Chapitre 2

2985 Words
2ELLE ÉTAIT ENTRÉE SANS BRUIT. Sa fragile silhouette se balançait comme un roseau, tout en pudeur. – Puis-je ? susurra-t-elle. John décida de s’éclipser sans coup férir et tenta d’éviter ce magnifique précipité de charme et de classe dont la seule présence élargissait les lieux. Je la détaillai, nourrissant mon hobbie de trouver des similitudes entre le physique d’une personne et celle d’un animal. Rien à voir avec les cynocéphales, ces divinités à têtes canines, qui mettaient en avant la sauvagerie et la bestialité sous l’Égypte antique, Anubis en tête. Ni avec l’œuvre de Keith Haring et ses personnages à la gueule carrée de chien. L’observation d’un appendice nasal proéminent et d’yeux rapprochés me rappelait un loup, de grandes incisives et des bajoues un castor, une face plate une limande, un regard et un nez crochu un aigle, un double menton un pélican, etc. Il ne fallait bien sûr pas se fier aux apparences. Néanmoins, la ménagerie que j’avais envoyée derrière les barreaux comptait plus de faces d’hyènes et de coyotes que de premiers communiants. La dame en question appartenait à l’aristocratie des cervidés, tendance biche. Regard brumeux, cou gracile, maintien élégant… Difficile de lui donner un âge. Dans les soixante ans, peut-être. – Ce… c’est pourquoi ? bredouillai-je. – Êtes-vous Thelonious Avogaddro, le détective ? minauda-t-elle. Je hochai la tête et je lui proposai le canapé qui incitait normalement aux confidences. Le regard lumineux tranchait avec le teint de porcelaine. Muni de mon cahier de notes, je lui fis face, après m’être assuré sur un ton qui n’appelait pas de réponse qu’elle désirait ne rien boire : le frigo était vide. Elle promena son regard sur les différents objets de décoration et l’étagère remplie de belles reliures traitant du droit et de la psychologie du crime, puis se concentra sur mon diplôme de détective. – Ai-je affaire à Sam Spade ou à Nick Carter ? Bonne pioche. Madame n’avait pas lu que Cosmo ou Vanity Fair. Je venais juste d’accrocher la licence obtenue auprès du département de justice et du FBI. À New York, aucun examen n’était imposé à un type qui avait mon passé, contrairement aux lois en vigueur en Alabama, en Alaska, au Colorado, entre autres. J’avais conservé mon port d’arme et m’entraînais encore au stand de la police. – Plutôt un mélange de Nicholson en Jack Gittes et Rourke en Stanley White, répliquai-je. Sauf que les sparadraps sont scotchés à l’intérieur de mon crâne. Qu’est ce qui vous amène, Madame… ? – Malowre. Ingrid Malowre, dit-elle en découpant bien les syllabes. Un malowre pouvait donc venir seul. – Puis-je fumer, détective ? Je tendis un cendrier en argent, et farfouillai dans mes poches en quête d’un briquet et d’une Lucky. Devant mon air dépité, elle m’offrit l’une des siennes, longiligne. Elle exhala un écran de fumée qui m’exclut provisoirement de son monde et rejeta sa tête en arrière, de satisfaction. – Je cherche un détective pour une affaire… disons un peu compliquée. On m’a conseillé de vous rencontrer. Il me restait encore quelques amis sur cette planète. – Peter Bertram, avocat au cabinet Bousquié, enchaîna-t-elle. Les méandres de mes hémisphères se mirent en branle. Peut-être l’avais-je croisé dans un prétoire ou sur une enquête. – Où exerce-t-il ? – À Cincinnati, Ohio. Je vous vois venir avec votre haussement de sourcils. Ce n’est pas la porte à côté, et vous vous demandez quel est le rapport. En prime, des talents de devin. Elle inhala profondément son Kentucky blond, et présenta son histoire. – Je suis née le 8 janvier 1942. En Allemagne. Je n’ai pu avoir d’enfant. J’ai été mariée quarante ans à un homme courtois, mais sans imagination. On se lasse des gens sans aspérité, ne trouvez-vous pas, détective ? Cela valait peut-être mieux que de se taillader au contact des miennes. De nouvelles volutes s’accordèrent à la danse de sa chevelure. J’observai attentivement le langage de son corps. Croisements de genoux, gestes des bras, regards : elle respirait l’énigme. Le grain