Roseline

1151 Words
RoselineIl est près de vingt-trois heures lorsqu’ils quittent la brasserie. Jacques et Arsène descendent l’avenue, marchent côte à côte, en silence. Chacun garde ses pensées, ses soucis pour soi. Ils ont déjà été partagés ce soir, inutile d’en rajouter. Ils passent devant la gare, s’apprêtent à se séparer puisque Jacques vit de l’autre côté. Un attroupement bruyant attire leur regard du côté sombre de l’esplanade. Ils scrutent l’obscurité, ne voient que des ombres mouvantes. − Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? murmure Jacques. Arsène le regarde, surpris. C’est que Jacques ne jure que très occasionnellement. − Viens, Arsène, on va voir ça. Ils s’approchent des larges bacs qui fleurissent l’esplanade en béton ; une voix d’homme s’élève. − V’là des keums, on se casse ! Six ou sept garçons s’éparpillent comme une nuée de corbeaux, dévoilant une femme couchée au sol ; Arsène remarque aussitôt qu’elle n’est plus chaussée que d’une seule bottine. − Merde, lance Jacques en se courbant vers elle. La victime est recroquevillée contre un bac, sur le côté et se protège des coups ; sa lèvre inférieure saigne, ses yeux sont apeurés. Autour d’elle, des vêtements jonchent le sol, une valise éventrée est abandonnée. Arsène s’approche et, avec douceur, dit : − Ils sont partis Madame. Comment vous sentez-vous ? La femme le regarde sans le voir, ses yeux roulent d’affolement. − Ne craignez rien, ajoute Jacques. Avez-vous mal quelque part ? La femme se calme, ses yeux s’emplissent de larmes à l’instant où elle tente de se redresser. − Les côtes, murmure-t-elle d’une voix éraillée. Les côtes… − Ils ont dû la bombarder de coups de pieds, gronde Jacques. On va appeler la police. Elle fait non de la tête, se redresse avec une grimace. Veut marcher. Les deux hommes se mettent à ses côtés, elle s’appuie sur leurs avant-bras et parvient à se redresser. Arsène voit de plus près, ses cheveux secs, en broussaille, les yeux cernés, le regard absent, cerne le personnage, pense qu’elle doit approcher de la cinquantaine. Bien tassée même. − Voulez-vous que l’on prévienne quelqu’un ? Elle secoue la tête et tente péniblement de regrouper ses affaires dans la valise. − Qu’est-ce qu’ils vous ont pris ? s’inquiète Jacques. Votre argent ? Votre portable ? Elle secoue la tête. Non, elle n’en a pas. Jacques ramasse les vêtements épars, récupère, gêné, un sous-vêtement. − C’est à vous ça ? demande-t-il en exhibant une fourchette. Nouveau hochement de tête. − Allez, on vous ramène chez vous, annonce Jacques avec fermeté. On ne va tout de même pas laisser une femme qui vient de se faire agresser toute seule dans la rue. Elle ne bouge pas. Ses yeux s’affolent à nouveau. Arsène la regarde, l’examine avec attention. Prend conscience de la silhouette engoncée sous l’anorak fin, devine le chapelet de pull-over enfilés les uns sur les autres, détaille les mitaines et les doigts crevassés. L’unique chaussure. Trouée. − Vous n’avez pas de domicile, dit-il doucement. La femme baisse la tête. Acquiesce. − Ah, manquait plus que ça, râle Jacques à mi-voix. Elle finit de ramasser ses affaires en hâte. Qu’ils ne s’inquiètent pas, elle va trouver un coin dans la gare. Elle a l’habitude. Ils ont déjà fait beaucoup. − Mais ! lance Jacques, inquiet, vous avez une couverture au moins ? Quelque chose de chaud ? Elle regarde autour d’elle, repère à quelques mètres de là, un sac vide de supermarché. − Il…il y avait un duvet dedans, murmure-t-elle. Les deux hommes le retrouvent plus loin, dans une flaque d’eau terreuse. Jacques est sincèrement perplexe. − Mais pourquoi vous ont-ils attaqué ? − Pour l’argent, devine Arsène. Ou un éventuel portable. Ou pour s’occuper. Faire du mal. Venez Madame, je peux vous héberger pour la nuit. Jacques plisse le front, surpris, s’approche de son ami pour lui murmurer : − Mais, Arsène, tu ne vas pas… − Je ne peux pas laisser dehors une femme qui vient de se faire agresser et qui n’a même pas une