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Yulia
Dès que j’arrive dans Miraflores, je m’arrête dans une station-service et je demande au pompiste d’utiliser le téléphone qui est dans sa petite boutique. Il comprend assez bien l’anglais pour me laisser faire et je compose le numéro d’urgence que tous les agents d’UUR connaissent par cœur. En attendant la communication, je ne quitte pas la porte des yeux et mes mains sont moites.
Diego et Eduardo ont dû s’apercevoir de ma disparition, ce qui veut dire que les gardes d’Esguerra sont à ma poursuite. J’ai eu des remords en menaçant le chauffeur de la camionnette et en le forçant à descendre du véhicule, mais j’en avais besoin. En tout état de cause, je n’ai pas de temps à perdre avant que les hommes d’Esguerra ne retrouvent mes traces, si ce n’est déjà fait.
― Allo ! Une douce voix de femme qui me salue en russe ramène mon attention vers le téléphone.
― C’est Yulia Tzakova, dis-je en déclinant mon identité actuelle. Moi aussi, je réponds en russe. Je suis à Miraflores en Colombie et j’ai besoin de parler immédiatement à Vasiliy Obenko.
― Code ?
J’énumère un certain nombre de chiffres puis je réponds aux questions que me pose l’opératrice pour vérifier mon identité.
― Restez en ligne s’il vous plaît, dit-elle, puis il y a un instant de silence avant que je n’entende un clic qui signifie une nouvelle communication.
― Yulia ? Je l’entends à sa voix, Obenko a du mal à le croire. Vous êtes en vie ? Le rapport des Russes disait que vous étiez morte en prison. Comment avez-vous…
― Le rapport a menti. Ce sont les hommes d’Esguerra qui m’ont enlevée. Je garde la voix basse en me rendant compte que le pompiste m’examine d’un air soupçonneux. Je lui ai dit que j’étais une touriste américaine et maintenant je parle russe ce qui le plonge évidemment dans le trouble. Écoutez, vous êtes en danger. Tous ceux qui sont liés à UUR sont en danger. Il faut vous cacher et il faut que Misha se cache…
― Vous êtes aux mains d’Esguerra ? Obenko semble horrifié. Alors comment pouvez-vous…
― Je n’ai pas le temps d’expliquer. Je me suis échappée, mais on me cherche. Vous devez vous cacher, vous et tous les membres de votre famille. Et Misha aussi. Ils vont venir à vos trousses.
― Ils vous ont fait parler ?
― Oui. Ma gorge est nouée tellement je m’en veux, mais je parviens à garder un ton calme. Ils ignorent où vous êtes actuellement, mais ils connaissent les initiales de l’agence et le véritable nom d’un ancien agent. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne vous retrouvent.
― p****n ! Obenko garde un instant le silence puis il dit : il faut que nous vous exfiltrions avant qu’ils ne vous reprennent. En fait, il veut dire : avant qu’ils puissent vous soutirer d’autres renseignements.
― Oui.
Le pompiste pianote quelque chose sur son portable tout en me jetant un coup d’œil et je sais qu’il faut faire vite. J’ai une voiture, mais j’ai besoin d’aide pour quitter le pays.
― Entendu. Vous pouvez vous rapprocher de Bogota ? Nous allons peut-être pouvoir demander au gouvernement vénézuélien de nous rendre service et de vous faire passer la frontière en douce.
― Je crois que ça sera possible. Le pompiste repose son portable et s’avance vers moi si bien qu’avant de raccrocher je dis rapidement : J’y vais.
Le pompiste est presque à côté de moi, les sourcils froncés, mais je sors à toute vitesse de la boutique avant qu’il n’ait le temps de m’attraper. Je saute dans la camionnette, je ferme la portière derrière moi et je démarre. Le pompiste court derrière moi, mais je sors déjà du parking sur les chapeaux de roue.
De nouveau sur la route je fais le point. Il ne reste qu’un quart d’essence dans le réservoir et il est vraisemblable que le pompiste a prévenu les autorités ce qui veut dire que le véhicule sera repéré plus vite que prévu.
Il faut que j’en trouve un autre pour sortir de Miraflores.
J’ai le cœur battant en accélérant et je pousse la vieille camionnette jusqu’à ses limites tout en surveillant attentivement la route. Un kilomètre, un kilomètre et demi, deux kilomètres… À chaque instant, mon anxiété monte d’un cran. Combien de temps me reste-t-il encore avant que les hommes d’Esguerra n’entendent parler de la blonde inconnue de la station-service ? Combien de temps avant qu’ils ne commencent à chercher la camionnette avec leurs satellites ? Sans doute pas plus d’une demi-heure.
Finalement un kilomètre plus tard je vois ce que je cherchais : un petit chemin qui n’est pas goudronné et qui semble aller vers une ferme. En espérant que mon intuition est bonne, je quitte la route principale pour m’y engager.
Deux ou trois cents mètres plus loin, j’aperçois un hangar. Il est à une douzaine de mètres sur la droite et derrière lui se trouve un bois touffu. Je prends cette direction et je gare la camionnette derrière le hangar en la dissimulant sous les arbres. Si j’ai de la chance, elle ne sera pas repérée durant un bon moment.
Et maintenant, il faut que je trouve un autre véhicule.
En m’éloignant du hangar, je trouve une grange avec un vieux tracteur en piteux état garé devant. Comme je ne vois personne, je m’approche de la grange et j’y jette un coup d’œil.
J’ai de la chance !
Dans la grange, il y a un petit camion. Il a l’air ancien et rouillé, mais ses vitres sont propres. Quelqu’un s’en sert donc régulièrement.
En retenant mon souffle je me glisse dans la grange et je m’approche du camion. La première chose que je fais est de regarder autour sur les étagères pour y chercher les clés ; parfois, il y a des gens assez bêtes pour les laisser à côté du véhicule.
Malheureusement, ça n’a pas l’air d’être le cas de ce fermier. Impossible de trouver les clés. Eh bien tant pis ! Je jette un coup d’œil autour de moi et je vois une pierre attachée à un bout de lino. Je l’attrape et je m’en sers pour fracasser la vitre du camion. C’est une solution brutale, mais ça va plus vite que d’essayer de trafiquer la serrure.
Et maintenant vient le plus difficile.
En ouvrant la portière du chauffeur, je monte sur le siège et j’ouvre le boîtier du démarreur qui se trouve sous le volant. Puis j’examine le fouillis des fils en espérant me souvenir comment ça marche sans que le camion tombe en panne et sans m’électrocuter. Pendant ma formation, on a étudié les circuits électriques, mais je n’ai jamais eu à le faire sur le terrain et j’ignore si je vais y arriver. Chaque voiture est un peu différente des autres ; il n’y a pas de système de couleurs universel pour les fils et les véhicules anciens comme ce camion sont particulièrement compliqués. Si j’avais le choix, je ne m’y risquerais pas, mais en ce moment c’est la seule solution.
Il ne se passe rien. J'essaye de calmer le rythme de ma respiration et je tente différentes combinaisons de fils. Et à ma troisième tentative, le moteur se met en marche.
Je pousse un soupir de soulagement, je ferme la portière et je sors de la grange pour rejoindre la route.
Avec un peu de chance, le propriétaire du camion ne découvrira pas immédiatement sa disparition et j’atteindrai la ville la plus proche avant d’avoir encore besoin de changer de véhicule.