III

2779 Words
IIIOctobre 2002, donc un peu moins d’une année et demie s’était déjà écoulée depuis cette rencontre à la terrasse du Vauban. Et Jean-Gabriel habitait ici maintenant dans l’impasse en haut de la rue du Gouin. Provisoirement, affirmait-il pour lui-même chaque fois qu’il revenait à y penser. Provisoirement, peut-être, mais elle s’était montrée plus obstinée que lui et il avait fini par accepter le contrat que cette femme lui proposait. Au début il n’y croyait même pas. Le mot “contrat” à lui tout seul l’indisposait parce qu’il sonnait étrangement faux, avec des sous-entendus sulfureux, mais la proposition était pour le moins alléchante et ne cessait depuis de l’étonner : le logement gratuit dans une maison qu’elle possédait (celle-là même qu’il occupait depuis le mois de juillet). Le logement et en plus, pour son travail d’écriture, un salaire, c’était le mot qu’elle avait employé en parlant le plus sérieusement du monde, un salaire équivalent à son traitement de professeur de lettres à l’IUT de Clermont-Ferrand. Elle avait même ajouté, cette fois avec un demi-sourire, cette phrase qui se voulait empreinte d’humour : « Je ne peux pas faire mieux, ce sera donc votre salaire mais sans les cotisations pour la retraite et tout le bazar, naturellement. Ce serait beaucoup trop compliqué pour moi. » Depuis il avait eu largement le temps de comprendre que, malgré cette dernière affirmation, elle était en réalité particulièrement douée pour la comptabilité et toutes ses ficelles. Il n’avait rien trouvé cependant qui lui parût illégal dans leur arrangement. Pour le fisc, il aurait le temps de s’en occuper plus tard, quand il ferait sa déclaration de revenus, mais elle le lui avait déconseillé en riant de sa naïveté. Quant à la maison, si extérieurement, par son architecture, elle était très ordinaire, elle était en revanche idéalement placée. C’est ce qu’avait tout de suite pensé JG lorsque, quelque mois plus tôt, il l’avait visitée pour la première fois, avec Nancy qui avait dû en convenir. Bâtie au milieu d’un tout petit terrain, sur le versant sud-ouest de l’anse de Camaret, cette modeste villa aux normes déjà anciennes dominait une bonne partie de la ville et du port, et recevait dès le petit matin les premiers rayons du soleil levant. Sur l’autre façade, bien calée entre les arbres et les autres propriétés du quartier, elle était proche de la rue et d’habitations de la même époque, mais bien abritée des regards du voisinage. JG avait été aussitôt enthousiasmé. Nancy beaucoup moins, sans qu’elle parvînt à exprimer clairement pourquoi, sinon qu’il lui semblait invraisemblable de dépenser des sommes pareilles juste pour compléter un texte. Une fois de plus, il avait attribué cette réticence aux traumatismes récemment subis et avait répondu par des arguments pas forcément très convaincants mais auxquels elle avait quand même fini par céder. À ce moment-là, Jean-Gabriel était persuadé d’avoir beaucoup de chance et de bénéficier enfin de manière inattendue d’un juste retour des choses. C’était le côté positif des sombres affaires dans lesquelles il avait été entraîné sans l’avoir vu venir. Enfin, se disait-il, il reprenait le dessus et pouvait contrôler sa vie, choisir une direction qui lui convenait. Depuis ce moment, Nancy et lui avaient passé ici ensemble, durant l’été dernier, des heures infiniment agréables à se lever tard, marcher, se baigner, faire de longues balades en VTT, lire… et tout ce dont sa mémoire conservait des images d’autant plus troublantes qu’ils ne s’étaient pas revus, autrement que sur Skype, depuis maintenant plus de six semaines. Il revint sur terre et, penché à nouveau sur son travail, passa une journée de plus vissé sur sa chaise à écrire, sans presque lever la tête sauf pour boire du café et manger un sandwich accompagné d’une bière, tout en essayant de recoller les morceaux du manuscrit. Mécontent par-dessus le marché de ce qu’il écrivait, il rouspétait à voix haute parce que ça sonnait mal, ça restait lourd, artificiel au possible et qu’il aurait fallu une fois de plus tout recommencer. « Et merde ! » Il capitula enfin un peu après dix-sept heures, déchira ses brouillons qui rejoignirent dans la corbeille, déjà pleine de papiers froissés, les brouillons de la veille et éteignit l’ordinateur. Il laissa tout en plan pour aller faire un tour vers la plage de Pen Hat. Pas très loin puisque la rue où se situait la maison rejoignait à deux cents mètres le sentier côtier menant vers la pointe du Gouin. Voir la mer, marcher, respirer en dénouant la fatigue, avec juste l’immensité devant soi, les