— Ma pauvre Rolande ! Quitte ces gens au plus vite, reprends un boulot honnête !
Il ne la jugeait pas, il ne l’avait jamais jugée, lui, il était toute miséricorde.
Elle avait répondu :
— Non, Charles, je te l’ai dit, ce n’est plus possible. Trop tard. Et il y a Sylvie.
Il l’avait regardée avec une pitié infinie, avait murmuré :
— Arms Mikele3 !
Il avait extrait le pistolet d’une malle-cantine verte toute bosselée.
— Prends-le. Tu seras moins seule.
Il y avait lui-même glissé un chargeur :
— Tu pousseras le cran, comme ceci.
Et il lui avait montré la manœuvre.
— Huit balles. Le Bon Dieu fasse que tu n’aies jamais à t’en servir ! mais sait-on ? Dans le monde que tu côtoies, hélas…
Brave Charles ! Son seul ami, celui qui pouvait tout entendre.
Elle enfonça l’arme dans le sac de cuir fauve. Puis, à la diable, elle jeta quelques vêtements et lingeries dans une valise. Courte station devant le portrait de Sylvie posé sur le téléviseur (« que j’emporte cette image, vivante à jamais ! »). Dernier regard aux objets familiers, qu’elle quittait pour combien de temps ? Sans doute pour toujours.
La pendule marquait 2 h 32. Rolande éteignit partout, referma, descendit.
— Vous en avez mis du temps ! bougonna le type, en lançant le moteur, tandis qu’elle s’installait à côté de lui.
— C’est la petite, mentit Rolande. Ça n’a pas été tout seul.
L’Opel tournait au bas de la rue Seyboth et remontait le quai Turckeim.
— Qu’est-ce que vous lui avez dit, à votre môme ?
— Que je partais en voyage.
— Ce qui est la vérité, dit le type. Vous en faites pas, enchaîna-t-il, on la laissera pas en carafe, on a tout prévu.
Ils traversèrent le bras de l’Ill au pont Kuss, revinrent vers la rue Sainte-Marguerite, puis la rue de Molsheim. Et là, Rolande s’étonna : ils tournaient le dos à la frontière !
— Vous ne prenez pas par Kehl ?
— Non, dit le type, changement de programme. Reçu de nouvelles instructions pendant que je vous attendais. On ne franchit pas la ligne cette nuit : c’est plein de flics qui contrôlent tout.
— Pourquoi ? Ils sauraient déjà, pour l’Anglais ?
Il eut un rire sans chaleur.
— Non, bien sûr. Paraîtrait que c’est en rapport avec la manif paysanne de mercredi. Ou autre chose, allez savoir… Une poussée de fièvre, comme ça leur prend de temps en temps. Vous tracassez pas : on a une petite planque peinarde, du côté de Rothau. Dès qu’ils sont calmés, on passe, mais plus au nord. J’ai un bon filon, vers Wissembourg, faites-moi confiance.
L’Opel s’extirpait des faubourgs, appuyait vers le sud-ouest, s’engageait sur la nationale 392, accélérait aussitôt.
Rolande essayait de raisonner. Les explications de son voisin, loin de l’apaiser, avaient aggravé son trouble. Elle n’aimait pas ce « changement de programme », le trouvait suspect, sans pouvoir définir son inquiétude. Elle osa demander :
— Vous disposez d’un émetteur dans la voiture ?
— Hein ? fit-il. Pourquoi donc ?
— Vos nouvelles consignes, vous les avez eues comment ?
— J’ai pas à vous répondre ! répliqua-t-il sèchement. Vous êtes trop questionneuse, c’est pas bon dans votre cas, devriez le savoir.
Après une pause, il reprit d’une voix plus douce :
— J’ai téléphoné d’une cabine, rue Saint-Thomas, pendant que vous étiez avec la gosse. Vous êtes satisfaite ?
Elle ne répondit pas. Elle était certaine qu’il ne disait pas la vérité, s’efforçait de percer les raisons de ce mensonge.
Les phares creusaient la nuit d’encre et parfois déchiraient de larges morceaux de brume qui stagnaient. Le temps d’un coup d’œil, des plaques s’allumaient, annonçant des bourgades mortes, qu’ils traversaient à vive allure : Entzheim… Altorf… Dorlisheim…
L’habitacle était tiède, le moteur à plein régime étirait sa chanson berceuse. Rolande luttait contre l’engourdissement et la fatigue. Tentation de s’abandonner au creux du fauteuil, la nuque calée contre l’appuietête, de fermer les yeux et d’attendre… Brumes sur la route, brumes dans son cerveau. Attendre… Mutzig… Disheim…
Et brutalement la peur s’abattait, lui plantait les crocs dans la gorge. Une peur animale, qui chassait sa torpeur et la plaçait devant la nue réalité : elle se trouvait sur une route écartée, en pleine nuit, seule avec un individu dont elle ne savait rien, ou plutôt oui, elle savait qui l’avait dépêché auprès d’elle. Et c’était le plus effrayant.
