Chapitre 2-2

2275 Words
Pourquoi sa mère était-elle morte si jeune ? Il n’avait jamais cessé de se poser cette question sans obtenir une seule réponse satisfaisante. Si certains semblaient accepter les situations douloureuses comme une fatalité, il n’y parvenait pas. Comment une femme si vive et énergique avait-elle pu être emportée en pleine fleur de l’âge à la suite d’un refroidissement tombé sur sa poitrine ? Elle avait quitté sa vie bien trop tôt, l’abandonnant à un père désespéré au point de noyer son chagrin dans la couleur ambrée des alcools du Guerek, tout aussi forts que traîtres… L’homme n’était pas méchant, loin de là. Quand son état le lui permettait, il se comportait même de façon attentionnée et aimante. Ainsi, dans ses moments de sobriété, il l’avait élevé comme son digne héritier, partageant avec lui son expérience, le faisait participer aux différents conseils, lui répétant, chaque jour, les qualités d’un roi pour que Kerryen ne les oubliât jamais. Si la principale devise du Guerek concernait la porte, Lothan en possédait une toute personnelle, encore plus précieuse aux yeux de son descendant, qui énonçait simplement qu’un souverain se devait de servir son peuple. Et pourquoi pas sa famille également ? Si le fils avait aimé son père, il en conservait des souvenirs aussi persistants que traumatisants. En effet, en début d’ivresse, le monarque devenait trop souvent complètement hystérique, hurlant, tempêtant, menaçant. Avec douleur, Kerryen se rappelait ces soirs où, enfant, il se réfugiait dans un coin sombre de sa chambre, recroquevillé sur lui-même, les mains sur les oreilles pour ne pas écouter ses vociférations qui retentissaient dans la forteresse, frémissant à l’idée de l’entendre franchir le seuil de la pièce pour de mauvaises raisons. Il détestait se remémorer ses colères qui se retournaient injustement contre lui, ses cris emplis de mots violents qui l’atteignaient en pleine face, ses doigts qui serraient son épaule avec force quand ils ne la secouaient pas brutalement. De chacun de ces terribles instants, il conservait une blessure toujours vive. Lorsqu’il parvenait à échapper au courroux de son père, anxieux, il attendait le moment où les excès de celui-ci finiraient par s’éteindre, une fois la quantité d’alcool ingurgitée suffisante pour l’endormir, tremblant encore longtemps après, parfois dans les bras d’Inou, avant de cesser d’avoir peur. Si, heureusement, le plus souvent, sa tante avait réussi à le protéger, peu importait, ces souvenirs douloureux l’emportaient immanquablement sur d’autres, plus agréables… Malheureusement, en dépit de ses tentatives renouvelées, elle avait échoué à écarter son beau-frère de ce mauvais penchant qui nuisait à tous et en particulier à son fils. Si elle éliminait une bouteille, Lothan en récupérait dix de plus… Non ! Chasser ces évocations déplaisantes, songer à ces moments où son père s’occupait de lui avec patience et affection, oublier la violence, son enfance traumatisante, la perte de sa mère et de ses repères, dissiper de son esprit ce chagrin qui ne l’avait jamais vraiment quitté… Cependant, comment tourner la page d’un passé qui le hantait toujours et déterminait à la fois son présent et son futur ? Kerryen secoua la tête. Que lui arrivait-il ce matin ? Sa vie lui apparaissait encore plus noire que d’habitude… Pourquoi toutes ces idées néfastes lui revenaient-elles en même temps ? Mentalement, il retraça un bilan rapide des événements de la journée précédente, alimentant dans le même temps sa tension intérieure, comme un vent mauvais qui soufflait sur des braises. Parmi ceux-ci, quel était celui qui le contrariait le plus ? la rencontre nécessaire avec les dirigeants des royaumes voisins ? la porte de nouveau active ? l’épouvantail à moineaux envoyé par cette dernière ? un éventuel remariage ? Il n’avait que l’embarras du choix… Au fil de ce qu’il égrainait, sa colère sourde devenait explosive