GUSTAVE FLAUBERTFlaubert est mort depuis trente ans et la splendeur de son œuvre a sollicité, comme il fallait s’y attendre, l’effort de toute la critique contemporaine. Si bien qu’à cette heure il semble qu’il n’y ait plus rien à dire sur l’homme et sur l’écrivain. Toutefois il nous a paru qu’au seuil d’une édition définitive le lecteur trouverait sans déplaisir, en une sorte de mémento agrémenté de quelques citations, les dates principales et les simples événements de cette laborieuse carrière.
Né à Rouen, le 12 décembre 1821. Gustave était le quatrième enfant d’Achille-Cléophas Flaubert, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, et d’Anne-Justine-Caroline Fleuriot.
Son père, fils d’un vétérinaire de Maizères-la-Grande-Paroisse, près de Nogent-sur-Seine, avait été l’interne de Dupuytren, puis envoyé à Rouen par le célèbre anatomiste comme auxiliaire du docteur Laumonier. Le séjour en province du jeune médecin devait être temporaire, et certes il ne tenait qu’à lui de conquérir, à Paris, une situation qu’eussent justifiée son savoir et son talent. Mais le docteur Flaubert épousa la filleule de son nouveau chef et resta en Normandie.
Caroline Fleuriot était originaire de Pont-l’Évêque, et son fils s’en souviendra plus tard quand il écrira Un Cœur simple. « Elle descendait par sa mère d’une très vieille famille de la Basse-Normandie, les Cambremer de Croixmare, famille de soldats et de conquistadores, dont on retrouve des ancêtres jusque chez les Normands de Sicile|1 |». Flaubert se plaisait à raconter qu’un de ses ancêtres prit part à la découverte du Canada. Toute sa vie, il fut un gentilhomme dans ses goûts et ses vertus, un aristocrate dans son idéal artistique, un conquérant dans ses batailles avec le Verbe.
Nous avons peu de renseignements sur la ligne paternelle, et nous savons seulement qu’elle a fourni à l’École d’Alfort d’éminents professeurs. Quant au nom de Flaubert, il est essentiellement de Champagne. Dans le catalogue des saints de l’Art de vérifier les dates, figure Frobert ou Flobert (Flobertus), premier abbé de Moutier-la-Celle, près de Troyes, vers l’an 652. Au surplus, il ne serait pas malaisé de retrouver chez le chirurgien les signes essentiels du caractère champenois. Quand il apparaît sous les traits du docteur Larivière, à la fin de Madame Bovary, le médecin philosophe dédaigneux des croix, des titres et des académies » est craint « comme un démon à cause de la finesse de son esprit », et l’on redoute « son regard plus tranchant que ses bistouris ». Dans sa conception pratique de la vie il forcera plus tard Gustave à faire son droit.
Flaubert est donc à la fois Normand et Champenois, descendant de nobles et courageux aventuriers et de petits bourgeois réalistes, instruits, passionnés pour les sciences naturelles.
À Rouen, le ménage Flaubert occupe un appartement dans une aile de l’Hôtel-Dieu. De la chambre de l’enfant la vue s’étend sur les jardins de l’hôpital. Si près de la souffrance humaine, le petit rêve et s’attriste avant l’âge. Cependant il a quelques distractions. Un voisin qui habite de l’autre côté de la rue, le père Mignot, lui raconte de belles histoires et lui lit Don Quichotte. Et sans parler de la chère Caroline, sa sœur cadette, il voit presque chaque jour Ernest Chevalier, Alfred et Laure Le Poittevin. Ensemble on compose des comédies que l’on joue dans une grande salle de billard attenant au salon. Dès l’âge de neuf ans, Gustave a la plume à la main ; il projette des romans et des pièces, la Belle Andatouse et le Bal masqué, l’Antiquaire ignorant et la Mort du Duc de Guise. Il rédige même, qui l’eût cru, des discours politiques et constitutionnels libéraux. La liste fort amusante de ces essais a été dressée|2 |.
Au lycée, où il entre en 1832, il est un élève médiocre, susceptible et rebelle à la discipline. « C’est là, déclare-t-il dans les Mémoires d’un fou, que j’ai conçu une profonde aversion pour les hommes ». Seule, l’histoire le séduit, l’histoire qui, dira-t-il plus tard, « est comme la mer, belle parce qu’elle efface. » Mais s’il est faible en thème grec et si les sciences le rebutent, il lit en son particulier Chateaubriand, Victor Hugo, Goethe, Shakespeare et Byron. Déjà l’Orient le fascine : il est devenu le fougueux romantique qu’il restera.
À dix-huit ans, Ahasvérus, drame philosophique de Quinet, le transporte. C’est de cette époque que que datent les Agonies, pensées sceptiques, la Danse des Morts, les Mémoires d’un fou, Smarh, vieux mystère. Il vit beaucoup avec Alfred Le Poittevin, son aîné de cinq ans, dont il subit l’influence morale, intellectuelle, car il l’admire ; « je n’ai jamais connu personne d’un esprit plus transcendantal », écrira-t-il à la fin de sa vie.
Il serait intéressant de rechercher la part qui revient à Le Poittevin, dans la philosophie et l’esthétique de Flaubert. Mais cette étude nous est interdite et sur ce point, comme sur bien d’autres, nous renverrons le lecteur aux excellents ouvrages de M. René Descharmes.
En 1836 Flaubert est encore collégien quand, aux bains de mer de Trouville, il rencontre une jeune femme, Mme Marie Schlésinger, que dans une lettre, quarante ans plus tard, il appelle « chère et vieille amie, et éternelle tendresse », en évoquant « les jours d’autrefois, qui se représentent comme baignés dans une vapeur d’or ». Il a vu pour la première fois Mme Arnoux, de l’Éducation sentimentale. — « Jamais il n’osa déclarer sa passion, et toute sa vie il évita de parler de ce grand amour dont il disait ces simples mots : J’en ai été ravagé|3 |».
Il est reçu bachelier en 1840, visite les Pyrénées, la Provence et la Corse. Au retour, son père exige qu’il étudie le droit. Il le commence à Rouen, s’en dégoûte sur l’heure, et la vie médiocre et recluse qu’il mène ensuite à Paris n’est pas faite pour le réconcilier avec le Code. Pourtant, au quartier latin, il avait retrouvé Alfred Le Poittevin et Ernest Chevalier, et s’était lié avec Maxime Du Camp et Louis de Cormenin. On l’avait aussi présenté à Pradier, et, dans l’atelier du sculpteur, il entrevoit les célébrités du moment.
De temps à autre il s’évade et vient à Nogent-sur-Seine, chez son oncle Parrain. Là, comme plus tard Frédéric Moreau de l’Éducation sentimentale, il « s’en allait dans les prairies, vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas », écoutant « le gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres ».
C’est vers cette époque, en pleine jeunesse, qu’il éprouve les premières atteintes de la maladie nerveuse dont il souffrira jusqu’à sa fin. De quelque nom scientifique qu’il faille l’appeler, il est certain qu’elle devint dès lors, pour le jeune homme, une source nouvelle de mélancolie.
Le 16 janvier 1846 son père meurt, et trois mois plus tard c’est le tour de sa sœur Caroline, enlevée par une fièvre puerpérale, deux ans à peine après s’être mariée. Cette double catastrophe désespère Mme Flaubert et l’on craint même pour sa raison. Gustave abandonne ses études ; désormais il vivra près de sa mère, et tous deux s’installent à Croisset, hameau du bourg de Canteleu sur les bords de la Seine, en aval de Rouen.
La maison longue et basse, appuyée au coteau, était un vieux logis français avec des pièces spacieuses et une terrasse plantée de tilleuls qui aboutissait à un petit pavillon Louis XV. Flaubert se plaisait à croire que jadis, dans cette demeure, l’abbé Prévost avait écrit Manon Lescaut. L’habitation a disparu aujourd’hui ; seul le pavillon subsiste, grâce aux admirateurs du grand écrivain.
Flaubert y entame des lectures capitales ; il lit les classiques anciens et modernes, Homère, Hérodote et Sophocle, Lucrèce, Virgile et Tacite, Rabelais, Montesquieu et Voltaire, et aussi les poèmes indiens. Enfin, il commence un ouvrage dont la première idée lui est venue devant un tableau de Breughel, à Gênes, et qui maintes fois abandonné et repris, après trois versions successives, sera la Tentation de saint Antoine.
De temps en temps il vient à Paris, et c’est au mois d’août que commence sa liaison avec Louise Colet. La « Muse », à l’apogée de sa surprenante fortune littéraire, était encore célèbre par sa beauté et ses intrigues, ayant notamment rangé sous ses lois M. Victor Cousin, le père de l’Éclectisme. L’aventure dura huit années, sans qu’il y manquât les ivresses et les querelles, les ruptures et les raccommodements d’usage en la matière. Le tout sur un mode emporté, convenable au tempérament des deux amoureux.
Cette même année 1846, Flaubert avait retrouvé à Rouen un ancien condisciple, Louis Bouilhet. Rapidement se développe entre eux la plus touchante fraternité que depuis La Boétie et Montaigne ait connue l’histoire littéraire. Animés pour l’Art de la même ferveur mystique, également convaincus du « sacerdoce » des lettres, les jeunes gens mettent en commun leurs enthousiasmes et leurs rêves, chacun préoccupé avant tout de l’effort de l’autre, qu’il souhaite toujours plus intrépide et plus pur. Louis Bouilhet est un véritable poète, dont le nom mérite de ne pas périr. Son autorité sur son ami est, à n’en pas douter, considérable. Flaubert l’appelle « ma conscience » sans cesse il lui demande ses avis et il s’y range ; plus tard, quand le poète disparaît, il dira « À quoi bon écrire, maintenant qu’il n’est plus là. »
Les théories littéraires de Flaubert sont dès lors fixées d’une façon irrévocable. Il s’en inspirera avec rigueur et n’en connaîtra pas d’autres jusqu’à la mort. Elles sont le produit de son tempérament, de son caractère ; elles ont été longuement méditées, discutées, et certains événements sont venus les renforcer encore. Si, au lieu d’une notice biographique, nous écrivions une véritable étude, l’heure serait venue d’exposer cette poétique. Bornons-nous à constater, avec M. Émile Faguet, qu’elle repose sur trois idées, lesquelles s’enchaînent rigoureusement. « C’est la haine du bourgeois, « de toute façon basse de sentir », c’est l’art pour l’art ; c’est le dogme de la littérature impersonnelle|4 |. »
La doctrine est belle ; son application sera terriblement laborieuse. Flaubert devra se surveiller d’incessante façon ; il pèsera tous ses mots, les enchâssera dans des phrases maîtresses et définitives, triomphe du rythme et du nombre, et atteindra ainsi à un style exact et ferme, coloré et superbe. Jamais prose ne fut plus travaillée, tout en donnant l’impression d’être naturelle et spontanée. À la poursuite de son idéal il se tuait lentement. « À chaque instant il se levait de sa table, prenait — nous dit Maupassant — sa feuille de papier l’élevait à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur son coude, déclamait, d’une voix mordante et haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec conscience, comme les baltes d’un long chemin. »
Toutes ses pages ont été soumises ainsi à ce qu’il appelait l’épreuve du « gueuloir ». « Une phrase est viable, affirmait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut… ».
C’est, semble-t-il, dans Par les Champs et par les Grèves, relation d’une promenade qu’il fit en Bretagne au printemps de 1847, que Flaubert connut pour la première fois les « affres » du style.
Avec Maxime Du Camp il entreprend, en octobre 1849, un voyage qui doit se prolonger jusqu’en mai 1851. « Parmi l’étourdissement des paysages et des ruines », ils visitèrent la Sicile et l’Égypte, la Palestine et la Syrie, Constantinople, Athènes et Rome. On trouve dans la « Correspondance » le récit de cette expédition ; Flaubert en a rapporté, fixé dans son souvenir, les prodigieux tableaux qui se placeront dans Salammbô, dans la nouvelle Tentation, dans Hérodias.
Avant le départ, Bouilhet l’avait dissuadé de publier la première Tentation de saint Antoine, et il avait été convenu que Flaubert prendrait dans la réalité, dans la vie, un sujet lui permettant de garder son impassibilité, selon le dogme que l’on sait. Dès le retour, il tient sa promesse et commence la préparation de Madame Bovary, dont le thème lui fut vraisemblablement donné par son ami. Il y travaille cinq ans, soutenu par les conseils, maintenu par les critiques du vigilant Bouilhet. L’œuvre paraît enfin dans la Revue de Paris, du 1er octobre au 15 décembre 1840. Et le plus beau roman du dix-neuvième siècle amène son auteur sur les bancs de la correctionnelle, pour offenses à la morale publique et à la religion. Toutefois, malgré le pressant réquisitoire de l’avocat général Pinard et grâce peut-être à l’habile plaidoirie de Me Sénard, Flaubert fut acquitté, « attendu qu’il n’apparaissait point que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l’esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous. » !!
Comme beaucoup de chefs-d’œuvre à leur apparition, le livre fut médiocrement compris. Le procès troubla plutôt les lecteurs à son endroit, et les critiques, Sainte-Beuve excepté, montrèrent une clairvoyance contestable. D’autre part, la Fanny de Feydeau, par son extraordinaire succès, manqua de faire oublier le roman de Flaubert. Seul le temps fit monter Madame Bovary à sa place, qui est la première.
Ainsi que l’a très bien remarqué M. Émile Faguet, l’esprit de Flaubert était partagé « entre le besoin de la réalité et le besoin aussi d’une imagination déchaînée et puissamment féconde ; … les deux penchants, s’ils n’étaient pas aussi forts l’un que l’autre, étaient très impérieux tous deux en lui. Car ils se balancent, pour ainsi dire, au cours de sa vie littéraire. Invariablement une œuvre romantique succède à une œuvre réaliste et ainsi de suite. L’alternance est « constante|5 |. » Chez le maître il semble que le descendant des Cambremer de Croixmare et l’héritier des Flaubert prennent la parole tour à tour.