Je suis tirée du sommeil quelques heures plus tard dans un hurlement de terreur. Un film de sueur froide recouvre ma peau, et colle mes petits cheveux sur ma nuque et mon front. Je tremble de tout mon corps, je suis gelée malgré la chaleur habituellement confortable de l’appartement.
Je m’extirpe de sous la couette, et vais dans la cuisine chercher de l’eau. J’en bois une gorgée en reprenant mes esprits lentement. Ce cauchemar me dévore de l’intérieur, toujours hantée, terrifiée, ce foutu cauchemar qui me tétanise. Je retourne dans ma chambre quand mon attention est attirée par mon téléphone posé sur une étagère de la bibliothèque. Je l’attrape au passage et le mets à charger dans la chambre avant de l’allumer quelques minutes plus tard. Il est déjà onze heures du matin. Je me glisse sous la couette et j’attrape mon ordinateur que je branche sur une chaîne au hasard. J’allume une clope et me repose sur les oreillers.
Je repense vaguement à la soirée de la veille, à Gabriel. Des questions le concernant m’arrivent par vagues à l’esprit, que voulait-il ? Pourquoi faut-il qu’il me bouscule comme ça quand je ne cherche que le réconfort du silence ? Comment faire en sorte qu’il me laisse tranquille ? Est-ce que je souhaite vraiment qu’il le fasse ? Comment les choses peuvent-elles être si confuses ? Pourquoi ma vie solitaire est-elle tout à coup si chamboulée ? Combien de temps ce manège va-t-il durer ? Je ne trouve aucune réponse et j’essaye de l’oublier en fixant mon attention sur l’émission qui passe à la télévision.
Je suis négociatrice et responsable de communication, j’ai intégré mon entreprise il y a presque cinq ans, j’ai commencé tout en bas de l’échelle avec un simple baccalauréat économique et social en poche. Puis j’ai effectué toutes les formations, même des supplémentaires pour en arriver où j’en suis. Aujourd’hui, je suis payée pour aider les entreprises dans leur négociation, je suis surtout douée dans le milieu commercial ou la gestion de crise. L’entreprise qui m’a embauchée il y a maintenant six ans s’est développée avec différents services. Mais ma spécialité reste la négociation. Parce que je suis froide, sans foi ni loi. Quand je suis sur une affaire, tout ce qui m’importe, c'est de gagner. Quel qu’en soit le prix. J’ai déjà aidé des entreprises à se sortir de catastrophes écologiques, de naufrages avec des indemnités aux victimes frôlant le milliard, les marées pétrolières, je ne les compte plus. Je sais trouver les points faibles, on m’y a formée longuement. Évidemment, je suis au fait de toutes les stratégies de communication, et cela demande de connaître les marchés et de savoir se servir de leurs rouages. J’ai déjà servi de porte-paroles pour des entreprises, enfin… Je m’y connais quand il s’agit de négocier des échanges de flux d’informations. Puisque tout tourne autour de ça dans ce monde. L’information et la manière dont elle est transmise. Mais si j’ai fait tout cela, c’est surtout parce que je souhaitais apprendre à faire ce que je n’avais pas réussi à effectuer pour sauver ma propre peau, ma propre vie, mon âme à présent déchirée.
Je me suis persuadée que si ce monstre en est arrivé là, c’est uniquement parce que je n’avais pas su lui parler, parce que mon corps de jeune fille envoyait les mauvaises informations. Donc j’ai fait en sorte d’obtenir toutes les clefs pour maîtriser les discussions et je m’enferme totalement dans l’impassibilité lorsque je travaille.
Mais avec lui, le doux et mystérieux Gabriel, c’est différent…
Je m'assoupis une fois de plus, épuisée par les excès des derniers jours lorsqu’au loin, le bourdonnement de mon vibreur me tire de la somnolence. Je laisse ma main tâtonner au sol pour finir par le sentir sous mes doigts. Je le prends et regarde l’écran d’un œil vitreux. Un numéro que je n’ai pas dans mon répertoire s’affiche à l’écran. C’est très probablement lui donc je décroche.
- Oui ? Réponds-je d’une voix ensommeillée.
- Ça va ? Demande-t-il de sa voix grave.
- Ouais.
- Tu as dormi ?
- Hum.
- Tu as mangé ?
- Hum.
- Ok. Bon, tu n’as pas l’air de vouloir discuter, peut-être qu’il serait mieux que je fasse acte de présence alors.
- Non.
- Au moins, je sais que tu sais dire non.
- Super.
- Bon j’arrive. Ne prends rien.
- Quoi ?! Non !
Mais il a déjà raccroché. Je n’y crois pas. Je me lève et vais me chercher un café, la porte d’entrée dans mon champ de vision me rappelle que je n’ai pas verrouillé la veille, et je me précipite pour faire tourner la clef dans la serrure, ce qui me permettra d’éviter une remontrance supplémentaire. Je retourne enfiler un gilet dans la chambre puis m’installe au salon avec mon café et j’allume une cigarette.
On frappe à la porte quelques minutes plus tard donc je vais ouvrir agacée, et me retourne sans même dire bonjour. Gabriel entre dans l’appartement et ferme la porte derrière lui tandis que je regagne ma place sur le canapé en lui lançant un « Fais comme chez moi ».
Ignorant mon sarcasme, il se rend à la cuisine et revient avec une tasse de café.
