C’était cette timidité, si absolument, si naïvement sincère, qui lui avait, le premier soir, rendu impossible de supporter la présentation à Madeleine, après le petit incident de la gare. Cette même timidité l’avait fait s’échapper presque sauvagement, au cours du premier entretien qui avait suivi la rencontre du lendemain. Il ne s’était pas mépris en imaginant qu’elle l’étoufferait de nouveau à la prochaine occasion, en dépit de la grâce d’accueil déployée par elle dans cette seconde rencontre de la petite rivière, si inattendue pour lui. Ne s’était-il pas laissé aller à y raconter ses exploits de chasse, comme une émule de l’illustre Tartarin, lui le plus muet des hommes, à l’ordinaire, sur ses propres faits et gestes ? Il n’allait pas être plus hardi à la troisième rencontre. Vingt-quatre heures s’étaient passées de nouveau, durant lesquelles il s’était demandé s’il aurait ou non la chance de revoir la jeune femme, d’abord le matin, – et il avait erré dans tout le parc sans que la silhouette, passionnément contemplée la veille, apparût sous les arceaux taillés des grands arbres, – puis l’après-midi, et il s’était approché de la vérandah. – Après le déjeuner Mme Liébaut luiun détail de ce nouvel entretien. Sa plume courait sur le papier, rapportant, une par une, les moindres paroles de Brissonnet. Son innocence était si entière qu’elle insista sur le charme qu’auraient les rapports du médecin et de l’officier, s’ils devenaient un jour beaux-frères, étant donnée cette similitude dans leurs manières de penser. Elle annonçait encore dans cette lettre que Favelles les avait priés, elle et sa petite fille, à une longue partie de voiture pour le surlendemain, et qu’elle avait accepté. Le commandant devait en être. Le but était le défilé de Luziensteig, sur la frontière de la Suisse et de l’Autriche. On reviendrait par le Rhin et Maienfeld. Madeleine ne se doutait guère en traçant les lettres du nom de ce petit village qu’il servirait de théâtre à une scène toute voisine d’être tragique. Le hasard qui, par moments, se prête à nos imprudents projets avec une complaisance où l’on a peine à ne pas discerner une fatalité, allait avancer tout d’un coup l’intimité entre elle et Louis Brissonnet, de manière à suppléer à ce qu’il eût fallu de temps pour que leurs relations fussent ce qu’elle avait désiré. Cet épisode devait équivaloir à des mois de connaissance ! Quiconque a suivi ces chemins des environs de Ragatz par une belle journée du mois d’août comprendra quelle place la mémoire de ces paysages traversés ainsi aurait prise dans l’imagination d’une créature romanesque et déjà troublée à son insu, même si la promenade s’était achevée sans incidents. Toujours elle eût revu, dans un coin obscur de sa rêverie, le profil méditatif de l’officier d’Afrique détaché sur cet admirable horizon. Il était assis sur la banquette de devant dans le landau. Il regardait tour à tour ces aspects variés d’une nature sublime, et, quand il se croyait sûr de n’être pas remarqué, ce visage de femme. Elle était inconnue de lui la semaine précédente, – et elle venait de prendre toute sa vie ! Il se taisait. Madeleine, elle, comme épanouie au charme de ces heures, de ce ciel si doux, de cet air si pur, de ces bois si frais, causait beaucoup, tantôt avec sa fille toute rose et gaie, tantôt avec Favelles. Le Vieux Beau, qui avait envoyé d’avance un domestique, – un valet de chambre stylé par lui quinze ans durant ! – préparer un goûter dans une des auberges de la route, jouissait de cette promenade avec une naïveté de collégien en vacances. N’en était-il pas l’organisateur ? Son contentement se manifestait par une prodigalité de souvenirs. On sait que telle était sa manie. Et les anecdotes succédaient aux anecdotes. Il contait les originales fantaisies des grands élégants de sa jeunesse : les duels de ce fou de Machault qui, un jour, s’était battu avec un de ses camarades de club, sur deux billards réunis, pour qu’il fût impossible de rompre. Il disait le noctambulisme du plus Parisien des Russes, à l’époque de la Belle-Hélène, Serge Werekiew, qui se levait à l’heure du dîner, arrivait vers dix heures chez Bignon ; là il se faisait apporter une soupière d’argent où il lavait lui-même ses couverts, mangeait un énorme repas, le seul des vingt-quatre heures, puis il montait au Jockey, où il jouait au whist jusqu’au matin. Il rappelait… Mais à quoi bon remémorer des anecdotes dont le piquant était, débitées ainsi, par le falot personnage, de contraster fantastiquement