Je passe les deux jours suivants dans l’inertie la plus complète restant alitée à dormir. Rêver est pour moi à la fois la meilleure et la pire des choses. Je veux dormir pour ne plus rien ressentir, pour fuir cette réalité qui me déchire, mais parfois mes cauchemars se montrent bien pires. Il arrive que l’atrocité du passé vienne me hanter dans mes songes et transforme toute forme d’espoir en douleur, toute beauté en désastre, toute chose en horreur.
Je ne mange plus… Je fume une cigarette de temps en temps et me rendors. Mon téléphone s’est éteint hier, et je n’ai pas pris la peine de le recharger, n’attendant pas de nouvelles de qui que ce soit, n’en souhaitant pas non plus. Je reste couchée dans mon lit, enfouie sous ma couette comme pour me protéger du reste du monde. Plus rien n’a de sens, plus rien n’a de saveur ou d’odeur, et j’ai enfin du temps pour souffrir. Je n’espère rien de personne. Je me décide à allumer mon ordinateur et le branche sur une chaîne de télé quelconque laissant défiler les programmes, et la somnolence régulièrement m’emporter.
Deux autres jours passent ainsi sans que rien d’autre n’arrive. Je me complais simplement dans ma douleur. J’ai fait couler un bain bouillant, allumé des bougies et j’essaye simplement de me détendre. Après quatre jours passés, cela s’avère vraiment nécessaire. J’ouvre l’armoire à pharmacie de la salle de bain pour en sortir une boîte d’anxiolytiques. Je sais que mes émotions s’effaceront si j’en prends plusieurs, car j’ai l’habitude d’adapter mes prescriptions avant de finir par m’administrer le traitement sérieusement. J’attrape une plaquette de gélules et la vide sur la tablette avant de les ingérer une à une. Puis je démarre la musique que j’ai choisie, et pose l’ordinateur sur le tabouret de la salle de bain avant d’en fermer la porte à clef. Fever Ray a le don de me faire voyager, alors je sélectionne leur playlist avant de me plonger délicatement dans la baignoire.
Les effluves du bain moussant, la chaleur et la musique combinés aux médicaments font des miracles, et j’oublie mon existence dans le cocon douillet de mon bain. J’entends vaguement des coups frappés au loin, mais je n’y prête aucune attention. Quelques bribes de conversations se font entendre à l’extérieur, mon appartement étant mal isolé. La musique couvre en partie ces bruits et mon esprit tâche d’éloigner ces perturbations, m’emmenant toujours plus loin dans ses méandres.
Les coups semblent alors se rapprocher, venir de si près que j’ai la sensation d’en ressentir les vibrations.
- Tu es là ? Entends-je soudain.
Cette voix sourde derrière la porte m’est familière, je l’ai déjà entendue, mais couverte par la musique je n’arrive pas à l’identifier avec certitude…
- Si tu ne réponds pas je vais être obligé d’entrer, me menace cette voix grave.
Le tambourinement inlassable continue, frappant ma tête comme un marteau-piqueur.
- Quoi ? Réponds-je d’une voix engourdie.
- Quoi ! C’est tout ce que tu trouves à dire ?!
Cette voix derrière la porte semble exaspérée, explosive…
- Ça fait trois jours que je t’appelle, et quand je me décide à venir voir si tu es toujours vivante, j’attends bien malgré moi presque quarante-cinq minutes à frapper comme un taré avant d’entrer pour être sûr que tu vas bien et tout ce que tu trouves à dire, c’est quoi ?
Aucun doute à présent, il est carrément énervé.
- Tu comptes sortir pour que je constate que tu vas bien, ou est-ce qu’il faut que je rentre ?
Encore ce ton inquisiteur de seigneur et maître, mais je n’en tiens pas compte.
- C’est bon j’arrive, réponds-je alors indifférente en me redressant précautionneusement dans la baignoire.
Les embruns de mon cerveau rendent la tâche ardue. Je m’extirpe de la baignoire tant bien que mal tandis que les pas semblent s’éloigner. J’attrape une serviette et m’y enroule, laissant mes cheveux mouillés pendre dans mon dos.
Je chasse la buée du miroir du plat de la main pour m’observer rapidement, mes yeux bleus sont rougis de larmes que je n’ai pas senties couler, et probablement aussi de l’effet des médicaments sur mon organisme. Je tangue lentement comme un navire à la dérive en me dirigeant vers la porte de la salle de bain uniquement vêtue de ma serviette.
