IIFin juillet 2001, c’est-à-dire à peu près un an et demi plus tôt, ils sortaient de l’hôpital et avaient pris, Nancy et lui, quelques semaines pour se reposer à Camaret, à l’Hôtel Vauban. C’était juste après la mort du Phénix, à ce moment-là, on en parlait encore un peu partout dans la presse et dans les salons. Eux tentaient d’exorciser ensemble les démons qui les avaient quelque temps poursuivis menaçant de les posséder. Ils s’étaient bien promis de ne plus se laisser prendre aux obscures malédictions d’un passé qui n’était pas vraiment le leur. Élucidée et définitivement classée par la police, l’affaire qui avait un moment menacé toute la famille de Nancy laissait désormais ouvertes devant eux les perspectives d’un avenir paisible, plein de promesses agréables. Un mois s’était écoulé, Nancy n’allait plus tarder à repartir en Angleterre où l’appelaient sa famille et son travail. C’est à ce moment-là précisément que cette femme était venue les voir.
Une drôle de bonne femme à vrai dire. À la silhouette trapue, pas très grande et assez mal fagotée, c’est-à-dire plus exactement vêtue de fringues coûteuses qui n’allaient pas ensemble ou, simplement, ne lui allaient pas du tout et la faisaient paraître plus grosse qu’elle n’était. Vingt kilos de trop aurait-on dit, et un visage dont JG avait d’abord attribué la rougeur à l’é-motion ou peut-être à l’abus d’alcool ou de tabac, ou les trois, parce qu’elle parlait avec une voix de rogomme et ponctuait ses phrases de raclements de gorge. Une drôle de bonne femme donc. Ainsi leur était-elle apparue à la terrasse du Vauban où ils prenaient un verre, sur le quai du Styvel, par une fin d’après-midi encore ensoleillée qui sentait déjà un peu les langueurs de la fin du mois d’août. Par grappes pittoresques, les touristes déambulaient paresseusement sur le Sillon, jusqu’à la chapelle de Rocamadour, et flânaient sur le port en promenant des enfants et des chiens à peine plus gros que des rats, prenant des quantités de photos dont, aussitôt rentrés chez eux, ils fatigueraient leurs familles et leurs amis. L’air était léger, la lumière magnifique, transparente comme aux plus beaux jours des peintres impressionnistes qui avaient un siècle plus tôt fréquenté Camaret. Puis la femme s’était penchée sur leur table, comme une ombre soudaine, surgie de nulle part dans ce paisible début de soirée.
— Excusez-moi, vous êtes bien monsieur Toirac ?
— Euh… oui en effet, pourquoi ?
Sur son bras, Jean-Gabriel avait senti la main de Nancy qui se crispait, voulait l’avertir d’une menace encore invisible et sur le point de se matérialiser.
— Excusez-moi, avait répété la femme, hum… je ne voudrais pas vous déranger. Pourriez-vous m’accorder quelques minutes, ce ne sera pas long. Enfin… hum… je ne crois pas.
Cette promesse embarrassée ne pouvait être qu’innocente bien que JG pensât que ce genre de propos signifie exactement le contraire de ce qu’il prétend. Il pensa aussi qu’ils étaient devenus, lui et Nancy, beaucoup trop sensibles au moindre événement un peu inattendu, réagissant trop souvent par des peurs irrationnelles et tout à fait disproportionnées avec leurs causes.
D’un geste il indiqua, en face d’eux, le fauteuil qui tournait le dos à la circulation. L’étrange femme s’y installa aussitôt, tandis que fébrilement elle extrayait d’un vaste sac de plage en toile de jute, une enveloppe kraft grand format qu’elle posa entre eux sur la table.
Un physique de chauffeur routier, se dit encore Jean-Gabriel avec une pointe de cruauté, en même temps qu’il se reprochait ces pensées peu charitables et remarquait les yeux, très beaux, légèrement maquillés, d’un noir profond et pleins d’une étrange douceur, qui contrastaient avec des manières presque viriles et une apparente rudesse.
Il se demanda un instant s’ils n’avaient pas tout simplement affaire à une folle.
— Bon… hum… Voilà. Pardonnez-moi, je ne sais pas trop par où je dois commencer.
Et sans autre préambule, sans même avoir songé à se présenter, elle s’était lancée dans des explications. Un récit, d’abord décousu et à peine compréhensible, qui s’était fait plus précis à mesure qu’elle entrait dans ses souvenirs et gardait jalousement une main aux ongles délicatement vernis sur la mystérieuse enveloppe que pour finir elle avait poussée vers Jean-Gabriel.