avec ce cadre de montagnes et de forêts ? Elles avaient encore, pour Madeleine et Brissonnet, ce charme d’être si étrangères à leurs secrètes impressions. Rien dans ces récits ne pouvait toucher aux susceptibilités déjà trop vives de la passion naissante du jeune homme, rien réveiller les prudences endormies de la jeune femme. Cet ensemble de circonstances avait donc rendu cette excursion parfaitement heureuse pour les quatre personnes que le landau voiturait le long de ces pentes douces ; quand, à une demi-heure peut-être du retour, se produisit l’épisode auquel il a été fait allusion. Ce fut simple, rapide et terrible, comme il arrive quand éclate un de ces accidents, toujours possibles et jamais prévus, qui nous menacent tous à toute minute dans les moindres actions de notre vie ; et nous en demeurons aussi effarés que si nous n’avions jamais compris, suivant un mot bien philosophique dans sa fantaisie, « combien il est dangereux d’être homme » La voiture devait, je l’ai déjà dit, pour gagner le Rhin, puis Ragatz, traverser la paisible petite ville grisonne de Maienfeld avec ses larges maisons aux toits joliment creusés, ses jardins en terrasses, la luxuriance de ses vergers. Le baron Favelles connaissait là un magasin d’antiquités devant lequel il fit arrêter le landau. Mme Liébaut consentit à descendre, sur l’instante prière du vaniteux, qui brûlait de compléter ses triomphes de l’aprèsmidi en étalant ses connaissances de bric-à-brac. Brissonnet suivit. La petite fille qui avait marché, durant les montées, à plusieurs reprises, pour cueillir dans les bois une gerbe de fleurs, demanda qu’on lui permît de demeurer dans la voiture. Le cocher dit qu’il ferait aller et venir les chevaux dans la grande rue du village, à cause des mouches et pour qu’ils ne s’énervassent point. Les trois visiteurs étaient depuis cinq minutes peut-être dans la boutique à examiner les quelques objets plus ou moins truqués qui justifiaient l’audacieuse inscription de la devanture : À l’Art Helvétique… Tout d’un coup des cris perçants venus du dehors les contraignirent de relever la tête. Avec cette rapidité du geste qui décèle l’habitude de l’action, Brissonnet avait marché jusqu’au seuil. Mme Liébaut et Favelles le virent, avec une surprise qui se changea bien vite en épouvante, s’élancer au dehors. Ils regardèrent eux-mêmes sur la place et ils aperçurent une automobile qui s’enfuyait à toute vapeur d’un côté, et, de l’autre, arrivant à fond de train, du haut de la rue, le landau où était la petite fille. Le cocher, littéralement couché en arrière sur son siège, tirait avec un effort désespéré sur les guides. Il essayait en vain de retenir les deux chevaux que le passage de l’automobile tout près d’eux avait affolés et qui s’étaient cabrés d’abord, puis emportés. Ils enlevaient la voiture sur les pavés dans ce galop effréné. La petite Charlotte se tenait sur les coussins, paralysée d’épouvante. Mais déjà un homme s’était jeté devant l’attelage. Accroché d’une main au mors du cheval de droite, il se laissait traîner sans lâcher prise, déchirant la bouche de la bête d’un tel effort que celle-ci se prit à se débattre au lieu de continuer ce galop fou. L’autre cheval, sous l’à-coup de ce brusque arrêt de l’élan, avait glissé à terre. Il se roulait dans ses traits et donnait des coups de pied furieux à tout défoncer. Qu’importait ! la voiture était arrêtée et la petite fille sauvée. Quelques minutes plus tard, le héros de ce sauvetage, qui n’était autre que le commandant Brissonnet, était ramassé entre les deux bêtes, ayant reçu un de ces coups de pied qui lui avait brisé le bras. Son visage était en sang. Un des boucleteaux des harnais lui avait déchiré le front. Et la mère de celle dont il avait préservé la vie au péril de la sienne était là, anxieuse, remerciant Dieu dans son cœur que son enfant eût été arrachée à une mort presque certaine, et le suppliant qu’il ne laissât pas mourir non plus cet homme à qui elle rêvait de donner un jour le nom de frère. – Cette anxiété, l’ardeur de cette prière, sa joie, quand le médecin du village, appelé à la hâte, eut diagnostiqué une simple fracture et quelques contusions, tout aurait dû achever de l’avertir qu’un sentiment bien différent de celui d’une future belle-sœur s’agitait en elle. Elle aurait dû lire du moins la vérité du sentiment qu’elle inspirait déjà dans le regard par lequel Brissonnet l’accueillit lorsque, revenu à lui, dans la pharmacie où on l’avait transporté, il la vit penchée sur