Lentement, j’avance vers le salon. Il se tient debout dos à moi et je reconnais immédiatement les cheveux dorés que j’avais remarqués derrière le bar. Mince alors, qu’est-ce qu’il est grand…
- Salut Barman, le salué-je la voix pâteuse avec un faux sourire aux lèvres.
Il se tourne brusquement vers moi et j’ai l’impression d’être examinée à la loupe pendant un bref instant.
- Tu es défoncée, constate-t-il après quelques secondes d’observation en comblant de deux enjambées l’espace qui nous sépare, tu es sérieuse ?! Tu es complètement raide !
Il plante son regard vert dans le mien et malgré ma vue brouillée, je n’arrive plus à m’en détacher, le souffle coupé par sa froideur. Il a le visage dur et fermé. Au moins, j’arrive à l’examiner maintenant, et pense reconnaître ses expressions faciales. Je décide alors d’adopter une attitude désinvolte, je n’ai pas assez d’énergie pour la colère.
- Cette fois, je suis chez moi au moins, tu es entré sans invitation, si ce que tu vois ne te plais pas, tu sais très bien comment sortir puisque tu as su entrer.
- Ta porte était ouverte.
- Je sais.
- Pourquoi ?
- Je ne l’avais pas fermée.
- Depuis quand ?
- Est-ce un interrogatoire ? Lui demandé-je brusquement en me rendant à la cuisine.
Il ne répond pas et reste dans le salon pendant que je fais couler du café dont je sers deux tasses. Je lui en tends une en revenant, et m’assieds sur le canapé tandis qu’il reste debout à me toiser, il est vrai qu’il est grand comparé à mon petit mètre soixante-deux.
- Tu ne veux pas t'asseoir ? L’interrogé-je d’un ton détaché.
Je reprends mes habitudes professionnelles avec lui, je ne sais pas qui il est, ni ce qu’il veut, donc je sais que je vais devoir négocier et cela tombe bien. C’est mon métier, ma spécialité.
- Tu ne veux pas me dire pourquoi tu te défonces ? Insiste-t-il.
- Pourquoi faire ?
- Je t’ai appelé. Plusieurs fois.
- Ah…Possible. Mon portable est éteint.
- Qui éteint son téléphone de nos jours ?
- Moi.
- Pourquoi ?
- Parce que je n’ai personne à qui parler, et que je m’en fous royalement.
- Bien.
Un silence s’installe, je pose doucement les limites de nos échanges. Je garde de précieuses distances avec lui, il n’est pas pesant, mais je sens son regard insistant sur moi, cherchant sans doute à élucider le mystère qu’est pour lui ce besoin d’autodestruction qu’est le mien. Je ne cherche pas à combler le vide, me fichant totalement qu’il puisse être mal à l’aise, mais cela ne semble nullement être le cas. Il boit son café tranquillement, détaillant mon visage, mon corps, la serviette enserrant ma poitrine et je commence à entrevoir la raison de sa visite, il y décèle probablement une opportunité, mais peu importe.
- Comment tu t’appelles ? Demandé-je soudain me souvenant que je ne le connais que comme barman.
- As-tu toi-même pris la peine de répondre à mes questions ne serait-ce qu’une fois ?
- Non.
- Alors pourquoi le devrais-je ?
- C’est toi qui es venu ici.
- Oui, après que tu sois tombée sur le carrelage, que j’ai dû te ramener ivre morte, et éviter que tu fasses un coma, ou que tu te fasses v****r en essayant de rentrer de MON bar.
- Et alors ?
- Et alors ?! Mais tu n’as pas conscience de ce que tu dis ?! Encore une fois, je te trouve dangereuse, tu ne réalises pas ce qui aurait pu t’arriver…
- Si, je le réalise très bien, je te remercie…
- Et ? Tu n’as pas la moindre réserve à émettre sur ces dangers ?
- Qu’est-ce-que ça changerait ?
- Mais tout ! Tu ne peux pas risquer ta vie comme ça ! Ta porte est ouverte, tu es défoncée n’importe qui pourrait te faire du mal !
Je ne comprends pas vraiment la nécessité qu’il a de me faire une leçon de prévention. J’ai plus ou moins conscience des risques que j’encours, mais je m’en fiche éperdument pour le moment. J’ai l’impression d’être spectatrice de la conversation, la plus grosse partie de moi étant complètement embrumée par les médicaments.
- Est-ce que c’est ce que tu comptes faire ? Le provoqué-je alors.
Je le jauge, je calcule déjà ses coups. Chaque discussion est pour moi une partie d’échecs, et je n’étale jamais totalement mon jeu.