— C’est l’original, avait-elle alors précisé en extrayant de son enveloppe un vieux classeur qu’elle manipulait avec délicatesse, peut-être avec amour, comme une relique infiniment précieuse, presque sacrée. C’est… le manuscrit de Vincent… hum – et à ce moment-là c’était l’émotion qui enrouait sa voix – voilà, c’est-à-dire qu’il est incomplet. Il l’a écrit… hum… quand il était en Algérie. C’est un scénario, enfin vous verrez, c’est le texte, enfin une partie seulement, d’une comédie. C’est-à-dire la plus grande partie. Enfin, je crois.
Jean-Gabriel et Nancy écoutaient, soudain très attentifs au récit et davantage encore aux intonations tandis que le passé resurgissait devant eux dans les yeux et la voix de la femme. Encouragée par leur silence, elle continuait :
— Il me l’a envoyé par la poste…
— D’Algérie ?
Elle regarda JG comme si la question l’étonnait.
— Oui, c’est bien ça, je parle de la guerre d’Algérie. Il était soldat là-bas. J’ai reçu la lettre, je m’en souviens parfaitement, c’était juste quelques semaines avant qu’il soit libéré. Les accords d’Evian venaient de mettre fin à la guerre d’Algérie, vous comprenez ? Les accords d’Evian ont précipité sa libération et en plus, parce qu’il n’avait pas fait de prison, il avait eu droit à quinze jours de perme libérable, pour bonne conduite. C’est comme ça qu’on disait. Ça paraît très loin, mais pour moi c’est comme si c’était hier…
— Vous buvez quelque chose ?
La serveuse se penchait sur eux avec son plateau. Ils ne l’avaient pas vue venir parce qu’ils étaient maintenant tous les deux curieux d’en savoir davantage.
— Pardon ? Ah oui. Un muscat, avec un glaçon… hum… oui, je disais qu’il avait eu droit à une permission libérable. C’est-à-dire qu’il allait rentrer un peu plus tôt que prévu. Quinze jours peut-être. C’était bien parce que j’étais enceinte. Et puis…
Pendant une minute qui leur avait paru interminable parce qu’ils se sentaient subitement très gênés, elle s’était retirée dans un silence douloureux, le temps de refouler ses larmes, en se tournant sur le côté, et de renouer le fil de ses pensées.
— …donc, Vincent, je ne sais plus si j’ai dit que c’était déjà mon mari à ce moment-là, Vincent s’est embarqué avec tous les autres à Alger. Sur un vieux rafiot qui s’appelait le Charles Plumier, un tas de tôles qui faisait eau de tous les côtés et qui mettait deux fois plus de temps que les autres transports de troupe pour faire la traversée – elle se rappelait bien la description qu’on lui en avait faite depuis, et elle disait ça sur un ton particulièrement méprisant que la suite suffisait à expliquer – un vieux rafiot, oui, il n’est jamais arrivé à Marseille.
Un autre silence, seulement troublé un instant par la réapparition de la serveuse posant sur la table le verre de muscat où tintait doucement un glaçon. Un instant, elle regarda la femme, avec un soupçon de curiosité, presque de méfiance elle aussi, et laissa la note sous le pied du verre avant de s’éclipser.
— Les accords d’Evian, c’était il y a presque quarante ans ?
JG essayait pour lui-même qui n’était même pas né, et à plus forte raison pour Nancy, de situer les événements, de rassembler les fragments disparates du récit.
— En mars 62, oui. Vincent aurait dû revenir en mai. Et puis…
— Qu’est-ce que ça veut dire, intervint Nancy, qu’il est jamais arrivé à Marseille ? Ils ont fait naufrage ?
Apparemment étonnée de n’être pas mieux comprise, la femme posa un instant son regard sur Nancy puis les regarda tous les deux plus attentivement comme si elle ne les avait pas vraiment vus jusqu’à ce moment. Ce n’était sûrement pas quelqu’un d’un caractère facile et il y avait un soupçon d’impatience dans sa voix quand elle expliqua à nouveau :
— Non, cette saloperie de bateau aurait bien pu faire naufrage, c’est vrai mais ce n’est pas du tout ça. Vincent s’est embarqué normalement, le soir à Alger, et ils ont quitté le port à la tombée de la nuit, ça on en est tout à fait sûr parce que plusieurs de ses copains en ont témoigné. Mais après, plus personne ne l’a revu pendant le reste de la traversée.
JG, sentait croître en lui l’intérêt pour leur interlocutrice en même temps que la curiosité pour son histoire, il demanda à son tour :
— Et c’est tout ? On ne disparaît pas aussi facilement, si ? Il n’y a pas eu d’enquête ? Pas d’explication ?
À nouveau, les ongles de Nancy se crispaient sur son bras parce que, à lui seul, le mot « enquête », réveillait des souvenirs pénibles et suffisait à mettre ses nerfs à fleur de peau.
— Oui, bien sûr il y a eu une enquête. Enfin, ils ont appelé ça comme ça mais on ne me fera pas croire… Une enquête bâclée de l’Armée de l’Air et de la police maritime. Vous savez, à l’époque, c’était juste après la guerre d’Indochine et aussi la guerre mondiale qui n’était pas si loin, alors après toutes ces années de conflits, on ne voulait même pas appeler la guerre d’Algérie par son nom, il fallait dire la « pacification » – encore du mépris dans la voix. À l’époque, la disparition d’un soldat du contingent ne révoltait plus grand monde. C’était devenu comme un fait divers ou presque. Avec à peine un article de quelques lignes dans les journaux de la région où le garçon était connu. Maintenant, quand un militaire se fait tuer en Irak ou en Afghanistan ou ailleurs, la presse et la télévision en font leurs gros titres. On déplace le président de la République. À ce moment-là on n’y faisait plus vraiment attention. Sauf dans l’entourage du gamin évidemment. Et en plus Vincent ce n’était même pas un mort. Seulement un disparu, alors…
Elle trempa le bout de ses lèvres dans son verre de muscat, en but quelques gouttes comme pour mieux ravaler l’amertume qui empoisonnait son cœur et ses propos. Elle reprit :
— Oui, ça étonne maintenant, mais à ce moment-là, ça semblait presque normal. Après tout, les soldats étaient faits pour ça. On a fait un semblant d’enquête, oui, et on a dit que lui et ses copains avaient un peu trop arrosé la quille, je veux dire leur libération. Et puis on a conclu très vite qu’ils avaient dû chahuter, comme faisaient toujours les soldats libérables. Il serait tombé à l’eau en pleine nuit… Mais pas de témoin, donc pas de preuve de sa mort… Je trouve ça bizarre quand même, ils étaient forcément plusieurs à s’amuser. Je n’ai jamais cru à cette explication. C’est tout juste si depuis, un tribunal a prononcé un jugement de présomption de décès. Pour ce que j’en avais à faire !
— Mais personne ne l’avait revu ? C’est bien ce que vous avez dit ?
— Oui.
Elle hochait vigoureusement la tête en répondant à JG. C’était ce qu’elle avait dit en effet, mais ce n’était pas le plus étonnant d’après elle. En fait, elle ne croyait pas à la version officielle, principalement parce que Vincent ne buvait jamais. Même pour une telle circonstance. Il avait horreur de ça, c’est tout. Dans les fêtes il se tenait toujours à l’écart de ceux qui se saoulaient, ça le dégoûtait de voir les gens perdre leur dignité. C’est ce qu’il disait quand on lui reprochait de n’être pas marrant. Il était comme ça. Et en plus là-bas, beaucoup étaient morts avant lui dans des accidents stupides. À peu près autant que d’autres s’étaient fait tuer au cours d’opérations militaires. Voilà ce que lui avait expliqué, un peu plus d’un an après les faits, le gendarme de l’Armée de l’Air qui l’avait reçue pour lui communiquer les résultats de “l’enquête”. Mais, même en admettant que Vincent ait un peu trop bu pour une fois, comment expliquer la disparition de son paquetage et de sa valise, comment croire que personne n’ait rien remarqué parmi ses copains ou parmi l’équipage ?