Furtivement, elle reluqua l’homme. Profil aride, calotte du crâne luisant comme du métal, il n’était qu’un bloc impénétrable, soudé à sa machine, ses pattes charnues posées bien symétriques au milieu du volant. Sphinx taciturne, ses prunelles vides interrogeaient la nuit. Où l’emmenait-il ? « Une petite planque du côté de Rothau. » Il fallait qu’elle le croie encore, très fortement, sinon elle allait hurler, hurler… Dehors, la nuit, la galopade échevelée des hêtres sur les talus rouges, le tunnel tortueux de la nationale. « Ils ne peuvent pas prendre le risque que la police m’appréhende et que je parle. » Ombre et silence, Nacht und Nebel, le silence de la mort… L’immensité du gouffre où elle était attirée lui donnait le vertige. Très loin, à travers un brouillard, le conseil de Charles : « Quitte ces gens au plus vite ! » Impossible. La spirale implacable. Hersbach… Schirmeck… Rothau… Derniers jalons de la course à l’abîme.
Ils prirent la route de Natzwiller et presque aussitôt tournèrent à main gauche, se faufilèrent dans un chemin forestier. Au coude à coude, de part et d’autre, des sapins, livides, leurs fûts parallèles comme les tuyaux d’un orgue monstrueux. L’Opel ahanait dans les fondrières. Et le cœur de Rolande aussi cahotait.
Ses doigts griffèrent le sac de cuir posé sur ses genoux.
— Où me conduisez-vous ?
Elle n’obtint pas de réponse.
Cahin-caha la voiture progressa de quelques mètres encore, et s’arrêta.
— Terminus, dit l’homme.
Elle ne bougea pas, elle avait les yeux sur la montre au tableau de bord : 3 h 22. Mardi 19 août, 3 h 22. La fin du voyage. Dans ses oreilles l’orgue gigantesque cornait les premières mesures du Dies irae.
— Vous avez entendu ? On est arrivés, on descend.
Elle tourna la tête :
— Vous allez me liquider ?
Il ne broncha pas. Il n’avait pas modifié sa posture : les grosses pognes gantées de noir continuaient à serrer le volant et les yeux d’eau croupie fixaient toujours un point dans la lueur des phares, très loin.
— Pourquoi ? Je n’ai commis aucune faute ? Qu’est-ce qu’on me reproche ?
— Je regrette, dit enfin la voix lourde. J’exécute les ordres.
— Vous avez peur que je parle ? Mais même si je le désirais ? il y a la gosse, vous me tenez, vous le savez bien !
Elle le regardait intensément, songeait, il a un cœur, il aura pitié, il ne pourra pas…
— Les flics aussi, dit-il, sauront utiliser cette arme, pour vous amener à être raisonnable. Je suis désolé. Descendez.
Elle tenta un suprême effort :
— Donnez-moi une chance ! Prévenez Bob : ce qu’il décidera…
Pour la première fois, l’homme tourna la tête et posa sur elle ses pupilles décolorées. La moustache remua à peine :
— Bob ? dit-il. Je ne connais personne de ce nom.
Il tendit le bras, ouvrit la portière, répéta :
— Allons, sortez !
Elle posa le pied sur le chemin, se redressa, vacilla comme saoule. L’humidité du sous-bois fouettait son corps en sueur. Elle fit un pas. Elle était dans une tombe. Il n’y avait plus de ciel, plus d’étoiles, partout les mâts des sapins, qui brillaient à la lumière des phares, comme des croix. Les croix d’un immense cimetière.
L’homme dans son dos avait bougé. Un nouveau pas. Ses jarrets plièrent, elle allait tomber. Le sac battait contre sa hanche gauche. Martèlement du sang à ses tempes, et cette voix en elle qui l’aiguillonnait, inlassable : « Défends-toi ! Ne te laisse pas abattre comme un chien ! »
Le fermoir de la pochette était sous ses doigts. L’homme, derrière, sortait, il repoussait sans précaution la portière de l’Opel, qui claquait.
D’un bond Rolande s’élança hors du chemin, elle s’infiltra entre les barreaux serrés des sapins, s’agglutina à l’un des troncs.
Sa main avait plongé dans le sac, elle agrippait le pistolet. « Tu appuies comme ceci », disait l’oncle Charles. Le pouce tâtonna, atteignit le cran.
L’homme contournait l’Opel par l’arrière et s’avançait sur elle. Il n’était pas pressé, il marchait tranquillement, bras au corps. Il avait repéré sans mal l’étroit rempart qui la dissimulait, assez éclairé par la réverbération des lanternes pour qu’elle n’eût aucune chance de s’extraire de son champ. Il la tuerait quand il voudrait, à la distance choisie, il devait aimer la belle besogne.
Les mocassins crissaient sur les aiguilles. Il était tout près. Elle vit le bras s’élever avec une lenteur appliquée, la griffe noire qui traçait des huit calculait sa cible.
Alors Rolande glissa contre le tronc, elle projeta le poing en avant, appuya en fermant les yeux. Elle entendit le sifflement à son oreille droite, la double déflagration, un craquètement de bois déchiré, derrière. Elle rouvrit les yeux, poussa un cri : l’homme était debout devant elle. Cette fois c’était la fin. Ses membres, paralysés, lui refusaient tout office, elle ne sentait même plus le pistolet de Charles dans sa main. Elle se tassa contre le sapin, attendit le coup de grâce. Le poing noir remontait, le bras se dépliait, elle cria :
— Non ! Non !