couverture pour se chauffer. Jacques ne discute pas ; le ton de son ami, d’ordinaire si placide, ne laisse pas de place au débat. − Très bien, très bien. Je vous accompagne. S’appuyant sur leurs deux épaules, ils parcourent péniblement le chemin qui les séparent de la maison Dumont. Jacques tient de l’autre main, la valise qui fuit, par le trou béant, un objet tous les dix mètres. Lorsqu’ils parviennent devant le portail, à l’arrière, du côté de la maison d’Arsène, la femme a un mouvement de recul. − Où m’emmenez-vous ? Arsène la rassure d’une voix douce. Jacques l’observe, étonné. Arsène, si lisse, si avare en émotion, toujours en retrait, presque insipide, passe, ce soir, de l’autorité à la douceur, prend les choses en main…C’est vrai qu’il a l’habitude avec les gens de la rue. − Vous ne risquez rien. Laissez-vous aller au moins ce soir. J’habite dans cette petite maison que vous apercevez dans le noir. Non, pas la grande. La petite. Personne ne viendra nous déranger. Elle se laisse faire, trop faible pour résister à l’appel d’un toit chaud et sec. De loin, Arsène aperçoit une lueur dans la chambre de Jérôme, peste intérieurement. Bien sûr, il va encore passer la nuit devant son ordinateur. Mais que peut-il faire, lui, simple majordome. Jacques s’éclipse sur le pas de la porte. Arsène la fait pénétrer à l’intérieur qui consiste en un petit salon, une chambre et une salle de bain. C’est petit, intime, il s’y est toujours senti bien, à l’écart des personnes qu’il sert. Il peut y faire venir qui il souhaite, dans les limites du raisonnable mais Arsène n’est pas homme à outrepasser la raison. − Comment vous appelez-vous ? demande-t-il tandis qu’elle regarde autour d’elle sans oser esquisser un geste. − Roseline. Elle tripote les mailles de son écharpe trouée. Arsène ressent sa crainte, la honte d’être là, l’angoisse de demain. Il s’efforce d’être le plus naturel possible. − J’allais préparer une tisane. En aimeriez-vous une ? Il n’attend pas de réponse, il enchaîne. − Pendant ce temps, vous pouvez utiliser la salle de bain. Je vais vous sortir une serviette de toilette. Et après toutes ces émotions, une bonne nuit s’impose. Vous prendrez le lit bien sûr. − Non ! Roseline proteste avec une vigueur surprenante. Arsène n’insiste pas. − Le fauteuil, je veux bien, ajoute-t-elle. Très bien, très bien. Qu’à cela ne tienne, Arsène va même rapprocher les deux fauteuils, comme ça elle pourra s’allonger. Sûr qu’un fauteuil dans une maison chauffée, c’est toujours mieux que la rue. Elle disparaît dans la salle de bain, emportant quelques vêtements. Pendant ce temps, Arsène sort un gros rouleau de scotch utilisé pour fermer les cartons de déménagement, calfeutre tant bien que mal le trou béant de la valise. Puis il va dans sa chambre, farfouille au fond de l’armoire, déniche un édredon élimé qu’il fourre discrètement au fond. Il revient ensuite à la cuisine, sort deux mugs de l’armoire, choisit un sachet de tilleul, verse l’eau frémissante. Roseline sort de la salle de bain après une bonne dizaine de minutes, le visage et les mains propres, les cheveux coiffés. Elle a ôté quelques pull-overs, Arsène constate qu’elle est bien frêle. − Asseyez-vous, invite le majordome. Il revient avec le plateau et les tisanes qu’il pose sur le petit guéridon à gauche du fauteuil. Refait un voyage jusqu’à sa chambre pour apporter une couverture et un oreiller. Ils boivent le liquide chaud en silence, chacun dans un fauteuil, en face de l’autre. Arsène n’essaie même pas de converser ; les gens de la rue sont bien trop difficiles à apprivoiser en un soir. Demain peut-être. Il se lève. − Je vais me coucher. Reposez-vous bien. Elle le suit du regard. Sans doute voudrait-elle dire quelque chose mais les mots ne viennent pas. Arsène ne s’en formalise pas, il s’endort en pensant à Jérôme. Pourvu qu’il dorme… Le lendemain, il se lève tôt, comme chaque matin. Roseline a filé à l’anglaise.
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