À nouveau, elle se retira dans un silence peuplé d’ombres qu’elle était seule à reconnaître. Puis elle les dévisagea longuement tous les deux, avec l’air étonné de quelqu’un qui revenait de très loin et ne savait plus très bien qui ils étaient. Enfin elle baissa les yeux et s’excusa une fois encore :
— Pardonnez-moi. Je suis stupide, je ne voulais surtout pas vous casser les pieds avec mes jérémiades – elle montrait à nouveau le classeur sur lequel sa main était restée posée depuis qu’elle l’avait mis sur la table – non, je voulais seulement vous demander si vous voudriez bien lire cette pièce de théâtre, c’est une comédie, et… hum… peut-être même… enfin peut-être même pourriez-vous la finir… oui, finir de l’écrire, c’est ça. Je veux dire pour qu’elle soit publiable si vous estimez que c’est possible…
Le soir tombait sur la terrasse où ils étaient seuls maintenant. Par-dessus les toits, le soleil éclairait encore pour un moment le haut de la colline d’en face. Plus de promeneurs, ils avaient fui vers les hôtels ou les restaurants, et les quelques voitures qui circulaient autour du port avaient allumé leurs codes. Dans la lumière électrique qui descendait de la vitrine derrière eux, JG regardait le classeur en même temps que cette main fine et soignée posée dessus, jolie, comme les yeux noirs, et qui semblait démentir à elle seule tout le reste de l’apparence de cette femme, concentrer toute sa féminité. Il resta sans voix un moment, désarçonné par l’étrangeté de ce qu’elle venait de lui proposer, puis demanda :
— Attendez ! Finir ce travail à sa place ? Mais pourquoi me demander ça à moi ? Vous ne vous rendez peut-être pas compte de ce que c’est. Je ne saurais pas… Je n’ai jamais fait ce genre de travail. Qu’est-ce qui vous fait supposer…
— Oh, c’est juste que j’ai lu plusieurs articles sur vous deux, le mois dernier. J’ai beaucoup hésité mais on a écrit à plusieurs reprises que, vous particulièrement, elle regardait maintenant JG dans les yeux, vous travaillez sur Saint-Pol-Roux, sur la poésie, vous êtes un littéraire et, si j’ai bien compris, aussi un profileur.
Elle disait ça avec un respect plutôt naïf mais son regard laissait entrevoir que secrètement elle espérait beaucoup plus que ce qu’elle demandait. Au fond une sorte de miracle. Comme de ressusciter un mort, pourquoi pas ? Alors JG l’avait interrompue. Non, il n’était rien de tout cela. Vraiment pas. Juste un prof de lettres très ordinaire qui écrivait pour l’heure une thèse sur Saint-Pol-Roux et que des événements absolument imprévisibles avaient déjà trop perturbé dans son travail. À ce moment, la rentrée universitaire pouvait paraître lointaine, mais il avait encore beaucoup de recherches et de préparations en perspective. Même s’il voulait, il n’aurait pas le temps, non, vraiment pas… Et Nancy hochait la tête, approuvant avec force les propos de Jean-Gabriel.
Cependant, la femme avait du caractère, savait ce qu’elle voulait et n’en démordait pas. Demeurait en face d’eux, les yeux baissés à nouveau, puis les fixant soudain d’un regard limpide, encore plus dérangeant, et qui semblait maintenant les supplier, dire : nous étions comme vous. Et pour échapper à ce regard, parce qu’elle réveillait, très loin au fond de lui des souvenirs de ses parents, parce qu’il sentait bien que l’histoire de ce couple n’était pas la leur, qu’il n’avait pas de raison de culpabiliser, JG avait fini par lui opposer un refus catégorique et plutôt sec. Ils étaient encore très fatigués tous les deux, ils avaient besoin de se reposer, de panser leurs blessures avant de se remettre au travail. Nancy approuvait encore énergiquement, insistait à son tour jusqu’à ce que cette femme qu’ils ne connaissaient même pas renonce enfin avec un air infiniment malheureux. Nancy l’avait dit beaucoup plus tard, c’était à ce moment précis qu’elle avait jugé nécessaire de se méfier de cette comédienne qui savait parfaitement ce qu’elle voulait en dépit de ses allures de victime.
Pour finir, Jean-Gabriel n’avait même pas voulu écouter les propositions qu’elle avait pensé lui faire.
Elle avait encore insisté cependant, parlé d’un contrat qui aurait pu l’intéresser, avant de partir enfin en disant qu’elle lui ferait passer, à tout hasard et pour le cas, on ne sait jamais, où il changerait d’avis, une photocopie du texte. L’original, avait-elle ajouté en remettant dans son sac l’enveloppe contenant le classeur et en s’en allant, elle ne pouvait pas le lui laisser, elle ne voulait pas s’en séparer, au moins pas avant de connaître sa décision définitive. Il verrait lui-même, un de ces jours peut-être. Puis, après quelques pas pour traverser la chaussée, elle était revenue en arrière pour préciser que maintenant s’ils voulaient la revoir, ils pouvaient toujours lui téléphoner ou demander “La Langouste”. Sur cette dernière phrase particulièrement énigmatique et sans laisser un numéro où l’appeler, elle les avait laissés là, tous les deux énervés et perplexes. Ses talons avaient claqué sur les planches de la promenade de l’autre côté du quai, au-dessus de l’eau, et elle s’était éloignée comme une ombre de plus en plus petite parmi les derniers passants, avant de disparaître dans la lumière déclinante.