il se sentait enfin à sa place, décelant dans le regard de ses hommes leur fierté de l’avoir pour roi. Pour lui, aucun plus bel hommage ne pouvait exister de leur part, car il y puisait la reconnaissance de sa puissance physique supérieure à la moyenne, même si sa morphologie, insipide au premier coup d’œil, le cachait plus qu’elle le démontrait. Chaque jour, profitant d’un des rares moments qu’il se réservait dans la salle des armes, il cultivait sa forme et sa force jusqu’à l’oubli de lui-même. Au mur de cette vaste pièce éclairée dès le lever du soleil étaient exposés tous les équipements d’attaque ou de défense récupérés au fil des années par ses ancêtres, de différents types de lames à des fléaux, des haches et des massues, ou encore des protections comme des boucliers et des cottes métalliques totalement inconnues en Guerek. Son premier plaisir du matin consistait à en observer quelques-uns, à effleurer de ses doigts leurs textures si variées, de l’acier ciselé aux mailles imbriquées, et à imaginer les grandes batailles auxquelles il ne participerait jamais, mais auxquelles il songeait secrètement. Si réelles dans son esprit, elles se déroulaient comme autant d’actes de bravoure que raconteraient les légendes, le propulsant à la postérité pour sa vaillance et sa vigueur. Puis, quand les ultimes images de ses absurdes chimères se dissipaient définitivement, un soupir silencieux s’échappait de ses lèvres, tandis que la salle se reformait autour de lui. Jamais les rêves ne se transformaient en réalité… En ce lieu imprégné par cette ambiance guerrière, parfois aux premières heures du jour, quelquefois plus tard, il s’entraînait quotidiennement, soit seul pour développer sa musculature, soit avec un partenaire compétent pour s’exercer à l’art du combat. Soulever des charges, discipliner son corps à des enchaînements qui alliaient résistance physique, réactivité et souplesse, ou travailler ses engagements à l’épée, son arme de prédilection, tout l’incitait à donner encore plus de lui-même pour devenir toujours plus athlétique et performant. Rien ne le stimulait davantage que le claquement de deux lames métalliques qui s’entrechoquaient à toute vitesse. Là aussi, quand il se battait, il se sentait un homme véritable, un de ceux qui n’avaient jamais peur de rien et surtout pas des autres et de leur regard, trop conscient du fait que la crainte d’être jugé le rattraperait fatalement une fois son arme déposée… Cependant, jamais jusqu’à présent il n’avait envisagé que sa préparation pût servir à des fins différentes que celles de prouver sa valeur à ses propres soldats ou à lui-même, en tout cas, jamais à lutter, un jour, contre un ennemi implacable. Mais peut-être parviendrait-il à éviter un combat inutile contre cet empereur noir… ou peut-être pas. Dans le programme de sa matinée, par quelle activité commencerait-il après l’échauffement ? Soudain, l’idée que sa tante venait de lui enlever un de ses meilleurs partenaires en la personne d’Amaury lui traversa l’esprit. Cette simple évocation l’amena à frémir, tandis que la colère s’éveillait de nouveau dans ses veines. Conscient de l’accélération de son rythme cardiaque, il serra les dents et se contrôla. Au même moment, son regard revint vers le reflet de son visage qu’il détailla. Sur sa peau, une barbe naissante ombrait sa carnation claire. Comme dans ses cheveux, de légers fils gris lui donnaient l’impression d’être plus vieux que son âge. Pouvait-il, à trente-neuf ans, posséder une capacité musculaire qui démentait le nombre de ses années et, parallèlement, afficher une mine sur laquelle se dévoilait comme autant de cicatrices la marque du temps ? Il examina ses traits sévères comme taillés au couteau, ses rides profondes qui couraient au coin de ses yeux, ses joues creusées au centre desquelles sa bouche triste, voire dure, complétait le tableau. Sous l’effet du dépit, ses mâchoires se crispèrent de nouveau, renforçant un peu plus l’austérité de son expression. Et dire que sa tante songeait à le remarier… Quelle idée saugrenue ! Bien sûr, son statut de souverain pourrait toujours séduire une opportuniste, mais son physique ingrat n’attirerait même pas l’intérêt d’une femme peu exigeante. Du jour où la rumeur qu’il cherchait une reine avait circulé, malgré ses dénégations formelles, les propositions avaient afflué. Par les vents d’Orkys, il avait eu droit au pire ! Il se remettait à peine des laiderons — d’ailleurs une seule lui avait-elle semblé plaisante ? — ou des idiotes qui avaient pu simplement penser qu’il leur prêterait la moindre attention. Finalement, Allora de Srill demeurait définitivement le meilleur parti à un détail près : il n’envisagerait aucunement de l’épouser en dépit de l’insistance d’Inou, ni elle ni une autre. Il versa le contenu du broc dans la cuvette et s’aspergea le visage, puis le corps, se frottant avec vigueur. D’un geste mécanique, il réunit ses cheveux avec un catogan, puis revêtit pantalon et chemise avant de s’asseoir et d’enfiler ses bottes. De nouveau, relevant la tête, son regard se confronta à son reflet. Peut-être, de loin, pourrait-il faire illusion… Malheureusement, une union exigerait une plus grande proximité. Rien qu’à cette idée, il frissonna. Quel intérêt pouvait donc éprouver Allora de Srill à son égard ? Devenir reine sans aucun doute et y parvenir nécessitait de dégotter un souverain, lui en l’occurrence. Quel étrange désir ! Comment cette femme pouvait-elle envisager sereinement de se lier à lui, de supporter son caractère ombrageux et froid, son mépris également ? La vénalité de ces infâmes créatures battait tous les records ! Veuve d’un riche commerçant aussi bête que