- Tu ne travailles jamais ? Raillé-je en référence à sa remarque de la veille.
- Ce soir.
Son ton est un peu cassant, il cache une contrariété, je ressens un magnétisme étrange jusque dans le bout de mes doigts. Il s’installe à côté de moi et prend mon menton d’une main ferme, ignorant mon tressaillement. Il me détaille avec insistance comme s’il cherchait quelque chose dans mes yeux.
- Il n’y a rien à voir, affirmé-je en me dégageant brutalement.
- Au moins tu n’es pas défoncée.
- Ouais. Au moins… Réponds-je avec amertume.
- Maintenant que tu es presque sobre, es-tu plus, ou moins aimable qu’hier ?
- Moins.
- Tu sais, reprend-il en ignorant ma réponse, tu es un petit être humain assez complexe. Tu es soumise tout en étant rebelle, et fragile tout en affichant une forme de force, c’est plutôt rare… Et très paradoxal.
- Soumise de quoi ?! M’interloqué-je légèrement vexée.
- Soumise tout court.
- Non. Pas du tout, me défends-je.
- Et revoilà la petite rebelle dans la contradiction, affirme-t-il, mais si j’hausse un peu le ton ou que je t’attrape par le bras… Tu ne protestes plus. Tu es facilement manipulable, c’est particulièrement curieux.
- Je suis ravie de susciter autant d’intérêt pour toi, cinglé-je d’un ton faussement enjoué.
- Ne me prends pas pour un idiot à ton tour, gronde-t-il en me jetant un regard noir.
- Ce n’est pas le cas.
Je n’arrive pas à comprendre comment il fait pour avoir cette emprise immédiate sur moi, je détourne les yeux vers le sol et il attrape mon menton une fois de plus pour m’inciter à le regarder de mes yeux embués de larmes.
- Et là, la soumise…
Je ne réponds rien, il me contrarie trop, il me perturbe complètement même, et j’en viens à douter des capacités que j’ai mis tant d’années à acquérir, mes mécanismes de défenses s’effritant trop aisément pour lui.
- Qu’est-ce qui a bien pu t’arriver pour que tu descendes aussi bas ?
- Rien du tout, arrête d’essayer de m’analyser ! Tu te trompes complètement sur moi !
- D’accord. Pas aujourd’hui.
- J’essuie les larmes de mon visage en m’arrachant à son contact.
- Quel âge as-tu ? Demande-t-il tout à coup.
- Peu importe.
- Je ne t’ai pas demandé si c’était important, je t’ai demandé de me le dire.
- Vingt-quatre.
- Seulement vingt-quatre ans et aussi bousillée….
- Ouais.
Il me toise encore puis se lève et sort des affaires de ses poches arrière. Je n’y prête pas attention jusqu’à ce qu’il attrape une cigarette dans mon paquet et commence à la casser. Je lui jette un regard et constate qu’il a sorti des feuilles et un pochon qu’il a ouvert sur la table.
- Jolis sermons sur l’alcool et les médocs pour un fumeur d’herbe, lui lancé-je presque moqueuse.
- Au moins je sais ce qu’il y a dedans, ça va te détendre et tu cours moins de risques avec ça que tes merdes là-bas, affirme-t-il avec un geste de la main en direction de la salle de bain, je ne te demande pas si tu as déjà fumé ?
- Non.
Sans ajouter un mot, il roule et allume son joint. Lorsqu’il souffle la fumée, la pièce s’emplit d’une odeur apaisante. Je le contemple, curieuse à mon tour de cerner le personnage. Je connais bien l’herbe, j’en ai fumé plusieurs années comme il l’a deviné, mais j’ai arrêté depuis longtemps pour passer à d’autres substances plus transcendantes. Il me le donne en me regardant, je le prends et commence à fumer en silence avant de ressentir une sensation de détente dès les premières bouffées.
- Je vais revenir ce soir.
- Pourquoi ? M’étonné-je.
- Pour voir si tu vas mieux.
- Je vais mieux. Pas besoin de venir.
Je ne comprends rien à son manège, tout m’échappe. Aucune de mes questions n’obtient de réponse claire car pour la première fois de ma vie, je ne trouve aucun sens aux signaux qu’il émet. J’ai des amis, enfin des connaissances, mais de toute façon personne ne m’a jamais harcelée jusque chez moi. Aucune relation amicale avec un homme n’a jamais conduit à ce genre de situation où je sens réellement que ce qu’il souhaite c’est que j’aille mieux en agissant, quand les autres n’atteignent même pas le stade des encouragements. Il me perturbe totalement d’une manière dont je ne trouve pas l’explication.
- Ce n’est pas à toi d’en décider, continue-t-il interrompant mes pensées.
- Je suis adulte, insisté-je.
- Je sais. Tu comptes te répéter longtemps comme ça ? Je n’attends pas de preuve de quoi que ce soit. Je te dis les choses. Je vais revenir ce soir après le boulot. Donc tard.
- Pourquoi ?
- Parce que j’ai envie de voir que tu vas bien, suis-je si repoussant que cela ? M’interroge-t-il sérieusement.
- Non pas du tout, réponds-je trop rapidement et je m’en mords la lèvre.
- Pas du tout, alors ? J’en prends note.
- Alors qu’est-ce que tu vois maintenant ? Reprends-je comme si le commentaire précédent n’existait pas.
- De la douleur, murmure-t-il.