Chapitre 1

1278 Words
Chapitre Un Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je vous en prie, je ne veux pas mourir. Elle répétait sans cesse ces mots dans sa tête, une prière désespérée qui resterait à jamais sans réponse. Ses doigts glissèrent un autre centimètre sur la planche en bois brut, ses ongles se brisant alors qu’elle tentait de raffermir sa prise. Emily Ross s’accrochait par ses ongles, littéralement, à un vieux pont brisé. Des dizaines de mètres plus bas, l’eau se ruait contre les rochers, le torrent de montagne en crue après les dernières pluies. Ces pluies étaient en partie la cause de sa situation actuelle. Si le bois du pont avait été sec, elle aurait pu éviter de glisser et de se fouler la cheville. Et elle ne se serait certainement pas écrasée contre la rambarde, celle-ci cédant sous son poids. Seule une dernière tentative désespérée de s’agripper l’avait empêchée de chuter vers sa mort. En tombant, sa main droite avait agrippé une petite saillie sur le rebord du pont, la retenant dans les airs à des dizaines de mètres au-dessus de rocs durs. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je vous en prie, je ne veux pas mourir. Quelle injustice ! Ça ne devait pas se passer ainsi. Elle était en vacances, sa période de récupération. Comment pouvait-elle mourir maintenant ? Alors qu’elle n’avait pas encore commencé à vivre ? Des images des deux dernières années s’imposèrent à son esprit, comme les présentations PowerPoint qu’elle avait passé tant de temps à réaliser. Chaque longue soirée, chaque week-end au bureau… ça n’avait rien changé. Elle avait perdu son emploi au cours des mises à pied et elle était maintenant sur le point de perdre la vie. Non, non ! Emily battit des jambes, ses ongles s’enfonçant davantage dans le bois. Son autre bras s’étira vers le pont. Ça ne se passerait pas comme ça. Elle ne se laisserait pas faire. Elle avait travaillé trop durement pour se laisser vaincre par un stupide pont en pleine jungle. Du sang coula le long de son bras alors que le bois dur arrachait la peau de ses doigts, mais elle ignora la douleur. Sa seule chance de survie était d’attraper le rebord du pont de son autre main, pour pouvoir se remonter. Personne ne viendrait l’aider, personne ne la sauverait si elle échouait. La possibilité de mourir seule dans la forêt tropicale n’avait pas effleuré Emily lorsqu’elle s’était lancée dans cette randonnée. Elle était une habituée des randonnées et du camping. Et, même après l’enfer des deux dernières années, elle était encore en bonne forme, forte de la course à pied et des sports qu’elle avait pratiqués tout au long du lycée et de l’université. Le Costa Rica était considéré comme une destination sûre, avec un faible taux de criminalité et une population conviviale. C’était également un endroit bon marché, un facteur plus qu’important pour ses économies à la dérive. Elle avait réservé ce voyage avant. Avant que le marché décline, avant une autre série de mises à pied qui avait touché des milliers de travailleurs de Wall Street. Avant qu’Emily ne retourne au bureau le lundi, l’œil hagard après un week-end à travailler, pour en ressortir le jour même avec toutes ses possessions dans une minuscule boîte de carton. Avant que sa relation amoureuse de quatre ans ne s’effondre. Ses premières vacances en deux ans, et elle allait mourir. Non, ne pense pas ainsi. Ça n’arrivera pas. Emily savait pourtant qu’elle se mentait. Elle pouvait sentir ses doigts glisser, la douleur cuisante de son bras et de son épaule droits forcés de soutenir le poids de tout son corps. Sa main gauche n’était qu’à quelques centimètres du rebord du pont, mais ces centimètres auraient tout aussi bien pu être des kilomètres. Sa poigne n’était jamais assez solide pour qu’elle puisse se soulever avec un seul bras. Vas-y, Emily ! Ne pense pas, vas-y ! Rassemblant toutes ses forces, elle balança ses jambes dans le vide, utilisant son élan pour soulever son corps pendant une fraction de seconde. Sa main gauche agrippa la planche saillante, s’y accrochant… et le délicat morceau