Chapitre 2-3

2045 Words
Restaient à présent les autres missives à rédiger. Dans les préférences de Kerryen venait en second le monarque de la Brucie, Gardj qui, malgré son tempérament un peu singulier, se comportait avec dignité. En dépit d’une longue expérience, trente ans de règne, cet esprit tortueux, voire torturé, vivait comme une épreuve la moindre prise de décision. Ainsi, l’amener à s’engager dans une direction s’apparentait à un combat acharné. Cependant, une fois convaincu, il tenait le cap contre vents et marées et, si le contexte se modifiait et exigeait de s’adapter, il fallait de nouveau batailler et argumenter fermement pour lui montrer qu’une meilleure solution s’imposait et que, de temps en temps, changer d’avis pouvait s’accompagner d’effets bénéfiques. De la même façon que la première fois, persuadé par la nouvelle démonstration de son interlocuteur, il s’avérait capable d’inverser sa position et de la défendre avec autant de détermination que la précédente sans même s’émouvoir de sa volte-face. S’il semblait intègre dans sa manière d’agir, bien que dénué de nuances dans sa réflexion, son apparence restait franchement déroutante. Petit, il se rehaussait en portant des chaussures aux talons démesurément hauts sur lesquels, en permanence, il semblait en équilibre précaire, quoique jusqu’à présent, il ne fût jamais tombé. Et que dire de l’excentricité de ses vêtements ? Chamarrés et coûteux, ces derniers censés prouver son extrême élégance devenaient la plupart du temps un objet de moquerie dès qu’il tournait le dos. Kerryen ne savait pas exactement ce que cet homme dissimulait derrière cette apparence clinquante, mais il se sentait prêt à lui accorder une relative confiance. En revanche, les souverains du Kerdal et de l’Entik se distinguaient par leurs personnalités aussi différentes que méprisables. Kerryen ignorait lequel des deux il détestait le plus. Mielleux, le premier rivalisait d’hypocrisie, une poignée de main suffisait pour lui donner l’impression de rester collé. Le second, une brute épaisse, agissait avant même de réfléchir, persuadé que la force représentait la seule et unique méthode pour s’imposer. Si jeune et déjà si stupide… Le roi du Guerek éprouvait une répulsion viscérale autant à l’encontre de Péredur de Kerdal que d’Eddar le Grand. Pendant que le premier changerait de camp au moindre coup de vent, après avoir juré de sa fidélité à toute épreuve, le second foncerait tête baissée dans les pièges les plus simplistes sans assurer ses arrières ou songer aux conséquences pour ses alliés, certain de sa toute-puissance. Avec une girouette opportuniste et une bête mal dégrossie, ces deux-là allaient constituer une paire de partenaires bien peu fiables. Il devrait s’en contenter. Quels arguments pourrait-il utiliser pour garantir la venue de Péredur ? Le flatter ! Voici un artifice auquel l’homme ne résisterait pas. Peu réjoui de la mission confiée par la tante de Kerryen, Amaury arriva avec un bol de bouillie. Si les membres de sa garnison apprenaient que son nouveau rôle exigeait également de donner la becquée à un oisillon, ils se moqueraient ouvertement de lui. À peine avait-il évoqué leur invitée en ces termes qu’il le regretta. Cette appellation affectueuse qu’Inou employait à l’égard de la femme ne lui plaisait que moyennement, même s’il en convenait, pour l’instant, celle-ci présentait peu d’attraits. Enfin, s’il exceptait ses extraordinaires yeux pailletés qui l’avaient séduit… Depuis l’enfance, son caractère l’avait toujours poussé à ramener les animaux errants chez lui, pour les soigner et les aimer jusqu’au jour où sa mère, excédée par la quantité, lui avait ordonné de choisir entre elle et eux. Alors, comme il fallait bien vivre, il avait fini par quitter la maison, malheureusement sans ses pensionnaires, pour rentrer dans la garde de la forteresse à l’âge de dix-sept ans et, en conséquence, depuis dix longues années, il y végétait. Dans ce royaume en paix, nulle occasion ne lui avait permis de prouver son éventuelle valeur ou simplement de sentir son taux d’adrénaline s’élever ou si peu. En toute honnêteté, il s’ennuyait beaucoup, excepté quand Kerryen le sollicitait pour des entraînements matinaux. Ce dernier lui donnait l’impression d’apprécier leurs rudes affrontements, peut-être parce qu’il se défendait avec ardeur malgré ses défaites systématiques. Sans conteste, les compétences du souverain dépassaient largement les siennes. En conclusion, l’irruption dans sa vie de cette inconnue y ajoutait un peu de sel, sauf qu’à l’instant présent il allait devoir la nourrir et que cette perspective ne l’enchantait nullement. Parvenu dans la chambre, il la découvrit