I-1

2008 Words
IGaspard, dans son inquiétude et son désir exaspéré de savoir, avait osé se glisser jusqu’à la pièce précédant le cabinet de M. de Rochelyse. Là, il avait légèrement écarté la portière juste au moment où Wennaël baisait les beaux yeux qui le regardaient avec tant d’amour. Mais le mouvement du chien, son grondement, avaient fait fuir Sorignan, dont les pas étaient heureusement amortis par l’épaisseur des tapis... Et il était rentré dans la salle de garde, il s’était affalé sur un siège en frissonnant de colère et de désespoir. À ce moment-là, il avait compris, il s’était avoué que, bien réellement, il aimait Bérengère et que ce n’était pas seulement un intérêt compatissant pour l’enfant sans famille, sans expérience, qui faisait bouillonner son cœur d’une telle indignation contre M. de Rochelyse. « Cette pauvre petite Bérengère !... Cette pauvre petite Bérengère ! songeait-il en frissonnant. La voilà perdue ! Cet homme en fait son jouet... et puis il la rejettera et elle se trouvera avec une existence brisée, un cœur déchiré... Comme elle le regardait ! Pauvre enfant, comme elle l’aime ! » Et Gaspard s’enfonçait les ongles dans la paume des mains en revoyant par la pensée les yeux éclairés d’une si ardente tendresse... et ces lèvres... ces lèvres odieuses s’appuyant sur les délicates paupières blanches, tandis que la ravissante jeune femme frissonnait de bonheur entre les bras amoureusement refermés sur elle. Ah ! il aurait dû se jeter sur cet homme... tout braver, tout risquer, pour lui enlever Bérengère !... Et, cependant, il sentait bien qu’il n’aurait pas eu le dessus. Déjà, il savait, par ses compagnons, que le duc joignait à une prodigieuse force musculaire la plus extraordinaire adresse à l’épée. En un instant, le garde rebelle aurait été maté, désarmé... ou, plus certainement encore, réduit pour jamais à l’impuissance par une bonne lame passée à travers son corps. De cela, que serait-il résulté de bon pour Bérengère ?... Rien, absolument rien. Tandis qu’en patientant, qu’en cachant sa douleur et sa colère, il serait là si, un jour, elle se trouvait dans la détresse, dans le désespoir... il serait là pour la protéger, pour l’aider, s’il en était besoin. Ainsi Gaspard ruminait-il ces pénibles pensées, au moment où avaient paru le duc et Bérengère... Et de les voir là, tous les deux, lui avait donné une telle secousse qu’il n’avait pu dissimuler sa pénible émotion. Oui, après ce qu’il avait aperçu tout à l’heure, c’était trop, pour lui, de voir près de ce beau duc à l’âme de fauve l’enfant candide dont il faisait sa proie, cette Bérengère au délicieux visage encore tout rose d’émotion, ainsi qu’il l’était peu d’instants auparavant sous les lèvres de M. de Rochelyse. Et, comme si le duc eût devine l’état d’esprit de son garde, – en vérité, Gaspard craignait fort qu’il en fût ainsi ! – voilà qu’il avait fait ce geste de maître, de possesseur, en prenant la main de Bérengère pour la mettre sous son bras, avec cet air d’aisance altière qui faisait rentrer dans le néant les humbles mortels, sans parler de plus importants personnages. « Oh ! je sais bien que je ne peux pas lutter avec vous ! songeait Gaspard en serrant les poings. Je ne suis qu’un pauvre diable, moi... et, en outre, je me trouve à votre discrétion. Bérengère vous aime, pauvre petite... c’est tout naturel. Elle est éblouie, fascinée... elle ne voit pas l’abîme où vous l’entraînez en profitant de son inexpérience. Mais vienne le réveil, quelle souffrance, quel désespoir, pauvre malheureuse enfant ! » Ces pensées occupèrent toute la nuit le cerveau de Gaspard. Quand, par instants, il tombait dans une sorte de somnolence, c’était pour revoir en rêve Bérengère dans les bras de M. de Rochelyse, ou bien la jeune fille debout, au seuil de la salle de garde, toute rose entre ses voiles légers, avec d’admirables perles brillant d’un doux éclat sur la blancheur frémissante du cou. Vision incomparable, dont le souvenir faisait frissonner Gaspard, et qui l’agitait d’une folle colère, quand il songeait que tant de grâce, d’idéale beauté, de charme ravissant, étaient destinés à la capricieuse distraction d’un duc de Rochelyse. Au matin, brisé, le cerveau en feu, Gaspard se leva avec l’intention de faire une longue course, pour rompre ses nerfs surexcités. Il n’était pas de service ce jour-là. Aussi put-il errer à son aise dans la campagne, autour de Paris. Il déjeuna dans une auberge, puis, sans hâte, regagna la ville. Comme il arrivait rue