au point de lui donner envie de frapper sur tout et n’importe quoi, mais pas qui, jamais. Il inspira une nouvelle fois, passant ses mains derrière sa tête, tentant de calmer cette fureur qui oppressait sa poitrine. Il regarda autour de lui comme s’il cherchait une réponse. Un héritier ! Voici ce qu’Inou désirait… Et il ne voulait rien du tout et surtout pas d’une encombrante famille ! Jugeant inutile de s’énerver autant dès le matin, il rejeta ces pensées perturbantes avec fermeté pour se concentrer sur le plus urgent et rejoignit la salle des armes. L’esprit un peu embrouillé, Inou se réveilla avec difficulté, essayant de réunir toutes les pièces de la journée précédente, certaine que l’une d’elles manquait à l’appel… Bizarrement, pendant son sommeil, elle avait rêvé de la porte des temps et d’un oisillon déplumé qui prenait son envol. Mais d’où provenaient les incroyables élucubrations de son étrange songe ? Dans un coin de sa mémoire se raviva peu à peu la partie absente de ses souvenirs, celle qui lui confirmait l’activation de leur symbole guerekéen et l’arrivée, non pas d’un volatile, mais d’une femme en chair et en os. Inou repoussa sa couverture à toute vitesse et contourna le paravent. Effectivement, son invitée se tenait là, dans la même position qu’au début de la nuit, totalement recroquevillée sur elle-même. Pleine de compassion, la tante de Kerryen s’approcha d’elle et caressa doucement ses cheveux courts. — Bonjour, toi. Bien dormi ? Pas la moindre réaction… Inou fronça les sourcils. Comment allait-elle faire revenir ce petit être à la vie ? D’abord, l’alimenter. Déjà qu’il n’était pas bien gros, mais si en plus il ne buvait ni se nourrissait, sa santé s’altérerait obligatoirement. Pour commencer, elle allait s’habiller et, ensuite, elle le confierait à Amaury qui devait mériter sa nouvelle fonction. Elle, pendant ce temps-là, s’occuperait d’organiser la venue prochaine des souverains voisins. Sans peine, elle imagina la rapidité avec laquelle les jours s’écouleraient dans le château résonnant de fébrilité et bruissant de l’agitation légitime qui précéderait l’arrivée de tels convives. Tous compteraient, Kerryen en premier, sur son efficacité habituelle pour gérer l’accueil de ces altesses : le choix des vins, l’arrangement des chambres, les divertissements, la vaisselle et quelques modifications pour donner aux pièces au confort suranné une atmosphère plus conviviale. En plus de tous ces préparatifs, Inou savait qu’elle devrait en parallèle traiter le quotidien et la compagnie de cette femme. Avec certitude, elle estima que ses jours ne contiendraient pas assez d’heures. Tant pis, elle rognerait sur ses nuits pour que tout fût prêt à temps. Elle sourit quand elle songea qu’elle devrait doublement solliciter Gigrid, le cuisinier, d’abord, en le persuadant d’extirper de sa mémoire quelques recettes exceptionnelles pour rassasier leurs invités de marque. Là, elle le connaissait par cœur, il commencerait par protester catégoriquement, puis attendrait de s’être suffisamment fait prier et plaindre pour se laisser subtilement convaincre par quelques compliments flatteurs. Quant à sa seconde demande, elle aviserait le moment venu sur la meilleure façon de procéder. À présent, penché sur la table de son bureau, Kerryen étudiait avec soin la carte des pays très loin au nord du sien. Son doigt pointa une dernière fois toutes les terres que l’empereur noir avait déjà annexées, essayant de déduire dans l’observation de ses déplacements une indiscutable manœuvre. Lors de ses premières invasions, celui-ci avait simplement franchi la frontière qui le séparait de ses voisins, sans, assurément, rencontrer beaucoup de résistance sur ces terres glacées, occupées par quelques tribus éparses sans réel chef à leur tête. Mais ensuite ? Après, son parcours se compliquait. Il avait apparemment épargné quelques contrées sur le chemin le plus logique vers le sud pour en