I

1944 Words
IDebout derrière la baie vitrée encore embuée par la fraîcheur matinale, il suivait du regard les nuages noirs, poussés vers l’est au-dessus de la presqu’île par la brise du large. Les beaux nuages qui dessinaient un arc de cercle parfait tandis que le soleil d’octobre jouait sur l’anse verte, sur l’eau bleu foncé dans le port, sur les silhouettes des bateaux blancs finement ciselées. Comme une photo de calendrier. Jean-Gabriel Toirac s’était levé tôt pour travailler mais ce matin, son attention était ailleurs et il se surprit plusieurs fois à rêver, son regard allant se poser malgré lui sur l’emplacement, vers la sortie du port, où naguère était amarrée la Madrugada1. Il en faisait fréquemment des cauchemars. Plus de dix-huit mois s’étaient écoulés depuis l’explosion qui avait failli coûter la vie à Nancy et à toute sa famille. À lui aussi par la même occasion. Déjà un an et demi et les blessures physiques, mais plus encore psychologiques, n’en finissaient pas de se refermer. Fatigué, il avait du mal ces derniers jours à se tenir vraiment droit et s’obligeait à remuer sa grande carcasse bien qu’il n’en eût pas la moindre envie. Il revint se mettre au travail en se mouchant énergiquement parce que depuis presque une semaine il était enrhumé et n’arrêtait pas de renifler. Tout allait de travers, c’était ainsi qu’il le voyait. Il s’assit à la table dont il avait fait son “bureau”. Les guillemets s’imposaient car ce bureau n’était ni plus ni moins qu’une vieille table de cuisine en bois, recouverte d’une toile cirée vieux rouge pour en cacher les éraflures, qu’il avait tirée jusque-là et sur laquelle s’étalaient en bataille des documents et des stylos. Et évidemment le manuscrit sur lequel il s’efforçait vainement de travailler. Il soupira en regardant les feuilles griffonnées de la veille qu’il froissa avant de les jeter dans la corbeille à papier. Juste à côté du bureau, face à la porte-fenêtre, il avait également disposé une tablette ergonomique, pour son ordinateur portable et un clavier. Il travaillait le moins possible sans cette installation qui lui évitait d’avoir trop vite mal dans le dos. « Se tenir droit », avait vivement recommandé le médecin, pour ne pas provoquer les fréquentes douleurs musculaires consécutives au vol plané que lui avait values l’explosion avant de retomber contre un arbre beaucoup plus solide que lui. Ça se calmait lentement et les crises s’espaçaient, il en était certain, mais toutes ces dernières nuits il s’était réveillé avec des contractions et des courbatures dues au moins autant à la peur encore tapie dans son subconscient qu’à la fatigue physique. Alors il se soignait tout en restant persuadé que le vélo et la natation lui faisaient plus de bien que les antalgiques qu’il prenait très irrégulièrement. Il se redressa et tenta de fixer son attention sur le manuscrit qu’il relisait pour la énième fois. Un vieux classeur à glissières, au format depuis longtemps périmé où s’étalait, sur la couverture, d’un vert délavé par le temps, la marque Héraklès avec l’image du héros antique un genou en terre et pointant son arc vers le ciel sur une cible connue de lui seul, vraisemblablement les horribles oiseaux du lac Stymphale. Des oiseaux de cauchemar, comme le phénix. Un vieux classeur, ouvert à ce moment-là, et, sur les feuilles jaunies qui en sortaient, le texte qu’il commençait à connaître par cœur, y compris les blancs et les ratures. Un manuscrit incomplet, c’est-à-dire la photocopie d’un manuscrit, des fragments séparés ici et là par des vides sur lesquels il aurait dû travailler puisqu’il s’était levé avec cette intention et qu’il était payé pour ça. Mais depuis plusieurs jours, le projet semblait lui échapper, s’éloigner de plus en plus dans un flou insaisissable et décourageant. Une pièce de théâtre. Des notes, des scènes partiellement rédigées et reliées entre elles par des phrases plus ou moins claires parce que celui qui les avait écrites avait suivi sa propre pensée et n’avait évidemment pas imaginé qu’un autre, un jour, beaucoup plus tard, s’aviserait de reprendre son travail pour le continuer. Le tout écrit en très bon français cependant, avec même ici et là des trouvailles qui laissaient entrevoir un esprit imaginatif, réellement ouvert à l’humour et à la poésie. Mais, faute de pouvoir parler avec l’auteur, il