Saint-Antoine, une litière passa près de lui, le dépassa quelque peu, puis fut arrêtée sur l’ordre de la personne qui s’y trouvait. Une main longue et blanche écarta les rideaux, puis une tête de femme apparut, tête blonde coiffée d’un chaperon de velours bleu, visage aux beaux traits fardés selon toutes les règles et dans lequel brillaient des yeux d’un gris bleuté. – Gaspard ! À cet appel, le jeune homme, qui marchait le front penché, le releva et eut un mouvement de surprise en reconnaissant Mlle d’Erbannes... Il salua d’un air compassé et s’avança, sans empressement, pour répondre à l’appel de la blanche main. – Gaspard, écoutez... Plus près... Vous êtes fâché contre moi ? Froidement, il répondit : – Je ne le suis plus ; je vous ai oubliée. Les lèvres peintes se serrèrent pendant quelques secondes ; dans les yeux bleus passa une lueur mauvaise qui, instantanément, fut remplacée par une expression de désespoir. – Oh ! je pensais bien que vous deviez m’en vouloir tellement !... Et, pourtant, ce n’est pas ma faute ! Si vous saviez !... Oh ! Gaspard, il faut que je vous explique. Je ne puis laisser subsister en vous ce mépris immérité pour celle qui fut votre fiancée... qui se considère toujours comme telle ! Le regard, la voix, avaient une pathétique douceur. C’était là, toujours, cette Françoise qu’avait aimée Gaspard et qu’il ne pouvait encore, quoi qu’il prétendît, chasser complètement de son cœur... cette Françoise habile comme une sirène et qui possédait la science innée de séduire les hommes. Aussi dut-il se raidir quelque peu, pour répondre avec une froideur mêlée de dédain : – Je supposais que vous aviez complètement oublié ce projet, parmi les distractions, les plaisirs... et en recevant les hommages de plus hauts personnages que moi. La physionomie de Françoise laissa voir la plus douloureuse surprise. – Quoi ? Que voulez-vous dire ?... Oh ! Gaspard, je devine qu’on m’a décriée auprès de vous ! Aussi faut-il, plus que jamais, que je m’explique, que je me disculpe !... Trouvez-vous ce soir, à neuf heures, sous le porche de Saint-Germain l’Auxerrois. Je viendrai vous retrouver... et je vous prouverai que votre fiancée est innocente, qu’elle reste toujours la Françoise que vous aimiez... Dites, vous promettez de venir ? Elle le regardait avec cet air de caressante prière qui avait été irrésistible sur lui, qui l’était encore, comme ce gracieux mouvement de sa tête blonde et la tendre douceur de sa voix. Il répondit d’un ton sourd : – Oui, je le promets ! Elle le remercia d’un sourire, d’un geste de la main. Puis, les rideaux furent refermés et la litière se remit en marche. En regagnant l’hôtel de Rochelyse, Gaspard se demandait s’il n’avait pas rêvé cette brève apparition, ce court dialogue... Un moment, il se traita d’imbécile pour avoir accepté ce rendez-vous. Puis il songea que Mlle d’Erbannes avait le droit de s’expliquer. Qu’il fût tenu de la croire, lui, c’était autre chose... Mais, enfin, il se pouvait qu’on eût exagéré à son sujet. Les mauvaises langues ne manquaient pas, à la cour comme ailleurs, pour salir la réputation d’une jeune personne. Parce qu’elle avait tourné le dos à un fiancé pauvre et sans avenir, il ne s’ensuivait pas qu’elle eût oublié ses devoirs, sa dignité de femme, comme il l’avait entendu dire. Par nature, Gaspard était indulgent, peu porté à la méfiance, et sa grande jeunesse d’âme, sa droiture naturelle, une certaine naïveté que l’âge et l’expérience n’étaient pas encore venus corriger, le rendaient peu capable de discerner l’astuce et d’échapper aux pièges tendus. En outre, son amour pour Françoise n’était pas complètement mort et sa rencontre avec la jeune fille avait légèrement ranimé l’étincelle en son cœur, sans toutefois lui faire oublier cette petite Bérengère à laquelle il ne pouvait penser sans un frisson de souffrance et d’amer regret, sans un mouvement d’indignation presque haineuse à l’égard de M. de Rochelyse. Neuf heures sonnaient au clocher de Saint-Germain quand il pénétra sous le porche. Presque aussitôt apparut une femme qui le prit par le bras en disant : – Venez ! – Où me conduisez-vous ? – À la maison d’une amie... tout près. Nous y serons bien pour causer. Il la suivit dans la nuit très sombre, rendue glaciale par une neige mi-fondue qui tombait depuis une heure. Derrière Saint-Germain, Mlle d’Erbannes s’arrêta devant un logis indistinct dans les ténèbres et fit retomber deux fois le marteau... Le vantail fut ouvert par une vieille femme aux yeux clignotants, qui tenait un flambeau à la main. Gaspard vit alors que sa compagne avait le visage couvert d’un masque. Elle adressa un signe de tête à la femme et, passant dans un étroit corridor, poussa une porte, puis entra, suivi de Gaspard, dans une petite pièce tendue de tapisseries, meublée de chêne, éclairée par un candélabre d’argent garni de cires. Un feu vif brûlait dans la cheminée. Sur la table étaient disposés deux bols d’argent remplis de vin chaud parfumé d’épices, dont l’arôme se répandait dans la salle. – Voilà qui sera bienvenu ! dit Françoise. Je suis tout à fait transie... Et vous, mon ami ? Elle enlevait son masque et tournait vers le jeune homme un visage souriant où ne se voyait plus trace de fards ni de peintures. C’était la Françoise qu’il avait amenée de Bretagne, avec son regard tendre et son sourire ensorceleur. – Moi aussi, avoua-t-il. Je regrette que vous soyez sortie par ce temps. Elle leva les épaules, tout en ôtant son manteau, que Gaspard s’empressa de prendre pour le déposer sur un siège. – Oh ! peu importe ! J’avais hâte d’avoir cette explication et je suis assez peu libre, comme vous le pensez. Mais la reine est très bonne pour moi. Je me suis décidée à lui expliquer la situation et elle m’a permis de vous donner ce rendez-vous. Tout en parlant, Françoise s’approchait du foyer et tendait ses mains vers la flamme. Elle était vêtue d’une robe de velours vert qui habillait remarquablement sa belle taille souple. Une collerette de dentelle encadrait le cou garni d’un étroit collier d’or qui lui venait de sa mère. Le chaperon de velours sombre laissait voir les cheveux blonds massés en boucles au-dessus de ses oreilles... Gaspard, avec un frémissement, songea qu’elle ne lui avait jamais paru aussi parfaitement belle. – Buvez de cet excellent vin, mon ami, et donnez-moi l’autre bol, dit Mlle d’Erbannes d’une voix dont la suavité caressa les oreilles du jeune homme en lui rappelant la fiancée qui l’assurait de sa tendresse inaltérable. Il s’empressa d’obéir. Debout près du foyer, tous deux burent lentement. Les yeux de Françoise ne quittaient guère ceux de Gaspard et ils étaient si doux, si fascinants, que le pauvre garçon se trouvait déjà grisé, avant même que le vin, fortement alcoolisé, eût produit son effet. Les bols vides reposés sur la table, Françoise s’assit dans un fauteuil, près de la cheminée, et invita M. de Sorignan à prendre place près d’elle sur une escabelle. Puis elle commença un habile plaidoyer en sa faveur, d’où il ressortait qu’elle avait été victime d’une intrigue montée contre elle, chez la duchesse de Montpensier, et qu’elle avait toujours ignoré les visites de son fiancé. Quant aux lettres, on ne les lui avait jamais remises... Et, maintenant, elle comprenait que les siennes, dans lesquelles elle suppliait Gaspard de lui dire s’il entendait la délaisser, avaient également été détournées de leur destination. – Oui, mon ami, après avoir longtemps lutté contre le doute, j’ai cru enfin que vous m’abandonniez !... Et, pendant ce temps, vous aviez contre moi les plus atroces pensées ! Ah ! l’abominable chose ! Sa voix parut sombrer sous l’excès de l’émotion. Ses mains saisirent l’une de celles de Gaspard et la pressèrent convulsivement. Il n’en fallait pas tant pour bouleverser M. de Sorignan, surtout les vapeurs du vin chaud aidant. Il porta à ses lèvres les belles mains parfumées en balbutiant : – Ma Françoise, pardonnez-moi ! Mais j’étais si malheureux ! si désespéré ! – Moi aussi, je l’avoue ! Dans tous mes projets d’avenir, je vous avais mis de moitié. Ainsi, je comptais bien vous aider à acquérir une situation à la cour... Et ce me sera facile, maintenant, puisque je suis dans les bonnes grâces de la reine mère. Nous pourrons donc nous marier prochainement, mon bien-aimé Gaspard. Vous quitterez le service du duc de Rochelyse... Gaspard eut un soubresaut en devenant très pâle. – Quitter le service de... Mais c’est impossible ! – Pourquoi donc ? La sueur perlait au front du jeune homme. – Je suis engagé jusqu’à l’âge de trente ans. Alors seulement, j’aurai le droit de le quitter pour me marier. Françoise se redressa, en un mouvement de tragique stupéfaction. – Que me dites-vous là ?... Vous avez pris cet engagement, vous, mon fiancé ? – Mais je croyais... je ne comptais plus... et j’étais si désemparé ! – C’est affreux !... affreux !... Et Françoise, arrachant ses mains d’entre celles de Gaspard, s’en couvrit le visage.
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