préférer d’autres plus excentrées. Mais pourquoi ? Si seulement Kerryen avait possédé une connaissance plus précise du contexte actuel, voire du personnage, il aurait pu ébaucher une explication sensée à ces choix peu rationnels au premier abord. Pour se forger une opinion exacte, il devrait attendre le retour de ses espions, trois hommes de terrain, fidèles et fiables, qui lui rapporteraient une analyse détaillée et pertinente de la situation présente. Dans cette perspective, son impatience ne cessait de croître, jour après jour. Quelle déraison poussait cet empereur toujours plus loin ? Augmenter la superficie de son territoire ? Quand le neveu d’Inou songeait à son propre royaume, pourtant bien petit, qui pesait déjà trop lourd sur ses épaules, la vanité de ce conquérant lui semblait parfaitement excessive. En conclusion, malgré ses tentatives pour dénouer le mystère de ce despote, aucun fil conducteur ne justifiait clairement son comportement ou ses intentions, excepté une certitude qui émergeait peu à peu : celui-ci ne s’arrêterait pas en si bon chemin. Une idée incongrue lui traversa la tête. Et si l’ultime objectif de cet être abject consistait à s’étendre sur la totalité des terres dans le monde ? L’homme pouvait être fou, mais autant… Kerryen se leva et arpenta la pièce d’un pas nerveux, comme si ses allées et venues précipitées parviendraient à augmenter sa capacité à réfléchir et se projeter. Comment cet empereur aurait-il pu former une armée si invincible qu’elle avait balayé tous ses opposants avec facilité ? Ses effectifs ? Son équipement ? Sa stratégie ? La chance ou la surprise ? Néanmoins, une fois son adversaire cerné et sa trajectoire vers le Guerek étudiée point par point, il ne se laisserait pas conquérir sans réagir. De plus, ce malade dangereux n’était qu’un être humain et les alliances envisagées contreraient sans nul doute son désir d’expansion. De nouveau, Kerryen regretta le peu d’informations dont il disposait. Si seulement il avait déjà reçu les renseignements nécessaires pour comprendre les tactiques de cet envahisseur et, pourquoi pas, s’il pouvait lire directement dans sa tête ses intentions pour les mois suivants, il déterminerait enfin le juste comportement à adopter. En toute logique, à quoi servait de ressasser, encore et toujours, en l’absence d’indications nouvelles. À présent, il ne pouvait plus reculer… Il sortit quatre parchemins, un pour chacun des monarques qu’il souhaitait contacter et plaça le premier sur la carte devant laquelle il se rassit. Il resta un instant à regarder encore une fois les frontières qui dépassaient du papier avant de tremper sa plume dans l’encrier. Il commença par le souverain du Pergun, Pagok, dont les terres les plus au nord seraient sûrement les premières victimes des projets de conquête de cet empereur. En effet, celui-ci se verrait dans l’obligation de longer la mer Eimée, une immense étendue d’eau salée, et la voie pour y parvenir traverserait soit le Pergun, soit l’Entik, peut-être même les deux à la fois si les dernières informations plutôt alarmantes se vérifiaient. Évidemment, les conséquences de l’un ou l’autre de ces choix différeraient. Le premier mettrait le Guerek directement en ligne de mire, car celui-ci constituait le meilleur axe pour rallier le Kerdal et poursuivre son invasion encore plus loin. En revanche, le second pouvait lui laisser un peu de répit, parce que, dans ce cas, son ennemi filerait droit vers la Wallanie, puis Avotour. Kerryen serra les lèvres. Si cet homme ressemblait vraiment à la description reçue, peu importait le trajet privilégié pour continuer sa route, aucun pays n’échapperait à sa domination. Avantage ou inconvénient, sur ce point demeurait toujours une interrogation, en venant du nord, un seul endroit permettait un accès plus facile aux barrières montagneuses de son royaume, un lieu particulier situé à la pointe sud du Pergun, à une bonne demi-journée