devenait chaque jour plus difficile de se mettre à sa place, de s’identifier à lui. Et l’ensemble demeurait désespérément confus, de plus en plus même au fur et à mesure que Jean-Gabriel cherchait à se glisser dans ce scénario pour en rassembler les fils, en compléter les blancs, en deviner les intentions. Tout ce qu’il avait lui-même rajouté semblait rompre le rythme du texte qui se refusait à lui. Ce jour-là, la tâche lui semblait plus que jamais rebutante, et finalement impossible. Son attention vagabondait, se dispersait aux moindres prétextes. Le temps passait à ne rien faire que regarder le spectacle de la ville et l’activité ralentie du port. Le soleil et ses reflets, jouant sur la surface miroitante de l’eau, entraient maintenant dans le salon, projetant des ombres et des éclats de lumière sur les murs et le plafond. C’était une pièce fort agréable qu’on avait agrandie et modernisée en abattant la mince cloison qui la séparait autrefois de la petite cuisine. Le tout meublé avec sobriété, deux fauteuils et une table basse, et éclairé par quelques tableaux riches en couleurs, des originaux signés Le Rohellec et Morinay. Une pièce à vivre, comme disent les architectes, d’autant plus agréable que la porte-fenêtre donnant sur un balcon s’ouvrait largement sur le ciel, les falaises audessus de la ville encore colorées par la bruyère, le port, le Sillon filant tout droit jusqu’à la chapelle de Rocamadour et la tour Vauban surveillant toute la baie. — C’est bien beau mais il faut que je m’y mette. Il alluma l’ordinateur et se leva pour aller se préparer un café bien serré pendant que le programme s’initialisait. Il avait pris froid l’avant-veille en allant se baigner à Veryach malgré la température automnale et l’eau déjà très fraîche. Quinze degrés, il aimait ça et nageait chaque jour, au moins quelques minutes, vigoureusement pour mieux se réchauffer. Cette fois pourtant, le vent était glacé quand il était sorti de l’eau, il n’avait pas réussi à se réchauffer et à éviter le rhume. Son manque d’entrain venait au moins en partie de là. La petite machine à café commença à se racler la gorge, comme si elle s’était enrhumée elle aussi, par solidarité. Il revint vers l’ordinateur pour entrer dans la messagerie, retourna chercher le mug qui entretemps s’était rempli. Autrefois il aurait dit la tasse. « Le mug ! Voilà ce que c’est, pensa-t-il en reniflant, de partager sa vie avec une Anglaise. » Il but une première gorgée qui lui ébouillanta les papilles, en regardant l’écran où s’affichait un seul nouveau message qu’il ouvrit aussitôt. C’était un rituel bien établi entre lui et Nancy quand ils n’étaient pas ensemble sous le même toit. Un petit bonjour par courriel le matin et, chaque soir, une conversation de vive voix devant la webcam. Le message était bref : « Salut JG. As-tu bien dormi sans moi dans ton grand lit ? Moi j’aime pas être seule. I kiss you. Love. Nancy. » Elle l’appelait JG plutôt que Jean-Gabriel, comme la plupart de ses proches et se fichait éperdument de ses fautes de français, très peu nombreuses à vrai dire mais obstinément répétées comme cette absence de « ne » dans ses phrases négatives. Il resta un moment à fantasmer. Quelques images érotiques traversèrent la pièce en 3D, Nancy en très petite tenue, c’est-à-dire pas de tenue du tout, qui passait devant lui en riant et en esquissant un pas de danse. Et aussi ses yeux violets, tout près et encore agrandis par le plaisir. Il arrêta le film et rédigea une réponse : « J’ai bien dormi mais tu me manques etc. » En réalité il avait passé une très mauvaise nuit et rêvé que quelqu’un était entré dans la maison, qui l’avait poursuivi en le menaçant, quelqu’un dont la respiration rauque faisait penser à un animal… Il avait effacé le reste en se réveillant. Il continua néanmoins à converser par écrit sur le ton joyeux qui était la note dominante de leur complicité amoureuse et que les événements n’avaient fait que renforcer. C’était du moins ce qu’il s’efforçait de croire. Puis, le message expédié, il revint aux choses sérieuses en soupirant bruyamment parce que ça lui semblait beaucoup moins sérieux justement. Rapidement il parcourut les notes qu’il avait déjà enregistrées avant d’éteindre l’ordinateur et de revenir à la contemplation du manuscrit en sirotant le café qui commençait à refroidir. Et