GUSTAVE FLAUBERT-2

1602 Words
Aussi, le lendemain du procès de Madame Bovary, Flaubert, tout en se remettant à la Tentation, commence Salammbô. En mai-juin 1858, il est à Tunis et sur la côte, interrogeant les vestiges de la civilisation punique, contemplant les lieux où fut Carthage. La genèse dura quatre ans. Grâce à l’austère profité de son labeur archéologique et historique, Flaubert eut facilement raison des misérables chicanes de quelques cuistres. Mais, en général, on goûta assez peu cette prodigieuse évocation d’un monde disparu et l’on saisit mal les intentions de l’auteur. « Moi, écrit-il à Sainte-Beuve qui s’était montré sévère, j’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’antiquité les procédés du roman moderne et j’ai tâché d’être simple. Riez tant qu’il vous plaira ! oui, je dis simple et non pas sobre. » En 1862 il se repose un instant en écrivant avec Charles d’Osmoy et Louis Bouilhet, le Château des Cœurs, une féerie sur laquelle, affirme Charles Lapierre, Richard Wagner voulut faire une partition. « On ne la jouera pas, j’en ai peur, déclare Flaubert, je veux seulement attirer l’attention du public sur une forme dramatique, splendide et large, et qui ne sert jusqu’à présent que de cadre à des choses médiocres. » Une œuvre réaliste devait nécessairement succéder à Salammbô. Ce fut l’ Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme. Commencée en 1863, elle ne fut terminée qu’en février 1869. « Il y a dans ce roman, écrit une correspondante de Flaubert, Mme Roger des Genettes, l’écho de tout ce qui est en nous, les espoirs et les tristesses, l’éternel recommencement de nos désirs qui se brise contre l’impassible nature. L’avortement tout fait la grandeur et la mélancolie de cette œuvre. » L’Éducation fut moins comprise encore que Salammbô. Ce livre, peut-être le préféré de l’auteur, ce livre où vit Mme Arnoux, le plus beau de ses personnages, ce livre qui, vers 1880, deviendra la bible de toute une génération littéraire, passa inaperçu. Cette indifférence, le Maître ne la remarqua même pas. Il venait de recevoir le coup le plus cruel qui pouvait le frapper : Louis Bouilhet était mort le 19 juillet. Il faut lire la préface que Flaubert écrivit pour les Dernières chansons. On y trouvera les larmes les plus pures qu’ait jamais versées l’amitié en deuil. Jusqu’à son dernier jour, le survivant gardera pieusement le cher souvenir « comme un oratoire domestique où murmurer son chagrin et détendre son cœur ». Pour s’arracher à sa peine, Flaubert reprend encore une fois la Tentation, quand la guerre éclate. « Il fut patriote douloureusement, ingénument, raconte M. Lanson, tout comme le bourgeois Thiers qu’il abhorrait ou le démocrate Gambetta que, plus tard, il fut surpris de goûter. Il se leurra d’espérances tant qu’il put ; il compta sur les chefs, sur les plans, sur le peuple ; il se fit garde national, lui, Flaubert. Une immense amertume emplit ses lettres de 1870 et 1871|6 |. » La paix signée, il demeure consterné par nos désastres et tombe dans un sombre abattement. Chaque jour la maladie gagne du terrain. Au printemps de 1872, sa mère meurt, et ce nouveau deuil achève de le bouleverser. Deux ans plus tard, il donne au Vaudeville le Candidat, une comédie assez noire qui tombe à la quatrième représentation, et il publie enfin la Tentation de saint Antoine, l’œuvre qui a hanté toute son existence, l’épopée du Pessimisme où la postérité admirera les plus somptueuses périodes de la langue française. Des juges autorisés déclarèrent l’ouvrage illisible. Malgré l’insuccès qui s’obstine, Flaubert, dont la magnifique ambition ignore le découragement, arrête le plan d’un nouvel ouvrage : Bouvard et Pécuchet. En 1875, pour sauver de la ruine sa nièce et son neveu, sans hésiter une minute, il abandonne noblement presque toute sa fortune. « Seulement, à cinquante-cinq ans, un changement de vie complet, un travail excessif, une claustration absolue, une force herculéenne, tout se réunissait pour rendre le danger imminent|7 |. » Il ne quitte guère Croisset et plus que jamais il poursuit la lutte acharnée contre les mots, s’épuise en compulsant les deux mille volumes qu’il croit indispensables à la documentation de Bouvard et Pécuchet. Maupassant nous le fait voir veillant jusqu’à l’aube, « dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes, couvertes d’un abat-jour vert ». Et l’auteur d’Une Vie ajoute : « Les mariniers, sur la rivière, se servaient comme d’un phare des fenêtres de Monsieur Gustave. » La seule diversion que trouve Flaubert à ce labeur écrasant, c’est d’écrire Un cœur simple, la Légende de saint Julien l’Hospitalier et Hérodias, pages touchantes ou splendides, inimitables. Ses embarras d’argent se sont aggravés. Mais au milieu de ses tristesses, il éprouvait cependant une joie suprême. Depuis quatre ans il s’est pris d’une tendre affection pour un jeune homme, Guy de Maupassant, le neveu de cet Alfred Le Poittevin, son ami d’enfance le mieux aimé. Avec une inlassable rigueur, il lui a transmis les lois de l’observation et du style, anéantissant tour à tour les essais incertains encore que l’élève lui soumet. Or voici que son « disciple chéri » signe Boule de Suif, parvient d’un bond à la maîtrise. Flaubert a doté les lettres françaises d’un talent robuste, intrépide, classique. En mars 1879, Jules Ferry, sans