cette couchette improvisée. Ne pouvant rien lui exprimer de l’émotion qui le poignait, il souleva son bras valide et caressa les cheveux de la petite fille, debout, elle aussi, auprès de son sauveur. Celle-ci eut un élan d’effusion et l’embrassa sans prendre garde au sang dont il était inondé : – « Vous allez tacher votre robe, mademoiselle, » dit l’officier sur un ton de plaisanterie douce : « Votre maman vous grondera… » – « En attendant… » dit Favelles, « il faut penser à vous ramener à Ragatz, afin que l’on vous remette votre bras comme il faut. Vous vous en servez trop bien pour qu’on ne tienne pas à vous le garder intact… Mais vous-même, madame Liébaut, qu’avez-vous ?… » Madeleine venait, en effet, de pâlir et de s’appuyer au mur. Elle dit : « Ce n’est rien ; c’est la réaction de la terreur… » Et comme elle s’était assise et que l’enfant s’était maintenant approchée d’elle, un geste qu’elle fit lui mit aux doigts un peu de ce sang de Brissonnet dont les vêtements de la petite fille étaient tachés, et l’officier, qui vit cela, dut baisser ses paupières, comme s’il ne pouvait pas supporter ce symbole vivant de son ami. Quatre mois s’étaient écoulés depuis le jour où Brissonnet avait ainsi risqué sa vie pour préserver celle de la petite Charlotte Liébaut, sous les yeux tour à tour épouvantés et follement attendris de la mère et où celle-ci avait rougi ses doigts délicats du sang échappé de la blessure. Il avait dû garder le lit deux semaines. Mme Liébaut étant partie de Ragatz six jours après ce sauvetage, sans l’avoir revu, l’idylle ébauchée sous les arbres des quinconces du parc n’avait pas eu d’autres scènes. La dernière avait suffi pour qu’en s’en allant de la petite ville suisse, Madeleine emportât dans sa mémoire une image de l’officier plus profondément gravée que si leurs rencontres se fussent renouvelées et prolongées durant des semaines, voire des années. En toute autre occurrence, sa vertu se fût alarmée de tant penser à un étranger ; le prétexte de la reconnaissance maternelle lui permettait de nourrir une suprême illusion sur la nature de ce souvenir. Aussi ne s’était-ce le fait aucun scrupule, réinstallée à Paris, de suivre le projet conçu dès le premier soir, quand le hasard les avait mises, elle et sa sœur, Mme de Méris, en présence du commandant, sur le quai de la petite gare, et ces quatre mois avaient suffi pour que ce dessein, si vague d’abord, se précisât dans des conditions qu’il serait fastidieux d’exposer en détail. Comment la délicate et charmante femme s’y était prise pour aguicher d’abord la curiosité d’Agathe ; – à quels sentiments Brissonnet lui-même avait obéi en se présentant chez les Liébaut, dès son retour, puis en acceptant d’aller chez la jeune veuve plus souvent encore que chez Madeleine ; – quelles émotions, d’ordre très divers, avaient provoquées cette entrée du compagnon préféré du colonel Marchand dans le petit monde du médecin et de sa belle-sœur, ces éléments de ce romanesque épisode se découvriront assez dans les quelques scènes qui en marquèrent le dénouement. L’histoire de presque tous les amours ne tient-elle pas tout entière dans le récit de leurs débuts et celui de leur fin ? Que le lecteur et la lectrice veuillent donc bien se reporter au crayonnage qui a servi de frontispice paisible à ce douloureux récit. Qu’ils imaginent les deux promeneuses de la station de Ragatz assises maintenant l’une en face de l’autre, après ces quatre mois, au coin d’un des premiers feux de l’année, par une après-midi de novembre, dans le petit salon de l’hôtel que le docteur Liébaut s’est fait construire rue Spontini. Un ciel gris tendu de nuages où il flottait déjà de la neige comme suspendue, attristait les hauts carreaux de la fenêtre, voilée dans sa partie basse par des rideaux faits de carrés en filet, où la jolie fantaisie de Madeleine avait copié des dessins gothiques : une licorne, une dame sur sa haquenée, une Mort montrant à une autre dame un miroir, une Fortune debout sur sa roue. Tout dans cet asile, ménagé à côté du grand salon réservé aux attentes des consultations, révélait le goût fin de la jeune femme. Une harmonie douce d’anciennes étoffes augmentait l’intimité de cette pièce. Les portraits, suspendus aux murs ou posés sur les tables, l’abondance des livres placés à la portée de la main, le bureau aménagé pour écrire à l’abri de son paravent, les bibelots partout épars, les fleurs groupées dans leurs vases lui donnaient cette physionomie d’une chambre très habitée, ce je ne sais