Soudainement, l’homme sembla désemparé. Il oscilla légèrement sur sa base, recula d’un pas. L’arme coula de la main gantée. En titubant, il revint vers elle. Elle entrevit dans la clarté indécise ses yeux pâles, pleins de stupeur. Il bascula en avant, son crâne lisse rebondit contre un tronc, il roula sur la mousse.
Rolande resta un moment appuyée à l’arbre, haletante et transie. Au-dessus d’elle, dans les branches, des oiseaux, réveillés par les détonations, battaient des ailes. Elle se dit qu’une oreille humaine aussi avait pu percevoir les coups de feu, d’un hameau ou d’une maison forestière. Le sentiment d’un nouveau péril la détacha du fût. Elle relogea le pistolet au fond du sac. Malgré sa répulsion, elle s’approcha du corps étendu, s’agenouilla.
L’homme était couché sur le ventre et ne bougeait pas, mais il vivait encore. Il poussa un faible gémissement quand la main de Rolande le toucha et glissa sur la chemise tiède. Le cœur au bord des lèvres, elle fouilla toutes les poches, s’appropria le portefeuille, se releva, courut à la voiture. Les clés étaient au tableau de bord. Elle lança le moteur, descendit en marche arrière jusqu’à l’amorce d’un sentier, opéra sa manœuvre et rattrapa la route de Rothau.
* * *
A 4 h 32, elle enfonçait le bouton de sonnette, au dernier étage du 20, quai des Belges, à Strasbourg. Elle appela longtemps, s’impatienta, se disant que si Charles avait l’oreille dure, les voisins, eux, ne tarderaient pas à réagir.
Elle entendit enfin ses pantoufles qui raclaient le carrelage.
— Qui c’est ?
— Moi, souffla-t-elle dans la serrure. Ouvre vite.
Il ne reconnut pas sa voix.
— Allumez la minuterie, enjoignit-il, que je vous voie !
Elle s’exécuta. Elle sentit le feu de son regard à travers la loupe du « mouchard ». Il poussa une exclamation :
— Herr Jéh4 ! C’est toi !
Il tourna la clé, elle entra, il referma, la poussa à l’épaule vers la cuisine, dont il alluma la suspension de cuivre.
— Il t’est arrivé quelque chose ?
Les yeux rougis sans cils papillotaient sous la lumière crue.
— Oui, dit-elle, un malheur, un grand malheur.
Elle résuma les événements qu’elle venait de vivre. A mesure qu’elle s’épanchait, une sorte de paix l’envahissait. C’était comme si le vieil homme qui l’écoutait, les paupières baissées, lui tenait la main et prenait en charge une part de sa détresse.
Il ne l’interrompit pas. Quand elle eut achevé sa confession, il dit simplement en désignant sa main :
— Ne garde pas ça, ça vaudra mieux.
Elle remarqua les plaques brunâtres qui étoilaient les doigts blancs, elle ôta ses gants. Il s’en saisit et alla les jeter dans la poubelle, sous l’évier. Il revint vers elle. Au passage, il attrapa dans le buffet un flacon de rhum, deux verres. Ses mains gigotaient un peu plus qu’à l’ordinaire.
— Non, dit-elle, pas moi. Il faut que je reparte.
Il avala une goulée d’alcool, et constata tristement :
— Ma chérie, c’est donc arrivé !
Ses joues couturées, son menton planté de poils gris tremblaient. Il n’était qu’à moitié vêtu, gilet de corps à manches longues et pantalon de treillis enfilé à la va-vite pardessus le pyjama qui débordait sur les pantoufles.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Fuir, me cacher…
— Te cacher ? Et la petite ? Tu veux que…
— Sylvie est en sécurité. Elle m’attendait dans la rue quand un passant pris de pitié l’a emmenée chez lui. Il m’a laissé un mot. Sylvie dort, elle a Tarzan…
— La Providence, soupira le vieux avec ferveur.
Il se versa un second petit verre.
— Deux fois cette nuit. Elle nous a tendu la main… Mais, Rolande, après ? Si tu n’es pas là, que va devenir la petite ?
— Le monsieur qui l’a recueillie accepte de la garder quelques jours. Nulle part Sylvie ne pouvait être plus à l’abri que chez un inconnu.
Il approuva, les prunelles humides, but une autre gorgée, reposa son verre :
— Tu as raison, Rolande. Sauve-toi vite, maintenant. Les chiens seront bientôt sur la piste.
Elle ouvrit son sac, lui tendit un papier, qu’il plaça sous le faisceau de la suspension. Il clignait des paupières, ne parvenait pas à lire.
— C’est quoi ?
— L’adresse des gens chez qui dort Sylvie.
Il eut une crispation d’effroi et lui rendit aussitôt le billet :
— Non. Vaut mieux que je ne sache pas. Comme ça, si des curieux essaient de me tirer les vers du nez…