aussitôt, comme chaque fois qu’il se mettait au travail, l’inquiétude ressurgit. À nouveau il se laissa distraire par le spectacle des nuages qui avançaient au-dessus de la baie et obscurcissaient maintenant le ciel. L’éclaircie avait été de courte durée, dehors comme dans sa tête. Il ne se sentait pas du tout en forme, oui, mais il savait obscurément pourquoi. Le rhume était une chose et les blessures du passé en étaient une autre, mais ces jours-ci avait lieu la rentrée universitaire et cette pensée, qu’il essayait vainement de repousser au second plan, ravivait quantité de questions embarrassantes. De plus en plus chaque jour, il craignait d’avoir fait une erreur, pour ne pas dire une folie et Nancy n’en parlait plus, ce qui expliquait peut-être la brièveté de ses messages, alors que pendant les mois récemment écoulés elle ne lui avait pas caché sa façon de penser. Elle jugeait carrément stupide la décision de JG de prendre une année sabbatique pour pouvoir finir sa thèse sur Saint-Pol-Roux, sur place, ici, à Camaret. Parce que, elle en demeurait persuadée, la thèse n’était au fond qu’un beau prétexte, et il savait qu’elle avait raison. Ce qui avait motivé cette décision n’était pas totalement étranger à la volonté de passer une année entière à Camaret, d’y respirer pendant plusieurs saisons l’atmosphère de la presqu’île où le Magnifique2 avait écrit la majeure partie de son œuvre. Mais la vérité, dissimulée sous les faux-fuyants qu’il avait savamment entretenus, était bien différente. Et depuis quelques jours, parce que la difficulté devenait plus évidente de remplir son contrat, les véritables raisons de son choix lui apparaissaient plus clairement. Impitoyablement. Cependant au tout début, rien ne l’avait inquiété. Les vraies raisons de cette fuite, s’il était sincère avec lui-même, il savait très bien les formuler maintenant, c’étaient le désir de changement, la grande fatigue dont ils n’étaient pas encore remis ni l’un ni l’autre et, dans la perspective de la rentrée, la lassitude face à un métier d’enseignant dont les conditions n’en finissaient pas de se dégrader. Plus secrètement encore il devinait en lui un attrait puissant, malsain selon Nancy, pour les énigmes. Une tentation sournoise et de plus en plus forte de jouer les profileurs. Et c’était excitant parce que Jean-Gabriel Toirac avait un trait de caractère bien particulier, lui qui doutait si facilement de lui-même voulait toujours savoir, comprendre, expliquer. Voulait des certitudes. Un travers d’universitaire, se disait-il dans ces moments-là comme si c’était une excuse alors que, cette fois précisément, il fuyait l’Université. Les affaires auxquelles il s’était trouvé mêlé, jusque-là malgré lui, l’avaient amené à croire qu’il possédait peut-être une capacité d’intuition particulière, lui permettant de flairer des indices là où d’autres ne devinaient rien. Et il s’accusait de vanité mais en même temps, il ne comprenait plus très bien l’intérêt de ce manuscrit. Qu’est-ce qui l’avait retenu ? Qu’avait-il remarqué ou seulement pressenti qui l’avait secrètement troublé au plus profond de lui-même ? Comme un signal encore invisible d’une secrète détresse, le choix avait fini par s’imposer. Il s’était vu prendre des décisions contestables et s’engager avec détermination dans ce qui ressemblait de plus en plus à un piège. Et malgré toutes ces réserves et ces hésitations, il continuait à croire qu’il faut rester attentif à ce niveau de la pensée qui travaille à notre insu, qu’il est juste de faire attention à ces avertissements secrets, même si le plus souvent ils demeurent pour toujours indéchiffrables. Cela pouvait se comprendre aussi bien dans les deux sens. Pour et contre lui-même. Le soleil était revenu sur la ville et le port. Il finit son café, maintenant tout à fait froid, en se reprochant de se poser comme d’habitude beaucoup trop de questions. Mais après tout il était fait comme ça et peut-être y avait-il quand même dans son entêtement comme dans ce texte inachevé quelque chose, d’incompréhensible encore, mais d’assez puissant et singulier pour avoir retenu son attention. Sinon pourquoi vouloir à tout prix achever le manuscrit d’un mort ? 1 Lire Le phénix est mort à Camaret, même collection, même éditeur. 2 Surnom donné à Saint-Pol-Roux.
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