quoi de très personnel qui ne s’oublie pas plus que l’expression d’un visage. L’artisane de cet « arrangement », comme eût dit Whistler, « en rose pâle et en bleu passé, en rouge mort et en vert éteint », se tenait en ce moment allongée plutôt qu’assise dans un des fauteuils. Elle était vêtue d’une robe faite pour la chambre, – une espèce de tea-gown de souple soie mauve et de dentelles. Elle avait bien toujours les masses épaisses de ses cheveux blonds à reflets châtains, la même grâce accorte et souple dans sa beauté, les mêmes yeux bleus dont le regard se posait comme une caresse. Mais ses joues s’étaient un peu creusées, son teint s’était pâli, une nervosité frémissait dans son sourire, la ligne de son corps s’était amincie, comme fondue, et ses prunelles n’avaient plus la transparence gaie d’autrefois. Une pensée se cachait dans leur arrière-fond, qui devait être douloureuse, à en juger par la lassitude dont tout l’être de cette femme paraissait touché. Mme de Méris, elle, avait changé aussi. Elle continuait à ressembler à sa cadette, de cette étonnante ressemblance que Madeleine avait escomptée autrefois quand elle projetait de détourner sur sa sosie le sentiment naissant de son admirateur de Ragatz. La nuance identique de leurs chevelures, la couleur toute pareille de leurs yeux, l’analogie frappante de leurs traits les eussent fait toujours prendre l’une pour l’autre. Seulement l’aînée s’était, depuis cette saison déjà lointaine, animée, éveillée, comme vitalisée. Elle n’avait plus cette moue boudeuse et mécontente de la femme aigrie et qui va vieillir, sans s’intéresser à rien qu’aux rancunes de son amour-propre froissé. Des impressions très fortes et d’une nature bien différente les avaient certainement atteintes l’une et l’autre, dans cet intervalle. Madeleine – la chose était trop visible, quand on la connaissait vraiment, – luttait contre ces impressions, quelles qu’elles fussent. Elle les subissait sans se les permettre, au lieu que sa sœur Agathe s’y abandonnait complaisamment, et avec ivresse. L’une avait l’aspect d’une femme dont le cœur s’est laissé surprendre par un sentiment qu’elle repousse, l’autre au contraire portait sur elle tout l’orgueil, toute l’audace d’une passion avouée. N’était-elle pas libre de caresser, sans cesser de s’estimer, des espérances que la mère de Charlotte n’aurait pu même concevoir, sans se mépriser ? Il y avait entre elles encore une différence. Dès qu’elle avait commencé à éprouver cette passion, Mme de Méris l’avait déclarée à sa sœur. Elle lui avait d’autant moins épargné ces confidences que l’objet de cet amour, soudain grandi dans le cœur de la jeune veuve, était – on l’a trop compris – précisément celui dont Madeleine lui avait dit : « Je t’ai trouvé ce mari que tu m’as permis de te chercher, » le commandant Brissonnet. Mme Liébaut, au contraire, avait déployé toute son énergie à cacher jusqu’aux plus petits signes du trouble dont elle était possédée. On a compris pourquoi encore. Une très honnête femme, – et elle l’était dans le plein sens de ce beau mot, où se résument les vertus qu’un homme souhaite à sa mère, à sa sœur, à son épouse, à sa fille, à tout ce qu’il aime, à tout ce qu’il respecte, – une très honnête femme se pardonne malaisément ces manquements si involontaires à la fidélité conjugale : les rêves contre lesquels on se débat, – mais comme ils reviennent ! – les nostalgies auxquelles on ne veut pas céder, – mais elles n’en sont pas moins là ! – le frémissement de l’âme dans une certaine présence, la mélancolie dans une certaine absence. Madeleine était rentrée de Ragatz sans se rendre compte qu’elle ne s’intéressait pas à Brissonnet uniquement comme à un héros malheureux, comme au sauveur de sa fille, comme au mari possible de sa sœur. Elle savait maintenant le véritable nom de cette sympathie à la rapidité de laquelle elle avait trouvé tant de prétextes, et cette évidence la consumait de tant de honte qu’elle serait morte plutôt que de la confesser, même à son aînée, – surtout à son aînée. Elle, la femme de ce mari si loyal, si dévoué qu’était Liébaut, elle la mère de cette adorable petite fille qu’était Charlotte, elle aimait quelqu’un … Et ce quelqu’un, – par bonheur il ne soupçonnerait jamais le sentiment qu’il inspirait, – c’était la personne qu’elle avait introduite elle-même dans la vie de sa sœur ! Que de fois, depuis ces dernières semaines, la malheureuse avait tremblé qu’Agathe ne vînt lui dire : « Il m’a demandée en mariage, et j’ai dit oui ! »