à cheval de la forteresse, bien trop près pour ne pas se sentir inquiétés ? par cette proximité… Les légendes racontaient que cette plaine marécageuse, dénommée marais de nuit, apparaissait à une époque recouverte d’un liquide noir, épais et nauséabond dont des odeurs putrides émanaient en permanence. À présent, même si, dans ses reflets perduraient des nuances sombres, son allure s’apparentait désormais davantage à celle d’un vaste lac que surmontait un tapis flottant de végétation, percé de part et d’autre de multiples trous créant un parcours tortueux à sa surface, comme celui d’un labyrinthe. En dépit de sa progressive modification d’aspect, sa réputation maudite qui prétendait qu’à la tombée du jour pullulaient des flammèches verdâtres naissant de nulle part persistait. Selon le folklore guerekéen, dans ces fumées colorées nocturnes s’exprimait la colère des morts ; Kerryen, lui, pensait simplement que l’ignorance poussait la population à en parler de cette façon. Privilégiant la crainte intuitive à la science explicative, l’homme se retranchait derrière des convictions sans fondement pour justifier sa peur ou ses actes… À qui appartenait ce fabuleux marais ? Si Kerryen certifiait que ses frontières cernaient ce lieu sans le traverser, Pagok, lui, affirmait qu’un de ses aïeux l’avait offert au Guerek, cinq siècles auparavant. Splendide présent d’un souverain à un égal s’il en était… Depuis, chacun s’en rejetait l’entretien, abandonnant l’endroit à l’état sauvage, entouré par de hautes herbes et des fleurs des champs. S’obstinant dans leurs croyances, les habitants des deux pays continuaient de l’éviter, préférant le chemin entre la Brucie et le Guerek plutôt que de prendre ce raccourci, un lacet serpentant dans une pente abrupte qui joignait la tourbière au col. Cette divergence d’opinions sur le marais n’avait en rien affecté les relations entre les deux monarques ; Kerryen appréciait Pagok plus que les autres rois. D’un âge indéfinissable, cet homme maigre, presque efflanqué, même si son absolue minceur, son visage anguleux marqué par un air triste, voire sévère, et ses mains, comme les serres d’un oiseau de proie, pouvaient sembler peu engageants de prime abord. Son caractère réservé, presque taciturne, le rendait économe en mots, tandis que ses yeux petits et inquisiteurs observaient tout sans concession et l’enregistraient. L’esprit de Kerryen s’arrêta un instant sur les commentaires que la présence de ce souverain au château susciterait. En effet, l’apparence de ce monarque faisait froid dans le dos. Été comme hiver, il portait un interminable manteau noir qui flottait derrière lui, allongeant sa silhouette au point de le faire ressembler à un corbeau en plein vol, un volatile dont le plumage ébène ne pouvait être que le messager de ténébreux desseins, toujours selon les superstitions populaires que rien ne pouvait empêcher de s’exprimer. Finalement, que les hommes pouvaient se montrer crédules ! Une véritable menace ne leur suffisant pas, ils en inventaient de nouvelles chaque jour pour jouer à se faire peur… Quand cesseraient-ils de juger sur la forme plutôt que sur le fond ? Pourtant, malgré son étrange aspect, Pagok représentait l’un des rares invités à qui il accorderait à peu près sa confiance, certain qu’il constituerait un allié de poids, d’autant plus que, placé en première ligne avant la conquête des pays suivants, cet homme, pertinent et sensé, connaissait déjà tous les risques que le Pergun encourait. Lui écrire une lettre persuasive se révéla aisé pour Kerryen qui insista sur la nécessité d’une solidarité entre eux devant un adversaire aussi redoutable, comptant sur l’analyse fine que Pagok ferait immanquablement de la situation. Il conclut en le conviant à une réunion, pour préparer leur défense, prévue dans environ trois mois en compagnie des souverains des contrées limitrophes.
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