de bois se brisa, la faisant crier de terreur et de surprise. La dernière pensée d’Emily avant que son corps ne percute les rochers fut l’espoir que sa mort serait instantanée. L’odeur de la végétation, riche et âcre, taquinait l’odorat de Zaron. Il inspira profondément, laissant l’air humide emplir ses poumons. L’air était propre ici, dans ce coin reculé de la Terre, presque aussi propre que sa planète. Il en avait besoin. Il avait besoin de l’air frais, de l’isolation. Au cours des six derniers mois, il avait tenté de fuir ses pensées, de vivre dans le moment présent, mais il avait échoué. Même le sang et le sexe ne lui suffisaient plus. Il pouvait se distraire en s’envoyant en l’air, mais la douleur revenait toujours après, aussi puissante. Finalement, cela s’était révélé trop pour lui. La saleté, la foule, la puanteur de l’humanité. Lorsqu’il n’était pas perdu dans un brouillard d’extase, il était dégoûté, ses sens submergés par trop de temps passé dans les villes humaines. C’était mieux ici, où il pouvait respirer sans inhaler de poison, où il pouvait respirer la vie, et non des produits chimiques. Dans quelques années, tout serait différent, et il tenterait peut-être à nouveau de vivre dans une ville humaine, mais pas tout de suite. Pas avant qu’ils ne soient établis ici. C’était la tâche de Zaron : superviser les colonies. Après plusieurs décennies à étudier la faune et la flore sur Terre, il n’avait pas hésité lorsque le Conseil avait demandé son aide pour la prochaine colonisation. Tout était mieux que de rester chez lui, où la présence de Larita se faisait sentir partout. Il n’y avait pas de souvenirs ici. Malgré toutes les similitudes avec Krina, cette planète était étrange et exotique. Sept milliards d’Homo sapiens sur Terre, un nombre inconcevable, et ils se multipliaient à une vitesse vertigineuse. Leur courte existence et leur manque de vision à long terme les amenaient à brûler les ressources de leur planète sans égard pour l’avenir. À certains égards, ils lui rappelaient une espèce de criquets, Schistocerca gregaria, qu’il avait étudiée plusieurs années plus tôt. Bien sûr, les humains étaient plus intelligents que des insectes. Certains, comme Einstein, se rapprochaient même des Krinars dans certains aspects de leur raisonnement. Ça ne surprenait pas vraiment Zaron ; il avait toujours pensé que c’était possiblement l’objectif de la grande expérimentation des Anciens. Marchant à travers la forêt costaricaine, il se prit à penser à sa tâche. Cette partie de la planète était prometteuse ; il était facile d’imaginer des plantes comestibles de Krina fleurir ici. Il avait mené des tests poussés sur le sol et il avait quelques idées sur la manière de le rendre encore plus hospitalier pour la flore Krinar. Alentour, la forêt était luxuriante et verte, emplie de la fragrance des héliconies en floraison, du bruissement des feuilles et des cris des oiseaux natifs. Au loin, il pouvait entendre le cri d’un Alouatta palliata, un singe hurleur natif du Costa Rica, et autre chose. Les sourcils froncés, Zaron écouta attentivement, mais le son ne se répéta pas. Curieux, il se dirigea dans cette direction, ses instincts de chasseur en alerte. Pendant une seconde, le son lui avait semblé être un cri de femme. Se déplaçant avec aise à travers la végétation dense, Zaron accéléra la cadence, sautant par-dessus une petite crique et les arbustes sur son chemin. Dans ce coin reculé, loin des humains, il pouvait se déplacer comme un Krinar sans devoir s’inquiéter d’être aperçu. En quelques minutes, il fut assez près pour détecter l’odeur. Âcre et cuivrée, l’odeur lui mit l’eau à la bouche et il sentit son sexe remuer. Du sang. Du sang humain. Une fois à destination, Zaron s’arrêta, observant la scène devant lui. Devant lui se trouvait une rivière, un ruisseau de montagne gonflé par les pluies récentes. Et sur les larges rochers noirs au milieu, sous un vieux pont de bois traversant la gorge, se trouvait un corps. Le corps brisé et tordu d’une jeune humaine.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD