Trois heures du matin

2148 Words
Trois heures du matin Les nuits ne se ressemblent pas, il y a celles où je m’écroule anéantie de sommeil, en moyenne une sur trois, et puis les autres. Je les appréhende et traîne ma solitude récente devant la télé. Je pensais que cela aurait été plus facile, que l’absence allait me donner des ailes, que cette liberté nouvelle me ferait danser. Je me suis trompée. Je revis le passé, ma mémoire le convoque sans prévenir. La nuit dernière, je me suis endormie bien après une heure, j’avais tricoté toute la soirée devant un film que je n’arrivais pas à suivre, je ne comprenais pas l’intrigue. J’avais des absences et du mal à fixer mon attention, j’avais sauté des mailles, défait le tricot bleu dragée et pesté, puis m’étais fait couler un café pour me réchauffer et bien évidemment, à trois heures, j’étais assise sur les toilettes devisant comme en plein jour, énervée avec des idées noires plein la tête, de quoi devenir folle. *** C’est à cette heure de la nuit que je l’avais trouvé mort, huit jours plus tôt. À cet endroit-là. J’y pensais à chaque fois. J’aurais bien voulu faire mes besoins ailleurs. Je l’avais entendu bouger, grommeler puis se lever. Je m’étais rendormie puis, sentant le frais sur mes jambes à demi découvertes, m’étais arrachée péniblement du lit pensant qu’il n’avait pas encore dessaoulé. Il était assis sur le siège des toilettes, la tête tombée sur les genoux. Afin de le réveiller, j’avais juste touché son épaule et il était tombé sur le sol devant mes pieds nus, plié en trois. Raide. J’avais compris. Il était de marbre glacé, dur comme du bois. Je n’avais pas crié. La stupeur avait saisi mon esprit. Mon corps s’était figé devant cet amas de membres tordus. Reculant d’un pas, j’avais fixé interdite le corps maigre et flétri, il était nu, son visage avait noirci, son ventre gonflé par l’alcool ne dissimulait pas le sexe minuscule que je raillai d’un raclement de gorge et d’une grimace dégoutée. De mon estomac jaillit mon écœurement tout entier quand je vis en m’accroupissant la bouche ouverte et le blanc des yeux révulsés, je n’eus que le temps de me jeter sur le lavabo de la salle de bains où je vomis, secouée de sanglots bruyants. Je le compris ensuite, c’était lui que je vomissais ! Mon corps avait encore la marque des coups de la veille et des autres jours… Et j’avais dû me tenir au mur après m’être levée péniblement. *** Aucune tristesse, aucune joie ne m’habitaient. C’était terminé. Je devais l’accepter, il me fallait du temps. Je n’avais pas imaginé une telle fin, j’avais bien pensé à des choses en regardant des séries télévisées, je me disais que je devais accepter puisque je ne fuyais pas. J’attendais que le pire arrive, songeant à la petite valise au-dessus de l’armoire, à l’argent que j’y planquais depuis plusieurs années. Le pire arrivait tous les jours depuis quelque temps, mais je ne voulais pas le voir, le niais en partant au boulot le matin, mettant les idées noires de côté, tentant de gommer la monstruosité de mes nuits. Mon autre vie m’a toujours sauvée, j’enchaîne avec joie les clients, les toilettes, les ménages et les courses, les réunions avec mes collègues aide-ménagères. En compartimentant mes vies, j’ai trouvé la paix et la force d’exister. En me réfugiant au fond de moi-même, je me suis libérée de mes chaînes. J’étais au chaud dans une sécurité que je maîtrisais encore parfaitement. À chaque jour suffit sa peine, me disais-je pour me donner de l’élan. J’avais, en fait, une grande pratique de l’évitement, car ces moments s’agglutinaient, s’empilaient. J’ignorais à quel point je les stockais. Je pensais naïvement que le dernier chassait le précédent. Par la baie du jardin, je croise le regard fixe du setter. Il me cherche au travers de la vitre, son museau humide trace des rubans opaques tout le long du carreau à cinquante centimètres du sol, il me fixe, ne cille pas. J’ouvre machinalement la porte du placard au-dessus du frigo et tire la boite en fer, sors une longue tranche de pain grillé que je lui tends en ouvrant la baie ; il la saisit dans sa gueule sans bouger, attendant la caresse sur le dessus de la tête, puis il remue son arrière-train, me jette un œil reconnaissant et s’enfuit avec son trésor, quand je lui dis : À la niche mon pépère… Nous irons marcher dans la dune et au bord de la mer tous les deux, la chasse ne lui manquera pas, les coups non plus. C’est peut-être à cause de lui que je ne suis pas partie ! Un dimanche soir, il était revenu loin derrière le maître, en