- Comment ça ?
- Tu comptais me faire du mal ? Questionné-je en détachant chaque mot tout en le défiant du regard.
- Pas du tout ! Je… Je voulais seulement m’assurer que tu n’avais pas eu de problème.
- Tu n’es pas responsable de moi, je suis majeure.
- Ah oui ! Belle preuve de maturité ton comportement.
- Et alors… Finis-je lasse de cette conversation futile, je m’en fous ok ? Je ne t’ai rien demandé, merci de m’avoir aidé, c’était très… Chevaleresque. Mais je veux juste qu’on me laisse tranquille.
- Et moi j’en n’ai rien à foutre que tu me trouves chevaleresque, je ne pense pas que tu aies besoin qu’on te laisse tranquille. Tu as l’air complètement égarée !
- Et alors… Répété-je.
Il me jette un regard noir, se lève et se rend rapidement à la salle de bain. Je l’ignore superbement en buvant la fin de mon café. J’allume une clope quand il revient, l’air hors de lui.
- T’en as pris combien ? Demande-t-il d’un ton accusateur en brandissant la plaquette de gélule vide.
- La plaquette, réponds-je honnêtement tétanisée malgré moi par son regard furieux.
J’ai du mal à comprendre comment mon indifférence et ma maîtrise peuvent être refroidies d’un simple regard.
- Il en restait combien ? Demande-t-il soudain alarmé.
- Elle…
Je m’arrête parce que je veux garder la main sur la conversation et je sais qu’il cherche à me déstabiliser.
- Tu essayes de te tuer ? Murmure-t-il convaincu anticipant ma réponse à sa question.
- Non ! Réponds-je en me levant brusquement.
Le sol vacille, et je me rassieds précipitamment. Il me regarde avec une expression de colère mêlée à de l’appréhension.
- Depuis quand n’as-tu pas mangé ?
Je soupire profondément, épuisée par ces échanges, les médicaments m’abrutissent et j’aurai besoin d’un autre genre de remontant pour lui tenir tête. Il se rend à la cuisine cette fois, sans même attendre que je réponde. Je l’entends fouiller les placards un long moment, attraper des casseroles et s’affairer. Pendant plusieurs longues minutes, je reste seule au salon, ignorant mon invité et les multitudes de sons et d’odeurs en provenance de la cuisine. Je laisse les embruns de mon esprit envahir chaque parcelle de mon corps lorsque je l’entends m’intimer l’ordre d’aller m’habiller.
Je me lève sans protester et me dirige vers la chambre en titubant, mes pieds glissants sur le sol sans vraiment le quitter. Je tiens les murs pour me guider, mon appartement étant suffisamment petit pour que le trajet ne soit pas insurmontable. J’attrape un débardeur que j’enfile tant bien que mal et passe un short en coton. Je retourne ensuite au salon et me rassis mollement sur le canapé. Le jour tombe rapidement à travers les interstices de mes volets.
Il reparaît soudain et me tend une assiette chaude de spaghettis à la bolognaise. Je ne suis pas surprise qu’il ait pu réaliser ce plat puisque j’avais fait les courses quelques jours après le début de mes vacances.
- Mange ! M’ordonne-t-il sur un ton qui ne laisse aucune place à la contradiction.
- Tu ne travailles pas ce soir ? L’interrogé-je sur le ton de la conversation en faisant jouer les spaghettis dans ma fourchette.
- C’est mon jour de congé, répond-il froidement.
- Quel jour on est ?
- Dimanche.
- Ah.
Je ne pipe plus mot et me contente d’avaler la nourriture. Je suis surprise de constater qu’il est bon cuisinier, je ne prends jamais la peine de faire un effort de ce côté-là pour ma part, me nourrir étant l’une de mes dernières préoccupations. Je sens que cela soulage un peu mon estomac qui criait famine en silence.
- Alors Serena, est-ce que tu comptes me dire pourquoi tu bois et prends des médocs comme des bonbons ou faut-il que je te torture ? Demande-t-il d’un ton menaçant que je ne prends pas au sérieux.
J’ai presque envie de rire, il n’a aucune idée de mes connaissances en matière de torture, il n’imagine pas que ce genre de menace a fini de me faire frissonner depuis bien longtemps. J’y ai été perfusée.
- Non. Et comment sais-tu comment je m’appelle ?
- C’est ce qui est écrit sur ta boîte aux lettres.
- Ah, réponds-je une fois de plus, et toi ? Tu veux bien me donner ton nom maintenant ?
- Gabriel.
- Ok.