méchant, elle repoussait toutes les demandes qu’elle recevait, a priori nombreuses, selon sa tante, en raison de son indéniable charme. Quel charme ? Si elle n’était pas laide à faire peur, elle restait tout à fait quelconque à ses yeux. Sa relative jeunesse, un peu moins d’une trentaine d’années, la rendait susceptible de donner un héritier au Guerek. Si cette possibilité suffisait à convaincre Inou, il s’en moquait éperdument. Ni épouse ni enfant ne lui convenaient parfaitement ! Et s’il devait malgré tout se remarier ? Peut-être pourrait-il se rassurer en se disant que l’union de la châtelaine avait connu autant de malheurs que la sienne. Ainsi, ils disposeraient d’une chance supplémentaire de se comprendre ou, plus simplement, de s’entendre ? Cependant, qu’il lui répugnait de redevenir un homme galant et attentionné, de s’encombrer de la présence d’une harpie qui coucherait dans le même lit que lui ou d’envisager le moindre contact physique avec elle ! Sous le poids de ces pensées alarmantes, il se sentit bien plus vieux que sa quarantaine en approche, bien trop âgé pour se comporter comme un prétendant empressé qu’il ne désirait plus être. Son regard se confronta une ultime fois à son image dans le miroir ; si seulement il s’était aimé… Désireux de ne plus s’appesantir sur ce sujet délicat, il se dirigea vers son bureau et, la plume à la main, entreprit de noter les dernières idées qui avaient pris naissance dans son esprit pendant la nuit. En effet, le jour précédent, en traversant la cuisine, il avait remarqué que son monte-charge présentait des faiblesses et que, si aucune réparation n’intervenait rapidement, celui-ci rendrait probablement l’âme avant l’hiver. Pour débuter, Kerryen avait écouté avec attention les grincements et claquements de la mécanique qui s’enrayait régulièrement avant d’y jeter un coup d’œil avisé, actionnant la manivelle et examinant avec soin les rouages récalcitrants. Sur le moment, il avait juste enregistré ses différentes observations, puis, petit à petit, celles-ci avaient commencé à s’organiser dans sa tête, tandis qu’il réfléchissait inconsciemment à la façon optimale de corriger l’erreur de conception à l’origine de ces pannes récurrentes. Enfin, le moyen idéal de pallier celles-ci s’était dévoilé, dans ces moments où le cerveau, entre veille et sommeil, laissait libre cours à toute son ingéniosité. Les modifications prévues offriraient deux avantages : l’appareil deviendrait plus facile à utiliser et résisterait à des charges plus lourdes sans casser ou se bloquer. D’un geste sûr, il dessina le schéma du dispositif actuel. Encadrant les trois zones problématiques, il s’appliqua à rendre bien clairs tous les changements envisagés, les annotant avec soin par des flèches et des symboles pour son maître d’œuvre, Cerkin qui, loin d’être stupide, ne savait simplement pas lire. Quelques explications orales, son croquis, et Kerryen lui en abandonnerait l’exécution ; l’homme y excellait. Alors qu’il pliait son parchemin, ses yeux tombèrent sur la miniature de sa mère. Il resta un instant à la contempler, regrettant de n’en conserver aucun souvenir propre, excepté la vision floue d’un visage ovale cerné par une longue chevelure brune. L’image semblait si ancienne, si incertaine qu’il ignorait si elle était réelle ou s’il l’avait imaginée à partir des histoires racontées par Inou pendant son enfance, pour continuer à faire vivre sa riche personnalité dans leurs mémoires. Arrivée au château dès l’aggravation de l’état d’Ashabet, celle-ci avait veillé sur sa sœur jusqu’à son dernier souffle, prenant, parallèlement, tout en charge, son neveu comme son beau-frère ainsi que la forteresse, s’improvisant selon les besoins, intendante, infirmière ou nourrice, la référence parfaite. Le roi s’aperçut que, encore un des sujets trop sensibles de sa vie pour être évoqué, il n’avait jamais demandé à sa tante à quel point Ashabet comptait pour elle et si elle lui manquait toujours. Kerryen soupira. Son existence ressemblait à une succession d’échecs ou de non-dits ; toutes les souffrances qu’il portait en lui, enfermées dans son corps comme dans son esprit par une indestructible carapace, un aspect sec à l’image des larmes qu’il ne versait jamais et d’un cœur qui aimait à peine et, surtout, pas lui. Son regard se fixa sur les lèvres de sa mère, si fines sur la miniature, qu’il peina à en distinguer les contours. Une nouvelle fois, elle sembla lui parler. Ses sens en alerte, il tendit l’oreille et, comme d’habitude, ne parvint pas à percevoir le moindre son. Une espèce de frustration l’envahit et la colère s’alluma encore en lui, telle une étincelle qui n’attendait que le bon moment pour exploser. Il se figea. À certains instants, comme celui-ci, il se demandait s’il ne devenait pas fou. Finalement, entre sa sœur qui vivait plus dans un monde imaginaire que dans la réalité et lui, peut-être existait-il une lourde hérédité qui ne réapparaissait qu’à leur génération. Il soupira, tandis que la voix de sa tante résonnait dans sa tête ; il avait entendu ces mots si souvent, ceux censés le rassurer lors de son enfance, et qui, aujourd’hui, ne lui suffisaient plus : « Ashabet était si heureuse d’avoir donné naissance à un fils ! Tu ne t’en souviens pas, mais elle t’a appris à lire, à compter et même à tracer tes premiers traits à la plume. À peine tenais-tu sur tes jambes que tu montais déjà à cheval avec elle. Je me rappelle encore ta première promenade ! Tu rayonnais de bonheur et, quand il a fallu te descendre de la selle, tu as vigoureusement protesté ! Si nous t’avions laissé faire, tu aurais mangé et dormi dessus ! »
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