traînant la patte arrière, gémissant, il n’était pas venu quémander sa gourmandise devant la vitre, je l’avais trouvé devant sa niche en train de se lécher. Il lui avait foutu un coup de fusil ! Quel connard ce clébard, avait-il éructé mauvais, il m’a fait rater un lapin, la prochaine fois, je lui fais la peau, c’est lui que je ne raterai pas ! Depuis, j’attendais angoissée les retours de chasse, parfois le chien saignait du nez, il avait pris un coup de crosse, un coup de pied ou une pierre et le maître jurait, lui promettant le tas de fumier comme fin de vie, et je tremblais croisant l’œil soumis du compagnon fidèle qui ignorait que nous étions logés lui et moi, à la même enseigne… *** J’ai repris mon tricot pour un garçon de quatre ans, toujours le même bleu, le même motif simple, la même forme. J’ai fait la même taille en rose. Parfois je vérifie dans l’armoire ancienne de ma grand-mère la pile des pulls. Je prends le dernier, celui du dessus, et mesure la carrure ou les manches suivant le travail effectué. J’ai une rangée de bleu de un à quatre ans et une rangée de rose aux mêmes âges… Le bébé que j’ai perdu aurait quatre ans cette année, alors je tricote deux pulls par an, un rose d’abord parce que j’aurais aimé une fille et ensuite un bleu parce qu’un garçon aurait été bien aussi. Je fais celui de la fille avant l’été, puis l’autre ensuite, je suis en train de terminer le huitième. C’est un rituel inéluctable, je ne sais pas quand je m’arrêterai. Quand je tricote, je sens mon ventre et mon esprit s’évade, c’est comme une drogue. Je sais que ce n’est pas ordinaire car je cache ce petit manège comme je peux, aux yeux des autres, je ne cherche pas à comprendre, c’est juste une façon de faire exister cet enfant que j’ai porté. Pourtant, j’aurais préféré la couture. À l’école, j’avais appris à bâtir un ourlet, à broder des boutonnières, j’étais douée, j’aurais aimé m’acheter une machine à coudre mais il n’a jamais voulu, en même temps qu’aurais-je fait avec ? Si j’avais eu une fille, j’aurais fait des vêtements de poupée, des déguisements de princesse, des draps et des rideaux pour une maison miniature, des robes et des corsages. Pour un garçon, des déguisements de pirate ou de renard auraient pris forme sous mon regard comblé. Malgré mes résolutions et mes désirs d’enfouir le passé, j’ai en mémoire qu’il y a plus d’un mois, il a découvert les tricots. J’en ai la chair de poule. Pris de colère, il les a jetés par la fenêtre ! J’avais tremblé ensuite toute la journée en lissant et caressant les petits pulls et le papier de soie qui les enveloppait. C’était un dimanche matin, il traînait au lit comme d’habitude, j’étais dans la salle de bains, levée depuis plusieurs heures. Je me séchais les cheveux que je porte longs depuis mon enfance, quand je l’entendis appeler avec ce ton mielleux qui me fait frémir, il avait plus d’une heure d’avance, je me croyais à l’abri, tranquille : Il est où mon petit bijou ? Je continuai tremblante à faire tourner le séchoir pour ne pas entendre et pour qu’il comprenne que je ne percevais pas son appel, me demandant interdite comment me tirer en douce de la salle de bains qui faisait face à la chambre. J’avais enfilé un jean et un débardeur après une douche dominicale rapide, il allait faire chaud, l’été s’attardait et le soleil était déjà haut quand dans la glace soudain je le vis derrière moi, hirsute, nu, contrarié par mon silence à n’en pas douter, la bouche tordue d’un rictus mauvais. Il tira la prise du séchoir qu’il m’arracha des mains et le jeta contre le mur, puis d’une poigne ferme, il attrapa ma chevelure et m’embarqua dans la chambre, sans ménagement. Le tapis humide de la douche me fit déraper au passage, je glissai, il tira plus fort. Je hurlai tentant de me relever, il me poussa jusqu’au bas du lit où il me lorgna hargneux, après m’avoir donné deux coups de pied dans le thorax, il hurla : Et le câlin du dimanche ! J’avais mal à la cheville, ma poitrine me brûlait. Il me chopa sous les bras et me jeta sur le lit en arrachant mon débardeur, mes seins jaillirent et je décelai affolée ses yeux sur eux, son excitation les exorbita. Il tenta de tirer mon jean en marmonnant des grossièretés entre les dents, toujours les mêmes. Elles avaient sur moi un effet anesthésiant car je connaissais la suite, les gestes humiliants, les rires lubriques et les grognements satisfaits. Je ne pouvais mettre des mots sur ce qu’il me faisait, même au médecin je n’avais pu dire où je souffrais et pourquoi… La honte, c’était la honte et rien d’autre. La honte d’être à la merci d’un homme qui me prenait malgré moi depuis des années et parfois me sodomisait pour ne pas me mettre enceinte. La pudeur n’avait rien à voir là-dedans. Autrefois, quand j’étais plus jeune et qu’il avait commencé à me tripoter dans sa voiture, je baissais volontiers ma culotte et acceptais avec curiosité qu’il me lèche la chatte, comme il disait, ou bien qu’il mette entre mes seins ronds son pénis dressé, je savourais la volupté de son regard et riais surprise des mots impudiques qu’il prononçait dans mon cou. J’avais dix-sept ans et lui plus de trente-cinq. Je n’étais pas du tout coincée comme certaines de mes copines qui bavaient lorsque je leur racontais mes exploits. J’étais amoureuse. Il était le premier homme de ma vie et ce n’était pas un gamin comme ceux que je fréquentais à l’école. Il était vendeur de matériel agricole, avait sa maison à lui et avait promis de m’épouser alors qu’il écartait mes cuisses pour la première fois… Plus de dix années avaient passé, il n’avait tenu que cette promesse. L’amour s’était enfui aussi vite qu’il était venu. Avec l’alcool était arrivée la violence. Un jour qu’il était ivre et que je me refusais, ma vie avait irrémédiablement basculé. Je ne voulais pas m’en souvenir. Un autre quotidien s’était installé dans notre maison, bien loin des promesses amoureuses. *** Ce dimanche-là, je m’étais fait piéger. D’ordinaire, dans la journée il se faisait discret, il tournait en rond dans la maison depuis trois ans, depuis qu’il avait perdu son boulot. Il réservait pour le soir, l’alcool aidant, ses menaces et leurs mises à exécution. Depuis quelque temps, je me soumettais sans broncher, sentant instinctivement que cela ne durerait pas, il avait des insuffisances respiratoires qui en disaient long sur sa santé, des hoquets qui parfois le faisaient vomir, des trop-pleins de bières qui l’empêchaient de b****r, alors il me martelait de coups de poing dans les seins et m’insultait avant de sombrer dans un sommeil bruyant. Je tentais de me protéger, me verrouillant aux douleurs, mais quand il était le plus fort, je lui abandonnais ce corps que je finissais par renier et dont je m’éclipsais miraculeusement, m’enveloppant d’une ataraxie. Mais la veille au soir, j’avais morflé comme le jour d’avant, j’avais des maux récurrents que je tentais de calmer avec du doliprane, aussi je hurlai de douleur lorsqu’il m’écarta violemment les cuisses. D’un coup de pied puissant vers son thorax, je le poussai. Il trébucha et tomba entre le mur et le lit en gueulant, le cul en premier, les jambes et les bras en l’air. J’en profitai pour attraper mon t-shirt et remonter mon jean en me tenant le ventre, je glissai mes pieds dans mes tongs en sortant et en criant au secours deux fois de suite, je savais que ça le calmerait à cause des voisins, qu’ensuite je le paierai cher mais je me disais, chaque chose en son temps. J’avais, comme on dit, une certaine habitude. Les contentieux, c’était son truc à lui ! Il en faisait tout un fromage, au moins une bonne raison de lui mettre une branlée, à cette suceuse de mes deux, comme il me qualifiait haineusement dans ces moments-là, quand il avait la dose. Je ne calculais qu’une seule chose, m’en sortir encore une fois. Ce jour-là, je n’avais pas subi, je ne sus pourquoi. En marchant au bord de l’eau, je ressentis une victoire puis vint un arrière-goût bizarre dans ma bouche. Cela m’interpella violemment, comment allais-je vivre maintenant si tout en moi criait non, allais-je devoir me battre ? Partir ? En rentrant, je trouvai éparpillés dans le jardin les vêtements des petits et les miens. Mon ventre se crispa, seuls culottes et soutiens-gorge gisaient sur le lit, déchiquetés comme s’il les avait détruits avec les dents ou avec un couteau. Il était absent, s’était tiré. Le setter noir et blanc me regardait sans jouer de la queue, il avait dû subir aussi les représailles. Je ramassai au milieu de mes sanglots délicatement les tricots dans l’herbe tondue. Oui, s’il le faut, me suis-je dit alors, en cramponnant mon ventre douloureux, s’il le faut je vais me battre ! Je chercherai dans mon cerveau comment faire, je devais y penser auparavant, échafauder un plan et combiner un programme, trouver des idées, car lorsque les derniers attardés claquaient la porte du garage, la nuit venue, et que j’entendais de la cuisine les promesses de me « fourrer », mon esprit se dérobait et tout mon être se tétanisait.
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