Sépulture

1490 Words
Sépulture Je jette les gobelets et ramasse les bouteilles vides. Trois l****s de rosé ont suffi puisqu’il n’en reste plus. La cafetière aussi est vide, ainsi que les deux packs de jus d’orange, les deux barres de quatre-quarts sont parties également, pas formidables pourtant. J’ignorais qui viendrait et combien de personnes. Je n’ai pas compté mais je me souviens avoir disposé avant la cérémonie, sur la nappe blanche en papier, une vingtaine de verres en plastique que j’avais acheté la veille et je constate qu’ils ont tous servi. Je m’affale lourdement sur une chaise, soudain la fatigue me tombe des épaules et me scie les bras. Je voudrais ne pas penser mais une petite musique m’envahit, celle du cantique que j’ai choisi et qui s’invite dans mon cerveau encore et encore… Ajoute un couvert, Seigneur à ta table, tu auras aujourd’hui un convive de plus… Il ne reviendra plus manger à cette table que je viens de débarrasser. Je vais manger seule maintenant. J’avais lu et relu l’autre, dans la ville où tu t’en vas, puis le prêtre impatient avait voulu trancher, alors j’avais choisi dans ce petit bureau de la sacristie, sans hésiter. Comme j’avais choisi la veille le cercueil et la croix au funérarium. Un chapelet dans ses doigts, avait ajouté l’ecclésiastique ? Non, avais-je affirmé sans réfléchir davantage, et puis on avait fixé le jour et l’heure de la sépulture. Dans ma vie d’avant, je n’avais plus l’habitude de décider et de prendre des dispositions. Tout mon corps, bien avant mon esprit, avait compris que j’avais les cartes en main et que dorénavant personne ne ferait les choses à ma place. Après toute cette énergie déployée, là sur cette chaise, je me sens lessivée, rincée. Entre les nuages, le soleil perce. Un bandeau de ciel bleu arrive sur la droite du côté de la mer, effilochant le blanc des nuages qui s’enfuient. La pluie semble avoir lavé les cieux. Il a plu toute la cérémonie, à l’entrée, à la sortie et au cimetière. Des hallebardes s’abattaient sur le cercueil et sur les couronnes de fleurs posées quelques instants sur le parvis alors que le prêtre m’accueillait et invitait les porteurs à monter vers le chœur. J’avais été prise d’un fou rire nerveux quand dans l’église, le bouquet de roses blanches que j’avais acheté avait été posé sur le catafalque, inondant la photo du défunt qui se mit à gondoler fâcheusement, déformant le visage de mon époux. J’avais mis une main sur ma bouche pour calmer le hoquet qui avait saisi mon corps tendu, puis fermé les yeux après avoir croisé le regard intrigué de ma mère, son haussement de sourcils réprobateur. Alors mon sourire se figea dans une grimace et en simulant les pleurs, les larmes se mirent à couler, des larmes chaudes de fatigue et de solitude, des larmes qui prenaient leurs sources dans d’insondables ravins. Les vannes ouvertes laissaient place à un torrent qui emporta tout ; j’avais pleuré une partie de la messe, silencieusement, sans tenter d’enrayer le flot. Cela avait été tellement rapide, la mort et ses manières brutales, ses non-retours et ses silences. Il avait fallu avancer et changer le cours des choses. Les nœuds de mes nerfs se dénouaient et me délivraient enfin. Après l’enterrement, tout serait bouclé, je reprendrai ma vie. Je ressentais quelque chose d’inconnu, une forme de bonheur léthargique. Quelque chose à venir indéniablement. Il y avait une percée de lumière dans cet horizon morose, parce que bien évidemment, je le sentais dans tout mon être, la mort était une fin. Les gens du village défilaient devant mes yeux mouillés, aspergeant le cercueil avec le goupillon que le prêtre avait placé sur un tabouret dans un petit seau doré. Les pièces qu’ils jetaient dans une corbeille en osier tintaient au rythme de leur passage, certains levaient les yeux vers moi, d’autres ignoraient cette jeune femme assise sur le banc inconfortable, et puis quelqu’un toucha mon épaule chaleureusement, alors un autre s’arrêta pour m’embrasser, ralentissant le triste cortège. Je décidai de baisser les yeux et me mis à scruter les pieds qui passaient devant les miens, à mater les chaussures, distinguant les hommes des femmes, relevant la tête parfois pour identifier le propriétaire. Je détaillai ainsi baskets et souliers, escarpins et mocassins, les bottines féminines de toutes formes, noires souvent. Mes sanglots se tarirent à cette inspection incongrue. Ils étaient nombreux et je me demandai si l’église était pleine. Le défilé dura dans le silence alors que les couplets du cantique étaient épuisés. Je me surpris à gratter mon avant-bras avec force, une plaque rouge apparut et nerveusement, je tirai la manche de mon vêtement puis me mouchai avec discrétion. Les hommes des pompes funèbres s’appliquaient lentement dans une chorégraphie connue d’eux seuls, ils prenaient les fleurs et s’apprêtaient à descendre l’allée, me faisant signe d’un geste théâtral de suivre le mouvement. Les quatre porteurs, des hommes connus de mon défunt mari, soulevèrent la boite avec précaution comme s’ils avaient fait ça toute leur vie et derrière eux dans un grand silence, j’entamai, le souffle retenu, la descente de la grande nef sous les yeux des curieux. Dans un bref regard circulaire, je perçus tout de suite mes collègues de travail sur un même banc à droite, puis mes voisins sur un autre, je baissai les yeux, honteuse d’être leur cible en cet après-midi d’automne pluvieux. Quand les deux battants de la grande porte s’ouvrirent, je vis la pluie qui striait la place, je tirai sur mon visage la capuche de ma parka, m’y planquant en soupirant. Encore quelques heures, il faut que je tienne, pensai-je, les membres cisaillés par l’angoisse de ce moment singulier. Je n’avais dormi que trois heures la nuit précédente, j’avais imaginé, en me tournant sans cesse, les détails de cette longue et difficile journée qui, je ne l’ignorais pas, me verrait au premier plan. Là où je ne souhaite pas me trouver. *** Le téléphone fixe me fait sursauter, je le regarde et me demande ce qu’il peut m’apporter d’intéressant après une pareille journée ; je le laisse s’égosiller tout seul et pense que je suis libre de faire ce que je veux maintenant, dans cette maison. Mes yeux sont attirés par les traces sur le carrelage. Après la cérémonie, les gens sont entrés sans s’essuyer les pieds, je maudis l’allée du jardin détrempée, depuis le temps que je réclame du ciment et des dalles devant cette porte d’entrée ! Je prends le seau et la serpillière, y jette du vinaigre blanc et du produit à vaisselle et entreprends le nettoyage. Je vais récurer jusqu’à ce que ce soit nickel, je mets les chaises pieds en l’air sur la table, déplace sans ménagement les fauteuils et le meuble de télé. Bousculé par mes gestes brusques, un petit canard en porcelaine s’est écrasé sur le sol, je saisis au creux de ma main les morceaux brisés et contemple silencieuse les fragments jaunes et verts. C’est son préféré, sa première acquisition, le colvert. Une angoisse m’étreint soudainement, enserre ma poitrine, je me mets à trembler puis me souviens qu’il n’est plus là, que je suis seule. Je cherche du regard les autres canards, le mandarin doré aux taches blanches et l’autre en bois exotique brun et noir, sur l’étagère j’attrape celui en laiton, puis le petit rose en verre fumé. J’ouvre la porte du placard sous l’évier et d’une main ferme, je jette les objets dans la poubelle où ils atterrissent dans un cliquetis léger. Insidieusement, un soupir vainqueur s’échappe de ma poitrine. Je vais faire le ménage par le vide, un grand ménage, me dis-je en essuyant les meubles. Le soleil couchant tamise au travers de la fenêtre les particules de poussière incandescentes que je soulève. Je souris à l’idée que cela ne fait que commencer, je parcours des yeux la pièce, les deux tableaux de scène de chasse et la bestiole empaillée que j’exècre, les armes et les cartouches qu’il va falloir donner ou vendre, toutes les bouteilles de vin, d’apéritif et ses vêtements. Je reprends le travail dans trois jours, j’aurai le temps, je pense. J’ai les mains sur les hanches et scrute la pièce en mordillant l’intérieur de ma joue puis je file dans la cuisine et pense au congélateur et au gibier qui le remplit comme celui du garage et de l’arrière-cuisine. J’ai l’impression que je ne mangerai plus jamais d’animaux sauvages de ma vie, je vais devenir végétarienne. Je ne supportais plus de cuisiner les faisans, les lapins et le sanglier tant détesté. Mon mari n’avait plus le palais fin avec l’alcool qui l’anesthésiait, à quoi bon cuisiner, me disais-je, le goût n’a plus d’importance. Il consommait des bières dès le réveil et tout au long de la journée et puis du pastis le soir, autant de tournées que de potes, une excellente adresse pour les alcooliques du village. Il suffisait de se garer près de la grange, de frapper un petit coup à la porte du garage et puis s’asseoir autour de la table de la cuisine à l’heure où le soleil descend dans l’océan. Le petit jaune coulait dans les verres, des doses au bon vouloir du maître de maison que l’alcool rendait tout puissant, orgueilleux et colérique. Les heures défilaient et les conversations devenaient hachées et inaudibles, l’alcool engourdissant les langues et les cerveaux déjà imbibés. Je me couchais souvent sans manger, appréhendant la suite qui était pourtant tristement banale, mais hop hop… J’obtempère… Méthode Coué… Tout va bien, oui tout va bien, chaque chose en son temps, le rangement d’abord, puis viendront les changements et la vie d’après. Et le couvercle sur les choses difficiles. Pour l’instant.
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