rancune contre le farouche contempteur du suffrage universel, lui donne un emploi hors cadres à la Bibliothèque Mazarine, sinécure dont il ne jouira pas longtemps. Flaubert se déclare « complètement fourbu », et il écrit à une amie : « Je suis bien las de vivre, tout m’excède et me pèse, une bonne attaque serait la bienvenue. » Elle vint. Le 8 mai 1880, frappé d’hémorragie cérébrale, il mourut en quelques instants, sans souffrances apparentes, âgé de cinquante-huit ans et quatre mois. Il fut enterré près des siens, au cimetière monumental de Rouen. Il n’avait jamais songé à l’Académie française. Le 15 août 1866, on l’avait nommé chevalier de la Légion d’honneur, par le même décret que Ponson du Terrail. Quelques mois après, on imprima le manuscrit inachevé de Bouvard et Pécuchet, les deux « bonshommes » dont les efforts proclament, à chaque page de leur histoire burlesque et lamentable, l’impossibilité de comprendre et de savoir, et l’inutilité de Tout. Nous venons de résumer les principaux événements d’une existence toute de labeur et d’intégrité littéraire hautaine. Nous ne pouvons clore cette notice sans dire quelques mots de l’homme, renvoyant le lecteur curieux d’en connaître davantage, d’abord à la Correspondance, où Flaubert se révèle dans la franchise la plus ingénue et la plus complète, puis aux attachants « Souvenirs » de Mme Caroline Commanville, sa nièce, à ceux de Maxime Du Camp, et enfin aux récents ouvrages, si intéressants et documentés, de M. le Dr René Dumesnil et de M. René Descharmes. Au physique, Gustave Flaubert était un pur Normand, un véritable enfant des compagnons de Rollon et de Guillaume. Adolescent, il fut d’une surprenante beauté. Maxime Du Camp nous a laissé son portrait à vingt et un ans, « avec sa peau blanche, légèrement rosée sur les joues, ses longs cheveux fins et flottants, sa haute stature large des épaules ses yeux énormes, couleur vert de mer, abrités sous des sourcils noirs, ses gestes excessifs et son rire éclatant ». Et les Goncourt nous le dépeignent à trente-huit ans « Très grand, très large d’épaules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupières un peu soufflées des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge ». Dans ses entretiens, il usait volontiers de phrases outrancières, se répandait en anathèmes sans fin contre l’abjection de son temps qu’il appelait le « panmuflisme », contre la Bêtise Humaine et contre l’être qui la résume et la symbolise : le Bourgeois, poursuivant cet indestructible ennemi de plaisanteries énormes et de violences comiques et tonitruantes. Mais ce fougueux nihiliste était un débonnaire et un tendre. « L’homme, dit Charles Lapierre, était simple, affectueux ayant le culte de la famille. À quelque heure qu’il rentrât, il ne se couchait pas sans pénétrer sur la pointe du pied chez sa mère, qu’il embrassait. Chaque jour, à Croisset, après son déjeuner, il allait s’asseoir sur un banc, placé devant la maison, à côté de Julie, la vieille bonne aveugle qui l’avait élevé, et il causait avec elle du passé, de son enfance. » « Avec son air « gendarme » écrit Mme Roger des Genettes, il avait des délicatesses très féminines et je l’ai vu se pencher à la fenêtre de ma chambre, à Villenauxe, pour caresser une fleur qu’il ne voulait pas cueillir …|8 | » De près et de loin on l’adorait. L’affection qui l’unissait à Bouilhet restera légendaire, et nous savons que dans sa maturité il eut des tendresses fraternelles et profondes pour des femmes qui vivaient loin de Paris, George Sand, Mme Roger des Genettes, Mlle Le Royer de Chantepie. Nous avons nommé, chemin faisant, ses compagnons d’enfance et de jeunesse. Quand il est devenu célèbre, il assiste, vers la fin de l’Empire, aux fameux dîners de Magny, où il retrouve Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Renan, Taine, Bertbelot, Edmond et Jules de Goncourt, Feydeau. À Rouen il a une petite cour attentive et respectueuse qui s’efforce de lui faire oublier la solitude, les amertumes de la vieillesse ; Charles Lapierre, Raoul Duval, Pouchet, Laporte, Baudry le fêtent chaque printemps à la saint Polycarpe, le maître ayant adopté ce patron dont il avait, certain jour, découvert un vieux portrait, avec cette légende : « Mon Dieu, mon Dieu, dans quel temps m’avez-vous fait naître !|9 | ». À Paris, il recevait ses intimes le dimanche, chez lui, boulevard du Temple, et beaucoup plus tard rue Murillo et faubourg Saint-Honoré. Aux survivants des anciens amis, se joignent, après la guerre, Émile Zola, Alphonse Daudet, Tourguéneff, José-Maria de Hérédia, Georges Charpentier, son éditeur. Et Guy de Maupassant lui amène les jeunes de l’école dite « naturaliste », les auteurs des Soirées de Médan. Martyr de la littérature, Gustave Flaubert est mort à la peine. Son sacrifice n’aura pas été stérile et, selon la belle parole de M. Paul Bourget, « son exemple aura reculé de beaucoup d’années le triomphe de la Barbarie qui menace d’envahir aujourd’hui la langue |10 |». — « Je ne crois pas à la gloire, et pourtant je me tue pour elle », répétait parfois le bon géant. Il eut tort de ne pas y croire, son nom vivra aussi longtemps que les lettres. Gustave Flaubert demeurera au premier rang des prosateurs français avec Bossuet, Voltaire et Chateaubriand. MADAME BOVARY
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD