CHAPITRE 1. La Chambre Interdite
Oh, le démon priait la lune.
Lui demandant de lui accorder un compagnon aussi.
Tout le monde se moqua de son souhait,
Mais la lune ne se détourna pas du démon.
De la lune rouge, un cygne descendit,
Et le démon prit le cygne pour compagnon.
***
Anna, une jeune servante de la maison Lohengrin, accéléra le pas. L’ourlet de sa jupe noire flottait derrière elle, laissant une longue traînée dans le couloir.
Elle avait peu de temps. Tous les domestiques étaient sortis pour accueillir le maître du domaine, le marquis Rothbart Lohengrin. Bien qu’elle aussi soit censée le saluer, elle ne pouvait pas gaspiller ce rare moment alors que les couloirs étaient vides. Faisant semblant d’avoir mal au ventre, elle s’éclipsa en secret.
Sa destination n’était autre que la zone interdite au centre du manoir. C’était la chambre de la défunte marquise, décédée onze ans auparavant.
Alors qu’Anna se dépêchait, des fragments d’informations sur le marquis et sa femme lui traversèrent l’esprit.
Né bête, destiné à se tenir au-dessus des autres, le marquis Lohengrin était si craint que même son propre père tremblait devant lui. Comme tous ne le traitaient qu’avec admiration, il grandit sans rien savoir de l’amour, excentrique et de mauvaise humeur.
Puis un jour, une femme étrangère apparut soudainement dans le domaine du marquis. Son père, qui gérait alors le domaine, l’a découverte par hasard. Pris de pitié de la femme qui n’avait nulle part où aller, il l’emmena au manoir. Ne sachant pas comment traiter l’étrangère, il la confia à Rothbart, qui avait à peu près son âge.
Ce qui suivit fut stupéfiant. La femme étrangère n’avait pas peur de Rothbart comme tout le monde. Elle lui répondit clairement, et quand il se comporta de manière capricieuse, elle le confronta avec colère. Au début, il fut troublé par une telle réaction, mais la confusion se transforma vite en curiosité, et l’étrangeté en originalité. Il était naturel que Rothbart tombe peu à peu sous son charme. Avec le temps, elle devint la marquise à ses côtés.
Pourtant, plus on chérit quelque chose, plus cela s’échappe vite. Après avoir porté un enfant, elle s’est affaiblie et est finalement décédée. Déjà de mauvaise humeur et peu disposé à garder les gens près de lui, le marquis devint encore plus renfermé après la perte de sa femme, scellant tout ce qui laissait sa trace, enfermant complètement la chambre de la marquise.
Il interdit à quiconque sauf lui d’entrer, allant même jusqu’à assigner le majordome, et non une servante, le ménage de la pièce.
Même la servante en chef, ni son unique fils et héritier, Svanhild, l’enfant de la marquise, ne furent autorisés à entrer.
Pourtant, cela ne voulait pas dire que Svanhild n’était jamais entrée. Rebelle et problématique, il a un jour volé la clé du majordome et s’est fabriqué un double. Il s’introduisait de temps en temps dans la pièce, se vantant plus tard de ce qu’il voyait à Anna comme d’un récit d’exploits.
Cette clé reposait désormais entre les mains d’Anna. Elle serra fermement la clé cachée dans la poche de son tablier. Le froid du métal pressait sa paume.
Comme pour le sort des femmes qui regardaient dans la chambre de Barbe-Bleue, briser les tabous avait toujours de terribles conséquences. Pourtant, puisque ce qu’Anna cherchait se trouvait dans cette pièce interdite, elle n’avait pas le choix.
On disait que la pièce était restée intacte depuis le jour où la marquise était morte. Ses vêtements, ses bijoux, ses objets de valeur...
Et son journal intime.
Svanhild avait un jour râlé que l’écriture était incompréhensible. Anna osa espérer. Peut-être que le journal était écrit dans la langue maternelle de la marquise, la langue d’un étranger. Si oui...
Qu’elle puisse le lire, ou que le journal contenait les connaissances qu’elle cherchait, rien n’était certain.
Mais tant qu’il y avait ne serait-ce qu’une faible possibilité, Anna devait voir le journal par elle-même.
Elle avait longtemps attendu une occasion de voler la clé de Svanhild. Et aujourd’hui, l’occasion s’était enfin présentée. Elle ne savait pas quand une autre occasion pourrait se présenter. Sans hésiter, Anna réagit.
Elle retournerait dans son monde d’origine, quoi qu’il en coûte. C’est pourquoi elle avait tout risqué pour venir dans ce manoir, la « Tombe du Cygne ».
***
Le grand manoir blanc construit près du bord bleu du lac dégageait une atmosphère étrangement désolée. Ce n’était pas parce que la peinture s’était écaillée, ni parce que le paysage environnant était en ruines, et pourtant c’était le cas. Le surnom du manoir, quelque chose qu’on pourrait trouver dans un roman d’horreur, « Swan Grave », lui allait parfaitement.
Le surnom vient d’un ancêtre de la famille Lohengrin, qui aimait chasser les cygnes. Les cadavres de cygnes jonchaient autrefois les terrains autour du manoir, et ainsi le nom resta. Peut-être pour être à la hauteur de son nom, ces dernières années, des centaines de cygnes étaient mystérieusement morts en masse près du domaine.
Les habitants chuchotaient que c’était parce que le propriétaire du manoir était un démon, et ils faisaient taire l’affaire rapidement, insistant sur le fait que rien de bon ne pouvait venir de s’immiscer dans les affaires d’un démon.
Dans ce splendide et majestueux manoir, obscurci par des rumeurs sinistres, entra une calèche noire.
La calèche d’ébène à quatre chevaux, drapée de rideaux noirs, portait l’aura sombre d’un corbillard annonçant la mort, et les chevaux noirs bandés qui la tiraient ressemblaient à des familiers de démon.
Les grilles de fer, entrelacées de barreaux de fer imposants comme des lances transperçant le ciel, s’ouvrirent pour accueillir leur maître.
Les chevaux reniflèrent, relâchant des souffles chauds, tandis que la calèche s’arrêtait lentement. Depuis l’intérieur sombre, enveloppé de rideaux, une silhouette imposante s’éleva lentement.
Un homme d’une trentaine d’années, aux cheveux noirs comme le ciel nocturne, parfaitement lissés en arrière sans une mèche déplacée.
La fraîcheur de la jeunesse était depuis longtemps passée, mais il n’était pas assez vieux pour être émoussé par les coutumes du monde. De la tête aux pieds, il incarnait un gentleman sans défaut, son attitude gracieuse et posée.
Mais au fond de ses yeux rouges, comme des graines de grenade écrasées, flottait une folie impossible à effacer.
Ce n’était autre que le maître du manoir, le démon né un jour maudit, le marquis Rothbart Lohengrin.
« Maître ! »
Le vieux majordome, Barrett, s’avança pour saluer Rothbart. Derrière lui, menés par la servante en chef, Madame Dova, les domestiques s’alignaient devant l’entrée comme lors d’un défilé, attendant leur maître. Comme Rothbart était arrivé plus tôt que prévu, la tension était évidente, comme s’ils craignaient que leur salutation ne soit pas à la hauteur de ses attentes.
Mais une telle hospitalité de la part de ses serviteurs ne signifiait guère pour lui, tant qu’ils ne le déplaisaient pas. Tendant son chapeau et sa canne à Barrett, Rothbart se dirigea directement vers le bâtiment principal du manoir.
Peut-être était-ce la joie de rentrer chez lui, mais ses pas étaient constants et inarrêtables. Bien qu’il ne se presse jamais, ses longues jambes le portaient rapidement, rendant difficile pour le majordome vieillissant de suivre le rythme.
Barrett, presque en courant pour le rattraper, parla précipitamment : « Il y a quelques mois, j’ai envoyé un télégramme à la capitale... Tu l’as vu ? »
« Télégramme ? Non. »
Répondit Rothbart sans même jeter un regard à son fidèle majordome, ses pas lourds et implacables. À chaque foulée, la distance entre eux s’élargissait, rendant l’épreuve de simplement les suivre.
Le majordome savait bien qu’interrompre son maître à un moment tel pouvait mal tourner, mais la question qu’il devait rapporter n’en était pas moins importante.
« Il s’agit de... »
« Dis-le-moi après que j’aie vu ma femme d’abord. »
Rothbart le coupa net. Depuis que la marquise était décédée onze ans plus tôt, son retour au manoir commençait toujours par le même rituel : aller directement dans la chambre de sa femme avant toute autre chose.
Il n’avait d’autre choix que de s’éloigner souvent du domaine, et chaque fois qu’il le faisait, il souffrait d’une sorte de sevrage envers sa femme. Visiter sa chambre en premier n’était pour lui pas différent que de respirer de l’air dans des poumons au bord de l’étouffement, un rituel de survie.
Si son état était vraiment si grave, on pourrait penser qu’il serait plus facile de porter un symbole, comme une bague ou une broche, pour se souvenir d’elle.
Mais il ne l’a jamais fait.