au même endroit que la veille, ramassée sur elle-même et absente. Selon toute évidence, la nuit n’avait pas amené de modifications observables dans son comportement. Songeant aux blessures de sa peau comme aux dommages de son esprit, il se demanda quel être abominable avait pu la réduire à un tel état et comment elle pouvait supporter cette inconfortable position sans souffrir davantage de ses deux côtes fêlées. Il s’adoucit immédiatement ; il avait oublié qu’il s’occupait d’une femme et que chacun des moments d’attention et de soin qu’il lui apporterait ne pourrait provoquer qu’une évolution positive de son sort. Elle avait besoin de son aide, il la lui offrirait avec compassion et gentillesse, comme pour chacun des animaux qu’il avait recueillis et choyés. Inou avait raison, pour lui redonner des forces, elle devait se nourrir et, comme elle en était incapable seule, il lui incombait de veiller sur elle. Mais comment procéder, alors que, totalement prostrée, elle ne manifestait aucun appétit ? Il pensa à ces bébés rejetés par leur mère, si fragiles qu’ils se seraient laissés mourir. Il les prenait contre lui pour les rassurer et les réchauffer, puis, goutte après goutte, parvenait à leur faire avaler une quantité de lait suffisante pour les sauver. Devait-il la considérer ainsi, comme un être frêle qui nécessitait protection et prévenance ? Déposant le bol sur un tabouret, il s’accroupit à ses côtés, réfléchissant à une manière de capter son attention. À quoi pourrait-elle bien réagir ? À des effleurements comme de légères chatouilles ? Oui, mais sans brusquer son corps meurtri, juste en touchant son visage, avec douceur. Si quelques réflexes persistaient en elle, ils se manifesteraient obligatoirement. Redressé, il se décala pour examiner la pièce autour de lui sans être gêné par le paravent. À la recherche d’une idée, il repéra soudain une plume dont l’extrémité duveteuse conviendrait parfaitement. Une fois entre ses doigts, il la laissa glisser sur la joue de la femme, puis, en l’absence de réponse, descendit vers le cou avant de remonter vers le nez. Immédiatement, elle recula la tête pour échapper au désagrément de ce contact, puis, alors qu’il insistait, ouvrit les paupières, le fixant avec intensité, tandis que sa main, lâchant la couverture, saisissait celle d’Amaury pour la retenir. Le garde se figea, une nouvelle fois fasciné par ses prunelles dansantes, mais aussi par la puissance de la prise sur son poignet. Qui pouvait bien être cette femme ? Il l’ignorait et, pourtant, il devinait, derrière cette apparente faiblesse, une indiscutable force, et, dans ses iris, un mystère infini, de ceux qu’il ne parviendrait peut-être jamais à percer… — Calme-toi, tout va bien, la rassura-t-il, attrapant la plume pour la faire disparaître. Alors qu’elle ne le quittait plus des yeux, il déchiffra dans son regard la peur de l’animal blessé qui cherche à fuir le danger, celui prêt à tout pour défendre sa vie et visiblement si épuisé que chaque acte lui coûtait le peu d’énergie reconstituée. Soucieux de l’apaiser, il continua à lui parler, doucement, longuement, jusqu’à ce que l’éclat de crainte s’éteignît définitivement sur ses traits et que la pression de sa main sur lui se relâchât complètement. Au moment où elle sembla sur le point de regagner son monde intérieur, il lui saisit le menton pour retenir son attention. — Observe-moi et écoute-moi. Une petite mélodie endiablée te plairait-elle ? Je la tiens de ma grand-mère, parce que ma mère, elle, préférait les cris dissonants aux agréables vocalises. Et puis, je te préviens tout de suite, je chante comme une casserole, mais, comme je doute que tu puisses le répéter à quiconque pour l’instant, je me lance. Maintenant le contact de ses yeux magnifiques tout en fredonnant à mi-voix un air entraînant, il approcha la cuillère de sa bouche, mais, immédiatement, il lui parut évident qu’elle ignorait comment s’en servir, alors il changea aussitôt de technique. Après avoir trempé son doigt dans la soupe, il humecta les lèvres de leur invitée qui se les lécha maladroitement. Armé d’une infinie patience, il réitéra le même geste, se réjouissant de chaque petite quantité de liquide qu’elle semblait avaler avec difficulté. Quand la tête de la femme se mit à dodeliner, ses paupières se fermant par intermittence, il comprit l’effort qu’avait exigé d’elle le simple fait de s’alimenter. Un regard vers l’assiette lui apprit que le contenu avait à peine diminué, mais il jugea le progrès encourageant. Avec délicatesse, il l’aida à s’allonger, puis la protégea de sa couverture autour de laquelle elle resserra ses bras. — Je pourrais te chanter une berceuse si tu en as envie un jour. Je ne me souviens que d’une seule et je crois bien que je connais encore à peu près ses paroles… Aussitôt, sans y prêter attention, il entama une douce mélodie, caressant sa joue pour maintenir un contact physique rassurant. Lorsqu’elle lui semblât endormie, il quitta la pièce en la verrouillant soigneusement avec la clé confiée par Inou, qui lui avait, au préalable, ressassé l’indispensable leçon pour ne pas la perdre et ne pas oublier de l’utiliser quand il s’éloignait. Kerryen progressait dans l’écriture de sa troisième missive quand un coup résonna à la porte. Comme à son habitude, sans attendre d’agrément de la part de son neveu, Inou entra. — Hélà, Kerryen. Silencieux, il l’observa s’installer. Rien qu’à son ton un peu sec, il pressentait que les ennuis commenceraient de bonne heure en ce jour. — Je viens te donner des nouvelles de notre invitée. Le roi stoppa net son activité. — Je croyais, au cours de notre discussion d’hier, t’avoir exposé clairement ma position à son propos : je m’en moque éperdument ! En conclusion, si tu pouvais t’abstenir, ce serait parfait. Je te rappelle que j’ai beaucoup de travail pour achever de rédiger les lettres pour convier nos voisins, donc… — D’accord, je ne t’en dirai pas grand-chose, coupa-t-elle. Elle dort beaucoup et j’en suis ravie, car ce sommeil réparateur lui permettra d’autant plus vite de se remettre de toutes les épreuves qu’elle a subies. Cependant, ce sujet n’était pas celui auquel je songeais en priorité. Sur le chemin de ton bureau, certaines affirmations de ton père me sont revenues en mémoire. Te souviens-tu de ce qu’il racontait sur la porte ? Malgré le manque d’écoute manifeste de Kerryen, elle poursuivit : — D’après lui, elle possédait l’incroyable capacité de prévoir un danger plus grand que les autres et de se réveiller pour contribuer à protéger le Guerek de toute intrusion. Or, les avancées spectaculaires de l’empereur noir représentent une menace croissante pour notre pays, tu ne peux pas le nier… Si nous suivons cette logique, il me semble cohérent d’établir une corrélation entre son activation et l’arrivée de cette femme, qu’en penses-tu ? La plume de Kerryen s’était figée au-dessus de l’encrier, preuve qu’il n’était pas aussi inattentif qu’il y paraissait. — Tu te moques de moi, répliqua-t-il, froidement. — Pour la première fois depuis des siècles, un terrible péril fond sur nous ! Rien à voir avec les habituels désaccords qui nous opposent tant à nos voisins qu’à leur irrépressible convoitise. Toutes les informations sur ce guerrier et son armée peuvent nous faire craindre le pire. Cet homme s’est déjà emparé d’une vingtaine de contrées, voire plus, et personne, pour l’instant, n’est parvenu à l’arrêter. Sûr de sa toute-puissance, il continue vers le sud au gré de son humeur, se permettant même quelques pauses entre deux offensives. Jamais, auparavant, je n’ai éprouvé un pressentiment à ce point funeste pour notre avenir. Devant cet empereur si peu ordinaire, je redoute un échec, car l’alliance envisagée se révélera probablement insuffisante pour stopper sa progression. Je crois qu’il me fait peur… Le silence s’établit et se prolongea. Kerryen se sentit troublé par le désarroi d’Inou, sentiment qu’elle exprimait rarement, alors que douter chez lui ressemblait à une habitude acquise de longue date. Hésitant entre la rassurer ou la recadrer, elle le devança en reprenant la parole : — Comment penser que la venue de notre invitée résulte d’une coïncidence inattendue à un moment où nos vies semblent sur le point de basculer ? En se réveillant et en confiant à nos soins une femme différente, la porte nous envoie indubitablement un signe. Ton père aurait adoré ! Kerryen redressa le buste, bien décidé à abattre sa théorie aussitôt. — Et, franchement, tu crois qu’à présent nous disposons d’un grand guerrier susceptible de contrer à lui tout seul ce conquérant invaincu ? Inou, tu divagues ! — Non, tu te trompes ! Te rends-tu compte que notre trésor souterrain est resté éteint pendant des millénaires et que, contre toute attente, il redevient subitement actif ? Ce n’est pas un hasard ! — Je ne me trompe pas ! Examine en toute honnêteté l’allure de notre sauveur ! Il ressemble à peine un être vivant. Que fait-il à part respirer ? Rien ! Du peu que j’ai observé, il ne te distingue pas, ne t’entend pas et se terre dans le coin d’une pièce, caché dans l’ombre comme un petit animal avec un cerveau gros comme celui d’un moineau ! Si la porte a pensé, dans son immense générosité, nous dépêcher cet être pitoyable pour nous préserver de l’empereur, elle a été complètement abusée !
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