- Tu ne travailles jamais ? Me demande-t-il.
- Si.
- Et ?
- Je suis en congés.
- Combien de temps ?
- Tu poses toujours autant de questions ?
- Non. Seulement quand je rencontre des filles dangereuses et inconscientes.
Oui ça tu n’imagines même pas à quel point j'aimerais pouvoir être dangereuse, aussi dangereuse que cette fille, Adena. Malheureusement, il n’y a qu’à moi-même que je puisse m’en prendre, ma véritable cible étant totalement inaccessible…
- Et ça t’arrive souvent ce genre de choses ?
- Non, justement, d’où mes questions.
- Qu’est-ce que ça peut bien te faire… Marmonné-je sans vraiment souhaiter qu’il entende.
Le silence retombe, la musique dans la salle de bain s’est interrompue depuis un moment sans que je ne le remarque. Je ne cherche toujours pas à combler les silences intermittents dont je profite pour me remettre de ses avalanches de questions. Je me lève et me dirige vers la cuisine pour chercher une bouteille de blanc. J’en ai provisionné quelques-unes du supermarché en prévision des longues soirées solitaires qui m’attendaient. J’attrape deux verres qui traînent sur le plan de travail, le tire-bouchon dans le tiroir et retourne au salon. Il me lance un regard ahuri et intervient sur mon chemin.
- Mais même pas en rêve en fait !
Il arrache la bouteille de mes mains impuissantes sans trop effort.
- C’est fini pour ce soir, avec tout ce que tu as déjà avalé comme cochonneries, je pense que ça suffit.
J’entre malgré moi dans la colère.
- Mais qu’est-ce qui te prend de me dire quoi faire chez moi ?!
- J’en n’ai rien à foutre d’où on est, tu ne boiras pas ça.
Son ton est sans appel bien que sa voix reste calme. Je lui lance un regard noir et lui dit tout bas en le défiant.
- Je veux que tu sortes de chez moi tout de suite.
- Non.
- S’il te plaît, insisté-je dans un souffle.
- Non. Ce n’est pas ce dont tu as besoin. C’est peut-être ce que tu souhaites, mais je ne pense pas que tu sois encore capable de comprendre réellement ce qui est bon pour toi ou non.
- Mais qui es-tu toi pour me dire ce que je suis capable de comprendre ou non ?! De ressentir ou non ?! Hurlé-je en laissant la rage m’envahir.
Les larmes me montent aux yeux, je suis épuisée, à bout de forces, mais tellement en colère que l’orage se déchaîne, usant de ressources encore insoupçonnées.
- Qu’est-ce que ça peut te faire que j’aille bien ou mal, que je boive ou pas ?! On ne se connaît pas ! Je fais ce que je veux ! Je suis indépendante ! Et j’ai décidé que j’en n’avais rien à foutre ! J’ai le droit d’en avoir rien à foutre. Je ne t’ai rien demandé, je ne veux pas de ta pitié, de ton aide, ou de quoi que ce soit d’autre. Si tu es venu pour quelque chose en particulier sers-toi et barre-toi !
Ces dernières paroles me font taire net, comprenant brusquement que mes mots ont dépassé ma pensée. Il continue à me fusiller du regard assis sur le canapé. Il est resté de marbre face à ma colère.
- Bien, dit-il après quelques instants de silence, au moins on avance…
- On avance ?! Mais tu n’es pas mon psy non plus !
Ce mec à l’allure et au prénom d’ange retourne complètement la vapeur, j’ai l’habitude de mener la discussion, pourtant il me déstabilise.
- Alors selon toi, qu’est-ce-que je suis venu chercher ?
- La même chose que tous les autres.
- C’est-à-dire ?
- La possibilité de passer du bon temps avec une compagnie peu contraignante.
Il éclate d’un rire moqueur absolument magnifique, et ses yeux brillent intensément.
- J’ai beaucoup de mal à saisir ce que tu veux dire, mais je trouve que tu es la fille la plus contraignante que j’ai jamais rencontrée. Et têtue en plus. Il y a quelques jours, tu étais ivre morte dans mon bar, je t’ai raccompagnée, tu as vomi tellement de fois que j’ai arrêté de compter, j’ai dû te laver, te coucher, te surveiller et tu te trouves peu contraignante….
Il continue de sourire à moitié, amusé par la remarque, mais son regard retrouve un ton plus dur.
- Je ne t’ai rien demandé… Commencé-je.
- Je sais, me coupe-t-il, ce n’est pas le sujet. Je suis curieux de connaître le fond de ta pensée concernant l’idée que tu te fais de prendre du bon temps.