gigantesques nuages naviguant vers l’est et le bruit sourd des vagues déferlant sur le littoral en contrebas. Un rythme à la mesure de l’océan, imperturbable depuis le fond des âges et qui ramenait en lui un silence où la hâte, les émotions, la nervosité se défaisaient comme sous une caresse. Un monde plus réel, où il se sentait plus présent. « Voir la mer », il se rappelait cette expression depuis sa toute petite enfance. On allait voir la mer. C’était cela, précisément, le luxe qu’il entendait s’offrir en contrepartie de son travail, mais les mêmes questions revenaient très vite le harceler sous des formes nouvelles. Vincent Le Goff, le jeune disparu, venait-il parfois sur cette plage ? Aimait-il cet endroit ? Forcément, comment ne pas l’aimer ? Aimait-il écouter les vagues, les regarder longuement rouler, étaler sur le sable leurs éventails argentés ? Aimait-il nager comme lui, même dans l’eau froide ? Il regarda le Lion, ce rocher un peu surnaturel, comme presque tout ici, tapi sur la surface de l’océan comme un félin prêt à bondir. La légende voulait que Divine Saint-Pol-Roux, la fille du poète, allât nager chaque jour jusque-là. Poésie, légendes… Ne pas essayer de se représenter Vincent Le Goff mais voir autant que possible ce qu’il voyait, regarder dans la même direction que lui. On ne se connaît pas en se regardant dans un miroir. Il fallait prendre le temps de le rencontrer, de le reconnaître parmi les fantômes évoqués par Marie-Jeanne, sa femme. Approcher doucement cette ombre, entendre sa voix à peine audible à travers son écriture, et s’ouvrir à ce qui restait vivant de ce jeune garçon. Resté jeune pour toujours alors qu’il aurait eu à peu près soixante ans maintenant, ou peut-être un peu plus. JG pensa encore à ses parents à lui qui auraient eu le même âge et dont le souvenir s’interposait, que savait-il encore de son père et sa mère ? Comprendre aussi, mais c’était beaucoup plus facile, ce décalage dans la manière de penser des deux générations et dans le style lui-même. On n’écrit plus comme il y a quarante ans, il y faut plus de rythme pour captiver un public toujours plus impatient et en même temps moins attentif. Réveiller l’attention du lecteur, pas si facile. Qu’est-ce qui avait poussé Vincent à écrire ? Il voulut rentrer chez lui en empruntant le sentier côtier. Malgré la marche et le grand air, il restait absorbé dans ses réflexions et comme il longeait le bord de la falaise, il entendit soudain derrière son dos les jappements d’un chien qui grondait en se rapprochant à toute vitesse. Il se retourna. Aucune présence alentour cependant, de quelque promeneur ou de quiconque susceptible de rappeler le molosse qui fonçait sur lui en roulant dans sa gueule écumante des grognements furieux. Pas question de se mesurer avec cet animal, mais à quelques mètres de là s’ouvrait l’entrée d’un bunker en béton. Ruine lépreuse et bariolée de tags du Mur de l’Atlantique. JG préféra se jeter à l’intérieur et dévaler l’escalier encombré de détritus et de gravats. Dedans, deux ou trois mètres plus bas, c’était encore pire, l’abri avait dû servir de toilettes d’urgence à tous les promeneurs de la saison. L’odeur renfermée était puissante, corsée, insupportable, et plus que l’obscurité, ce fut sans doute ce qui arrêta le chien. Son flair, probablement mis en défaut par cette agression olfactive, il gémit plusieurs fois douloureusement en haut de l’escalier où les effluves assaillaient son odorat, masquant la piste de Jean-Gabriel qui attendit longtemps avant de se risquer à bouger pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. Le couloir où il s’était aventuré menait vers une large salle dévastée par les bombes. Une crémaillère circulaire, qui avait dû supporter un énorme canon, et des ferrailles tordues et rouillées restaient scellées dans le béton depuis la débâcle allemande de 1944. Marchant avec précaution, JG se rapprocha de cette ouverture par où autrefois la batterie tirait au loin directement sur les navires croisant dans le goulet de Brest. En face, dans le soleil déclinant, se dressait le phare du Minou. Ironie des noms propres selon les situations. Comme un mauvais rêve, le chien semblait n’avoir jamais existé. JG sortit enfin du bunker et, furieux, nettoya sommairement ses chaussures dans les herbes du chemin. D’un seul coup, il avait oublié toutes les autres questions et rouspétait maintenant contre les gens irresponsables qui laissent divaguer des animaux dangereux. Revenu devant chez lui, il était plus calme déjà et il s’aperçut, en cherchant à manœuvrer la clef dans la serrure, qu’il avait oublié de fermer en s’en allant. À ce moment-là, il ne s’en émut pas plus qu’il ne fallait, ce n’était pas la première fois et il était content de rentrer. Il était parti énervé par cette journée et encore obnubilé par des questions dont les réponses trop vagues soulevaient de nouvelles interrogations tout aussi énervantes. Il revenait avec d’autres questions. Il laissa en bas ses chaussures souillées et, sans allumer aucune lampe parce que la rougeur du couchant éclairait encore suffisamment l’escalier, il monta et traversa le salon avant de s’approcher de la porte-fenêtre pour regarder la baie sur laquelle tombait doucement la nuit. Il se revoyait dans cette même lumière crépusculaire quand la femme les avait quittés, Nancy et lui, sans même avoir pensé à se présenter tant elle semblait alors intimidée. De cela aussi il doutait maintenant tandis qu’il observait les jeux d’ombres qui se mouvaient sur le port d’où provenait une vague odeur de varech. C’était sans doute une redoutable comédienne “La Langouste”, pas si facile à intimider qu’on aurait pu le croire. Et beaucoup plus tard, parce qu’il prenait quand même sa défense, Nancy s’était énervée : « Mais qu’est-ce que tu lui trouves à cette bonne femme ? » À ce moment-là, il s’était demandé avec un rien de fatuité si elle n’était pas simplement jalouse. Les phares des voitures, les lampadaires sur le Sillon, les feux des bateaux qui se hâtaient de rejoindre leur mouillage, tirant derrière eux les rides de l’eau où se superposaient les reflets rouges et noirs du ciel et les éclairages de la ville. De ce spectacle non plus, il ne se lassait jamais, pas plus que de cette émotion renouvelée à l’infini. Cette jubilation à vivre tout près des rivages aux limites extrêmes de la terre. Cela, évidemment, avait pesé lourd dans sa décision. Pourtant, comme chaque fois qu’il se perdait dans la contemplation de ce tableau magnifique, il se demandait en même temps si Nancy n’avait pas raison, s’il ne s’était pas laissé prendre à quelque piège, laissé séduire en effet par quelque fantasmagorie qui l’entraînait toujours un peu plus loin de lui-même. Loin de cet homme sensé, raisonnable et pragmatique, que, malgré les épreuves et les déceptions, il s’était imaginé être. Il avait presque envie de rire en mesurant les illusions qu’il avait entretenues jusquelà sur lui-même. Oui, c’était drôle, mais tout le monde n’est-il pas un peu comme ça ? Nancy lui semblait tellement plus raisonnable que lui malgré sa jeunesse, c’est peut-être aussi ce qu’on pense toujours des femmes, et il l’aimait également pour ce côté réfléchi. Elle était toujours très belle, encore plus, avec cette gravité, dans le regard et dans la voix, acquise dans la souffrance où elle avait laissé un peu de ses naïvetés de jeune fille. Ils étaient l’un comme l’autre très amoureux et Jean-Gabriel n’aurait voulu à aucun prix la décevoir. Mais il n’était plus possible désormais de revenir en arrière. Tandis que la passe et le port se noyaient dans l’obscurité, les reflets du soleil couchant rougeoyaient encore pour quelques minutes sur les hauteurs vert foncé des falaises d’en face, inventaient des contrastes et des mélanges de couleurs, des nuances brun rouge quasi miraculeuses pour découper délicatement chaque détail, chaque nervure de la roche où s’accrochaient des tapis de bruyère. Déjà, les plages recouvertes par la marée s’enfonçaient dans la nuit, dessinées seulement par leurs minces liserés d’écume. Les nuages, bas et noirs comme de l’anthracite, roulaient sur la baie depuis le nord-ouest et engloutirent lentement les derniers moments du spectacle. Le décor s’éteignit pour ce soir sous les premières gouttes de pluie frappant doucement les carreaux. Il était vraiment fatigué, avec l’impression énervante et tenace de n’avoir encore pas avancé. La journée avait le même goût un peu amer que les jours précé-dents. Il alluma sa lampe de bureau, ce fut comme un signal que quelqu’un aurait attendu, le téléphone sonna à cet instant précis. Le temps de le chercher dans la poche de son vêtement qu’il venait de poser sur un fauteuil et il répondit : « Oui, allô ? » Silence. Seulement un très léger bourdonnement comme lorsque quelqu’un, quelque part, écoute et ne dit rien. « Allô ? » Après une minute interminable, ce fut lui qui mit fin à la communication, jeta, comme s’il lui brûlait les doigts, le portable sur le fauteuil et resta un long moment immobile, essayant d’échapper à la main glacée qui lui serrait soudain l’estomac. Il se répétait seulement : ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible puisqu’il est mort. En même temps, il entendait la voix diabolique qui affirmait en ricanant : « Vous allez tous mourir mais moi je vais revenir, je vais renaître demain. » Le Phénix ressortait du néant ! Impossible ! Et pourtant… De toutes ses forces, sa raison s’insurgeait contre cette idée, en même temps que se hérissaient tous les poils de son corps. Il avait froid et l’impression angoissante de planer dans l’obscurité. Au prix d’un v*****t effort sur lui-même, il parvint à revenir sur ses deux pieds dans cette pièce où pendant un instant, il lui avait semblé qu’il n’était plus seul. Il réfléchissait à toute vitesse, à voix haute pour ne plus entendre l’autre voix. Ce n’était pas possible en effet puisque le Phénix s’était suicidé un an et demi plus tôt en avalant une capsule de cyanure, personne ne peut s’en remettre. Et ce bref moment de panique était une séquelle parmi beaucoup d’autres d’un traumatisme encore trop récent. Une erreur de numéro tout bêtement. Il faut toujours s’en tenir à la solution la plus simple. Il regarda encore le téléphone éteint tandis que retombait cette vague d’émotion. La maison était parfaitement silencieuse. Parmi les documents posés devant lui, s’étalait une photographie en noir et blanc, à bordure blanche dentelée, une copie évidemment, que La Langouste lui avait fait parvenir un an plus tôt, quand il était encore chez lui, à Clermont-Ferrand. « Vincent et moi en 1959 », avait-elle inscrit au dos sans préciser davantage. Quand il avait vu cette photo prise pendant la dernière permission de Vincent juste avant qu’il ne reparte pour l’Algérie, Jean-Gabriel avait hésité à reconnaître, sinon par la forme des yeux sombres très légèrement étirés vers les tempes, la femme vieillie rencontrée à la terrasse du Vauban, dans cette jeune fille radieuse, mince et jolie, que serrait amoureusement contre lui un jeune homme souriant de bonheur lui aussi et au regard déjà un peu lointain. Jusqu’où ce regard portait-il déjà ? C’était lors d’un baptême ou d’un mariage qui n’était pas le leur car ils étaient tous deux vêtus comme pour assister à une cérémonie mais elle n’était pas en robe de mariée. On pouvait voir plusieurs personnes au deuxième plan, des gens beaucoup plus âgés. Tous l’air un peu rigide et guindé dans leurs costumes sombres, classiques et démodés, la famille certainement. Un monde disparu depuis longtemps en tout cas. Et un couple visiblement heureux à ce moment-là. Vincent allait être bientôt libéré, il savait, même si ce n’était pas encore visible qu’il allait être papa, il était plein d’énergie et de joie de vivre, sans doute aussi soulagé de rentrer enfin d’Algérie. Il avait en plus un projet littéraire déjà avancé qui le portait vers une vie intéressante, et comme un miroir qui se brise, tout s’était soudain transformé en cauchemar de manière incompréhensible. JG reposa la photo et se leva de sa table de travail, l’humeur encore assombrie par le souvenir de son propre mariage et de son récent divorce, s’efforçant vainement tandis qu’il se préparait à manger, de penser à des choses un peu plus amusantes. Il faisait nuit noire maintenant et la lampe de bureau se reflétait dans la porte-fenêtre, éclairant la pièce indirectement. Il lui restait du pain rassis dans une corbeille et, dans le frigo, un morceau de fromage. Il décapsula une bière et s’assit à nouveau devant son bureau en buvant à la bouteille. Cette fois, en attendant l’heure où Nancy devait l’appeler, il ouvrit un volume des poèmes de Saint-Pol-Roux, c’était dans Tablettes où il retrouva, sans vraiment la chercher, une citation de quelques lignes qu’il avait déjà soulignée et retenue pour sa thèse et qu’il avait égarée depuis. Ça lui semblait dire très bien l’ambiguïté de sa situation par rapport à Vincent et en particulier la difficulté de se substituer à un autre, ne serait-ce qu’en pensée. Être le n***e de quelqu’un est forcément une aventure qui comporte des risques et peut peut-être mener à ne plus très bien savoir se reconnaître soi-même. À vouloir se mettre à la place de Vincent, n’était-ce pas en fait Vincent qui se glissait à sa place ? « Tous les hommes, je les considère comme soit mes reflets, soit mes ombres ; le revers de cet orgueil serait que chacun d’eux me prît pour un de ses reflets ou pour une de ses ombres. »1 La poésie lui vint en aide comme souvent pour retrouver son calme. Les mêmes sources que Saint-Pol-Roux, se dit-il, la poésie et l’océan. En toute modestie évidemment. Il finit sa bière et travailla encore une heure. 1 Saint-Pol-Roux, Tablettes, éditions Rougerie.
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