de sa voix retint aussi mon attention. Mes oreilles de chanteur occasionnel dans des boîtes de jazz repéraient les blocages qui s’insinuaient dans une colonne d’air. La voix est le sismographe des émotions. Une respiration concentrée autour du cou était le signe de gros troubles émotionnels pendant l’enfance. Plus l’individu s’en était affranchi au cours de sa vie, plus le souffle prenait racine profondément. Ingrid Malowre émettait des dissonances traduisant une souffrance. Elle se souvenait que sa mère, une prénommée Gertrud, lui avait avoué avoir fui l’Allemagne nazie dans un paquebot en partance pour l’Amérique, en décembre 43. Dans ses bras, la jeune Ingrid et juste de quoi s’installer. Échouées dans le New Jersey, elles avaient vécu chichement de son petit pécule dans des hôtels modestes, jusqu’à pouvoir se fixer dans une pension. Elle n’avait jamais connu son père. Sa mère lui avait précisé qu’il avait été enrôlé dans l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle n’avait pas eu le temps de lui donner plus de précisions, elle était décédée brutalement le 9 novembre 46 : alors qu’elle traversait une rue, son chapeau s’était envolé. En se retournant pour le rattraper, elle avait été cueillie violemment par un camion. Morte sur le coup, selon le rapport de l’inspecteur. Aucun papier n’avait été trouvé sur elle, et son sac avait disparu. La police avait mené une enquête, sans résultat. Elles n’étaient pas restées assez longtemps à la pension pour qu’on connaisse leur nom de famille et personne ne s’était manifesté pour réclamer la petite Ingrid. Elle ignorait ce qu’était devenu son père. Elle avait bien été questionnée mais, nonobstant quelques souvenirs précis, le reste avait été très évasif. – Je n’avais que quatre ans, s’excusa-t-elle. Des clients de la pension, sans enfant, Paul et Audrey Malowre, l’avaient recueillie avec l’assentiment de l’administration, laquelle, en ces temps de guerre, s’était réjouie de trouver rapidement une solution. Les Malowre l’avaient inscrite dans une école publique, lui collant leur nom de famille sans autre forme de procès. Paul Malowre était un type dur, ouvrier du bâtiment. Audrey faisait des ménages. Ils avaient du mal à joindre les deux bouts. Coup du destin, Paul Malowre travaillait alors à la maçonnerie de la maison d’un juge pour enfant, qui ne se fit pas prier pour officialiser cette nouvelle identité auprès de l’administration. – Regardez, voilà tout ce qu’il me reste de cette époque. Elle souleva son foulard qui masquait les rides de la gorge et retourna une médaille de la vierge où étaient gravés son prénom et sa date de naissance. Intrigué, je repris une écoute de premier de la classe. Attirés par l’eldorado californien, les Malowre avaient décidé de déménager à l’été 48. Paul Malowre ne voulait pas s’embarrasser d’un enfant dans cette aventure. Ils avaient alors placé Ingrid dans un foyer d’accueil dans le New Jersey, avec la promesse de venir la rechercher une fois leur situation stabilisée. Ils étaient malheureusement décédés quelques mois après dans un accident de bus, du côté de Modesto. – Tous ceux que vous approchez meurent aussi brutalement ? m’aventurai-je, réfléchissant à ce que je pouvais bien apporter. Elle prit un bon moment pour réfléchir à la question, comme si elle n’y avait jamais pensé avant que je l’interroge. – Non, rassurez-vous. Et puis mon existence n’a pas été si désagréable que ça. Le foyer dans lequel j’avais été placée m’a permis de passer une enfance et une adolescence studieuses. J’ai décroché un diplôme de styliste et dessiné toute ma vie des robes de mariées, ce qui me permet de vivre confortablement, encore aujourd’hui. L’homme que j’ai épousé était généreux. Il m’a laissé une belle somme. – Il est décédé lui aussi ? m’écriai-je. – Non, non, pouffa-t-elle, dévoilant des pattes d’oie qui soulignaient un regard espiègle. Il a été assez chic au moment de notre divorce. Nous allumâmes une nouvelle cigarette. Les fumées se croisèrent en une figure de meeting aérien. « Le cœur