Je l’observe avec insistance, je n’arrive pas à jauger son attitude.
- N’insulte pas mon intelligence s’il te plaît, affirmé-je d’un ton las, je suis peut-être à l’ouest, perdue, égarée ou tout ce que tu veux bien me coller comme étiquette, mais je ne suis pas stupide.
- Je n’ai jamais mentionné la stupidité te concernant. Seulement je suis désireux de connaître ton opinion sur ma visite.
- Je sais très bien que j’ai une cible dans le dos, faible, fragile, perdue… Et je connais les conséquences de ces comportements.
- J’attends toujours de savoir ce que tu sous-entends, gronde-t-il.
- Tu veux juste coucher avec moi ! M’écrié-je énervée par ses joutes verbales.
Il se remet à rire. Un rire aussi grave et mélodieux que sa voix. Il me regarde et je constate qu’il se radoucit.
- Tu es belle, tu as l’air intelligente, mais je ne veux pas du tout coucher avec toi, je préfère les filles consentantes et qui ne pleurent pas pendant ces moments-là.
Sa réponse me stupéfait. Je n’avais pas vu venir cette parade…
- Alors pourquoi tu es là ?! Reprends-je après m’être ressaisie tout en étant toujours en colère.
- Parce que je voulais m’assurer que tu allais bien d’abord, puis j’espérais qu’une oreille attentive et inconnue te permettrait peut-être d’extérioriser les raisons de ton incartade de l’autre soir. Et maintenant que je t’ai trouvé défoncée et affamée, ajoute-t-il en indiquant l’assiette vide que j’ai posée sur la table basse, je dois avouer que je suis d’autant plus intrigué.
- Mais pourquoi bordel ?! Explosé-je.
- Pourquoi pas ?
J’essaie de reprendre la bouteille de ses mains sans succès, il la pose sur la table et m’attrape par les épaules. Je me fige instantanément à son contact et le jauge d’un air angoissé. Ma réaction lui fait lâcher prise immédiatement, un éclair de stupeur traverse rapidement son regard tandis qu’il recule d’un pas. Je baisse les yeux et fixe le sol essayant de contrôler les larmes qui montent malgré moi dans mes yeux. Il semble retenir son souffle, examiner la situation avec attention et attendre que je réagisse.
- Je voudrais que tu partes, lui demandé-je une seconde fois un sanglot dans la voix.
- Je vais partir, dit-il, quand je sentirai que c’est le moment. Mais pour l’instant, tu n’es pas dans ton état normal et comme je n’ai aucune certitude te concernant, ce n’est pas négociable.
Il est inutile d’insister, je suis complètement embrumée, perturbée, mes jambes tremblent tellement que je me laisse tomber lentement au sol et je pleure. Le flot de larmes de la tempête de mon âme brisée se déchaîne. Il s’est assis sur le canapé pour être à ma hauteur et attend simplement que cela s’arrête, n’osant probablement pas tenter de geste de réconfort. Après quelques minutes, il semble prendre une décision puis me relève précautionneusement, et j’ai un sursaut lorsqu’il m’empoigne par les bras. Il ne relâche pourtant pas sa prise et mes jambes flageolent trop pour supporter mon poids, je sens alors mes pieds quitter le sol tandis qu’il me porte une fois de plus. Il m’emmène dans la chambre et me pose délicatement sur le lit.
Après un moment de silence, il me demande d’une voix plus douce que l’habituelle.
- Est-ce que tu vas mieux ?
- Non, réponds-je simplement.
Et je n’irai jamais mieux… Je ne vois pas comment… Ma vie sera toujours plongée dans cet enfer, j’ai l’impression d’avoir perdu tout espoir…
- Je crois que ce n’est pas juste une passade n’est-ce pas ? Tu as l’air de souffrir terriblement et je voudrais en connaître la raison.
- Non.
- D’accord, pas ce soir. Mais il faudra bien que tu en parles un jour. Tu ne pourras pas rester comme ça toute ta vie…
- Qu’est-ce que ça changerait… Réponds-je plus pour moi que pour lui.
- Beaucoup de choses… Je voudrais t’aider.
- Je ne veux pas de ton aide, lui rappelé-je une nouvelle fois.
- Je ne t’ai pas demandé si tu la voulais.
- Va-t’en.
- D’accord.
Il se lève et me regarde une dernière fois.
- Je t’appelle demain. Si tu ne réponds pas, je débarque.
Il quitte l’appartement me laissant seule avec mon âme en sang.