percé », je crois. Elle rajouta quelques détails que je ne consignai pas, attendant toujours ce qu’elle me voulait. – Vous ne vous rappelez donc pas de votre lieu de naissance ? – Non. J’ignore tout de mes origines. Je suis seulement certaine d’être née en Allemagne. D’ailleurs, j’ai appris la langue à l’école avec une facilité déconcertante. Elle se mit à réciter un poème, sans accent. Du Nietzche, précisa-t-elle. Pas la plus chantante des langues qu’il m’avait été donné d’entendre. – Il y a trois semaines, Monsieur Peter Bertram, de ce cabinet d’avocat, m’a téléphoné pour me dire qu’un pli important allait me parvenir. Que mon père venait de mourir. Je… je croyais à une blague. Voilà ce que j’ai reçu, avec vos coordonnées annexées. Elle plongea des doigts fins comme le bec d’un flamand rose dans le tréfonds de son sac et en extirpa une pochette plastifiée qu’elle me tendit. À l’intérieur, une carte postale en noir et blanc jaunie, pigmentée de salissure brune. Cartonnage épais, coins abîmés. On y voyait des maisons blanches à l’architecture arabisante, sur un promontoire en bord de mer. Quelques barques sur la grève. Vers la droite, sur fond de palmiers, deux embarcations de type boutre, ce bateau arabe à voile triangulaire. Une ligne courbe contournait deux bateaux de pêcheurs et séparait une partie basse réservée au texte. En typo de machine à écrire se détachait la légende : Stone Town 1945. – C’est en Tanzanie, non ? Elle acquiesça. La capitale de Zanzibar. L’Est de l’Afrique, sur l’océan Indien. Une écriture fine en allemand emplissait l’espace consacré. « Ma chérie. Je suis assis sur un tas d’or grâce à mes oreilles. Je vous rejoins dès que je le peux et à nous la belle vie ! Embrasse notre petite Ingrid. H » traduisit-elle. Pour le moins énigmatique, à moins que ce gars eût des oreilles de Mickey qu’il exhibait dans les foires. Dubitatif, je retournai la pochette avec précaution. Sous l’intitulé « post card » placé au centre, une adresse : Gertrud Schwarzbrod, 262 Highland street. New Jersey. United States. En haut à droite, la plus grande partie du tampon dateur mangeait un timbre collé à l’envers. – Ça devait être l’adresse de la dernière pension où nous vivions avec Maman. L’abîme de perplexité dépassé, et muni d’une loupe, je replongeai dans l’analyse de la carte. Le tampon à moitié effacé laissait apparaître la date : 14 juin 45. Le sigle fatigué « TGYA / TZ » indiquait qu’elle avait été postée de là-bas. Si mes réminiscences historiques ne me trahissaient pas, la Tanzanie s’appelait à cette époque Tanganyika Zanzibar. Une ancienne colonie germanique. Le Zanzibar avait aussi été en son temps un fameux club de jazz sur Broadway. Cab Calloway s’y était produit le soir de la reddition du Japon, en août 45. Un hasard. Le speaker et les spectateurs avaient hurlé leur joie et il n’avait pu en placer une. – Voilà, je n’en sais pas plus Détective. – Appelez-moi Thel. Attendez, que je comprenne bien. Ce cabinet d’avocats vous envoie la carte sans autre précision. Vous ne les avez pas questionnés ? Elle répliqua d’un ton sec. – Bien sûr que si ! Je les ai appelés. Bertram m’a confié que H. Schwarzbrod était mon père. Qu’il venait de décéder. Il m’a affirmé qu’il ne pouvait rien me dire d’autre, précisant que dans l’Ohio, ce type de testament est protégé par le secret. Ce Bertram a été assez cavalier. Il a raccroché assez vite. – Et son affirmation sur le secret est exacte ? – Oui. J’ai vérifié auprès d’un ami juriste. Je procédai à un calcul rapide. L’Allemagne nazie avait enrôlé à partir de 43 des hommes de plus en plus jeunes. Il en est toujours ainsi au crépuscule d’un conflit. Tenant compte de la durée de vie moyenne et d’un âge d’incorporation de dix-huit / vingt ans, H. Schwarzbrod avait dû s’éteindre à quatre-vingt-dix ans passés. Un silence plana. De quoi résumer la situation. Ingrid Malowre venait de découvrir qu’elle s’appelait en fait Ingrid Schwarzbrod. Fille supposée de « H » et Gertrud. Allemande de naissance, sans attache déclarée. Elle avait perdu sa mère très jeune, puis avait été adoptée. Son père qu’elle croyait disparu venait de lui léguer une carte postale à sa mort. Bien mieux, par les temps qui couraient, qu’un portefeuille d’actions à Wall Street. – Mais, on aurait dû trouver la carte dans les effets personnels de votre mère, puisqu’elle lui était adressée. Comment se retrouve-t-elle entre les mains de ce cabinet plus de cinquante ans après ? Elle serra les lèvres en signe de désapprobation. – Si je le savais, je ne serais pas là, détective. Le mépris dans sa voix fouetta mon amour-propre. Je soulevai la pochette dans la lumière du jour, dans l’espoir qu’un secret apparaisse par transparence. Je relus le texte pour la forme, vu mon niveau d’allemand. – Vous n’avez pas fait de recherches de votre côté avant de venir me voir, genre fichier de l’armée ? – Si, bien entendu ! J’ai tenu à le retrouver. Le ministère fédéral de l’armée à Bonn m’a répondu laconiquement qu’il n’était sur aucune liste. Le consulat n’a pas été plus précis. Beaucoup de prénoms commencent par H : Hans, Herbert, Heinrich, Hermann, Hyéronimus… Chaque Land consigne ses propres archives, dont beaucoup ont disparu dans la déroute de l’après-guerre. Et j’ignore le nom de jeune fille de ma mère. – Mais elle a bien eu des papiers américains, relevai-je. On devrait retrouver trace des formulaires remplis à son arrivée. La carte est adressée à Gertrud Schwarzbrod. Ses lèvres dessinèrent un sourire chagriné. – J’ai vérifié. Il n’y en a aucun d’enregistré à ce nom ! C’était la guerre et il y avait un grand laxisme dans toutes les administrations. Même sur internet, je n’obtiens rien. Je suis retournée dans le New Jersey… Tout a changé depuis mon enfance. La rue est bien là, mais plus la pension. Pendant que l’Europe rendait les armes devant la puissante armée allemande, que la Chine était martyrisée par le Japon, nous nous remettions tout doucement de la grande dépression. Nous allions à notre tour basculer dans la folie guerrière, après l’attaque de Pearl Harbor en décembre 41. L’effort du pays se porta dans l’industrie militaire, avec le succès que l’on connaît. Les réfugiés passaient au second plan. – Ma mère aura probablement eu l’occasion de lui faire savoir où nous résidions. Je ne sais pas… télex, morse… Possible également qu’elle n’ait même jamais reçu la carte, puisqu’elle est morte cinq mois après son envoi. Quelqu’un en aura pris connaissance. Pour tout vous dire, j’ai… j’ai même consulté une voyante et un magnétiseur. Par politesse, je demandai le résultat. – Les deux ont vu des choses assez semblables. Mon père aurait été issu d’une famille où l’art tenait une place très importante. Il aurait vécu dans un lieu entouré d’eau. Beaucoup d’eau. Nous étions bien avancés. Moi, je baignais plutôt dans l’alcool et les emmerdements. « H » avait-il été architecte, peintre, musicien ? Que venait faire un don artistique pendant la guerre ? Dans la marine ? Beaucoup d’eau… Ville portuaire ? thermale ? bordant un lac ? un fleuve ? Je replongeai, c’est le cas de le dire, dans le concret. – Votre mère était-elle juive, pour fuir ainsi l’Allemagne ? – Non, pas que je sache. Et vous avez vu ma médaille chrétienne. J’avoue que je ne me suis jamais posé la question. Quant à notre départ d’Allemagne en 43, je n’ai pas d’explication. Je tirai un autre écheveau. – Il y a peu de chance qu’on puisse relever des empreintes. Mais on pourrait tenter un test ADN sur le dos du timbre. J’ai un bon ami coroner à la Crim’ qui pourrait nous aider. On aurait alors la certitude du lien de parenté. – À combien se montent vos honoraires ? La question ne m’effraya pas. Autant les artistes étaient gênés pour chiffrer leurs œuvres, autant j’avais pris conscience de mes qualités. Après un rapide comparatif de la profession et tenant compte de mes trente ans d’expérience, je proposai un tarif raisonnable. – La première consultation est offerte. Mes honoraires sont de mille dollars la journée. Hors frais. Cela dit, j’ai l’impression que je vais devoir voyager. Ses yeux s’assombrirent et les pupilles parurent en dévorer tout l’iris. – J’ai l’intention de vous embaucher, mais pas de vous payer ! affirma-t-elle péremptoirement. En tout cas, pas de cette façon. Avant que je lui aie signifié cette mauvaise réponse sur un buzzer imaginaire et indiqué la marche arrière, elle murmura : – J’ai mieux à vous proposer. Beaucoup, beaucoup mieux. Elle se pencha alors vers moi dans un bruissement de taffetas, juste assez pour que je puisse humer la pointe de Shalimar. Un maquillage étudié camouflait les rides. La maturité sculptait son visage. Les veines de son cou palpitaient. Je me sentais aussi nu qu’une valise sous un portique d’aéroport. – Je souhaiterais que vous vérifiiez ce lien génétique et découvriez ce qui est arrivé à mon père. Mais surtout, s’il existe, que vous m’aidiez à retrouver le tas d’or ! En guise de salaire, vous aurez cinquante pour cent de ce que je récupérerai, précisa-t-elle d’une bouffée paresseuse. Je me levai, un brin estomaqué, et m’approchai de la fenêtre. En contrebas, la cacophonie urbaine atteignait un pic, à peine étouffé. Monk, un génial compositeur de jazz, se positionnait aux carrefours de circulation et reconstituait ensuite sur son piano les dissonances perçues. Le front collé à la vitre glaciale, le regard perdu vers les agrafes jaunes et sombres qui suturaient le bitume, je tentais moi aussi de puiser l’inspiration. Elle perçut mon hésitation. Ce qu’elle annonça alors d’une voix atone, me glaça tout à fait. – Je… Je suis malade. Lymphome ganglionnaire. Ce… c’est irrémédiable. Je… je n’en ai plus que pour quelques mois. Je le sais grâce à un ami médecin qui a bien voulu me dire la vérité. Je me retournai. Avec des mots pudiques, elle détailla ses cinq années de combat contre la maladie. Vu son âge, elle avait trouvé illusoire d’accepter la chimio. Fatigues, vertiges et vomissements hachaient sa vie actuelle. Elle baissa ses yeux bordés de tristesse et ajouta : – La carte m’a donné un coup de fouet. Je m’y accroche. Comprendre ce qui est arrivé à mon père me… disons que ça me maintient. Mais pour combien de temps… Son soupir expulsa la fumée jusqu’à mon visage. Un mélange de tabac et de miasmes. Encore une, pensais-je pour moi-même. Encore une en souffrance qui venait s’agglutiner comme tant d’autres sur le ruban de mon destin, sans que je ne trouve la force de m’y opposer. J’aurais mieux fait de ne pas m’attendrir, mais je le fis. J’aurais mieux fait de la raccompagner illico à la porte, mais je ne le fis pas. Je décidai d’être factuel : – Imaginons que je trouve de l’or. Désolé d’être brutal, mais… dans votre état, qu’en feriez-vous ? Ses yeux s’enflammèrent. Elle répondit sur un ton sans appel. – Je le léguerai à la recherche médicale. Il n’y avait rien à redire. Les interrogations s’enchaînèrent. Existait-il toujours, ce tas d’or disparu depuis plus de cinquante ans ? D’où venait-il ? Et juste une carte postale pour point de départ. Pas tout à fait la parcheminée roulée dans un étui de cuir de mes fantasmes d’enfant, mais pas loin. Combien de temps avait-elle mis pour parvenir à destination ? Trois mois, six peut-être. Il y avait peu d’avions de ligne à l’époque. Le bateau semblait plus plausible. Passer par Suez ou Le Cap, franchir l’Atlantique… Aux dires de sa fille, « H » avait fait la Seconde Guerre. Schwarzbrod… pas besoin d’être Goethe : cela voulait dire pain noir. J’eus le sentiment que je n’avais pas fini d’en manger en acceptant le dossier. Pas sûr non plus que ce fût prévu dans le test du bonheur de l’iPhone. Je n’étais pas un homme d’argent. Néanmoins, l’idée de posséder un gros paquet me mettant définitivement à l’abri ne me laissait pas de marbre. Mais, la façon qu’elle avait eue de se mettre à nu m’avait touché. Et, sans le savoir, elle venait de mettre en branle mes bielles qui turbinaient à l’aventure. Je m’assis pour lui faire part de ma décision. Le plus terrible avec les femmes, c’est qu’elles vous achèvent avec le sourire.
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